Grands entretiens

Napoléon Ier : les confidences de l’île d’Elbe

Avec la Bibliothèque Nationale de France (BNF, Retronews), nous avons retrouvé des interviews oubliées parues dans la presse française. Voici la rencontre à l’île d’Elbe de Napoléon Ier et d’un parlementaire britannique, reprise par Le Constitutionnel en 1886.

Arrivée de Napoléon sur l'île d'Elbe (eau-forte, bibliothèque de Portoferraio, Museo Nazionale di Villa San Martino)

Le 12 février 1886, Le Constitutionnel a commencé la publication d’une série d’interviews, sur quatre numéros, de Napoléon Ier réalisée par le parlementaire britannique Lord Ebrington que l’Empereur avait reçu à deux reprises à l’île d’Elbe au palais de Porto-Ferragio en 1814. La première de ces rencontres s’est déroulée le 6 décembre 1814.

Le compte-rendu de cet entretien relaté sous forme de récit est d’autant plus intéressant qu’il semble restituer assez fidèlement les propos tenus par Napoléon Ier, en raison de la méthode utilisée par lord Ebrington qui s’en explique en exergue de l’article du Constitutionnel : « À l’issue de ces entretiens, je me suis hâté de prendre note de ce qu’il m’avait dit de plus remarquable. Je crois pouvoir garantir que je n’ai jamais altéré le sens des discours que m’a tenus l’Empereur Napoléon Ier (…) J’ai volontairement omis tout ce dont je n’étais pas parfaitement sûr. » Un louable scrupule que n’ont pas toujours les journalistes…

L'aristocratie au secours de la France

La première partie des propos de l’Empereur concerne son appréciation sur les débuts de la Restauration sous Louis XVIII, et notamment sur le traité de paix du 30 mai 1814 dont Talleyrand a été un des maîtres d’œuvre.

Selon Napoléon, « les Français ont eu le malheur de signer la paix à des conditions que je n’aurais jamais consenties ». Puis il continue à ciseler sa légende de l’Empereur-soldat : « Les soldats m’étaient naturellement attachés, j’étais leur camarade. J’avais eu des succès avec eux, et ils savaient que je les récompensais bien. Ils sentent aujourd’hui qu’ils ne sont plus rien. »

Au-delà du dénigrement du nouveau pouvoir, le passage le plus intéressant de cette interview concerne la noblesse d’Empire. Napoléon explique pourquoi il l’a créée, quitte à réintroduire une aristocratie décimée par la Révolution : « La France avait besoin d’une aristocratie. Il fallait pour la constituer du temps et des souvenirs qui se rattachassent à l’histoire. J’ai fait des princes, des ducs, et je leur ai donné de grands biens, mais je ne pouvais en faire des gentilshommes à cause de la bassesse de leur origine. Pour remédier à cela, je cherchais, autant que possible, à les allier par des mariages aux anciennes familles, et si les vingt ans que je demandais pour la grandeur de la France m’eussent été accordés, j’aurais fait beaucoup : malheureusement le sort en a décidé autrement. Le roi devrait suivre la même marche que moi au lieu de tant favoriser ceux qui ont été, pendant vingt ans, enterrés dans les greniers de Londres. »

Napoléon a fait renaître l’aristocratie par vagues : 744 anoblissements en 1808, 502 en 1809, 1085 en 1810, 428 en 1811, 131 en 1812, 318 en 1813 et 55 en 1814. Il ne croyait pas en une société égalitaire. Par ailleurs, il concevait à des fins politiques cette noblesse qu’il avait créée. Il la considérait comme un corps social destiné à soutenir son régime...

La singularité de cette aristocratie par rapport à celle de l’Ancien régime, c’est qu’elle n’était le fruit d’aucun lignage, d’aucun passé. L’armée y était principalement représentée -la très grande partie des maréchaux- ainsi que la fonction publique ; 58% des anoblis étaient issus de la bourgeoisie, 20% des classes populaires par le canal de l’armée. C’était peu, mais c’était une évolution notable par rapport à l’Ancien régime…

Les Russes, un sacré caractère !

Dans le numéro du 13 février 1886, Le Constitutionnel publie la suite de l’interview de Napoléon.

L’Empereur revient sur la campagne de Russie, montrant qu’il avait péché par excès de confiance : « Lorsque je marchai sur Moscow, je considérai l’affaire comme finie. Je fus reçu à bras ouverts par la population et les paysans m’adressèrent d’innombrables pétitions pour me demander de les affranchir de la tyrannie des nobles. Je trouvai, dans la ville, de quoi faire vivre abondamment mon armée pendant tout l’hiver ; mais dans vingt-quatre heures tout fut brûlé et la campagne dévastée dans une circonférence de quinze milles. C’était une chose à laquelle je ne pouvais pas m’attendre ; car je ne sache pas que cela ait eu d’exemple dans l’histoire ; mais parbleu, il faut convenir qu’ils ont du caractère. »

Dans Le Constitutionnel du 14 février, l’interview se poursuit avec l’évocation de la conspiration impliquant Pichegru puis de la campagne d’Égypte. Puis lord Ebrigton évoque son second entretien avec Napoléon le 8 décembre au cours d’un dîner servi « dans une vaisselle plate qui accompagne toujours l’Empereur dans ses campagnes ». Il y est question de la comparaison des systèmes judiciaires britannique et français et de la vie politique en Angleterre.

Un remède impérial contre le racisme !

Le 17 février 1886, Le Constitutionnel conclut cette série d’entretiens-récits.

Parmi les nombreux sujets abordés, la religion. Napoléon y voit un instrument pour assurer la stabilité politique : « Nous ne savons d’où nous venons, où nous allons. La généralité des hommes a besoin de quelque point fixe de croyance qui calme leurs esprits et les empêche de se retourner sur eux-mêmes. Quant à moi, pourvu qu’un homme soit un bon sujet, je m’embarrasse peu de sa manière de prier Dieu. Je suis catholique parce que mon père l’était, et que c’est la religion de la France. »

Enfin, Napoléon revient sur la question de l’esclavage qu’il avait rétabli aux colonies en 1802. Au passage, il formule une idée baroque afin de pacifier les relations entre Blancs et Noirs : « Je ne me serais pas opposé à l’abolition de la traite des noirs, mais je n’aurais pas voulu y être contraint par un traité. Au reste dans mon opinion, le seul moyen de civiliser et de tranquilliser à la fois les colonies où il y a des nègres, c’est de favoriser l’union des deux couleurs et pour cela d’autoriser chaque homme à avoir deux femmes pourvu que l’une soit noire et l’autre blanche. Les enfants élevés sous le même toit et sur un pied d’égalité apprendraient dès le premier âge à se considérer comme égaux, et dans leurs liens de parenté à oublier la distinction des couleurs. » Une bigamie mixte, rien que cela !

Jean-Pierre Bédéï
Publié ou mis à jour le : 2021-03-03 16:31:15

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