John Maynard Keynes (1883 - 1946)

Le deuxième fondateur de l'économie politique

John Maynard Keynes, plus grand économiste du XXe siècle, est né le 5 juin 1883, 160 ans très exactement après Adam Smith, le « père » de l'économie politique. Par une autre coïncidence, ce fut l'année où mourut Karl Marx, le plus illustre contempteur de l'économie libérale.

Par sa personnalité atypique et son activité tous azimuts, il a bouleversé l'économie politique et cautionné l'intervention des États dans les affaires économiques. Son influence a été telle qu'aujourd'hui encore, les économistes ont besoin de se situer par rapport à lui. Être ou ne pas être keynésien...

André Larané

John Maynard Keynes (au centre) en 1922, lors d'une conférence sur la stabilisation du mark

British jusqu'au bout des ongles

Fils d'un professeur d'économie et de logique de Cambridge et d'une auteure de pièces de théâtre, le jeune Keynes accomplit de brillantes études à Eton, où il excelle dans les mathématiques, l'histoire, les « humanités », la dissertation... mais pas seulement. Il fait de l'aviron, du théâtre, participe à des débats publics et se passionne pour la poésie latine médiévale !

En 1902, à 19 ans, il complète sa formation au King's College de Cambridge. Éclectique, il se passionne pour la philosophie et poursuit des activités plus diverses les unes que les autres.

Il s'initie aussi à l'économie sur le tas après avoir suivi pendant guère plus de huit semaines les cours d'économie politique d'Alfred Marshall et du professeur Arthur Pigou. Brillants représentants de l'économie néoclassiques, ils développent la théorie de l'utilité marginale pour le premier (le prix d'un bien s'aligne naturellement sur la valeur que l'on prête à la dernière fraction de ce bien) et la théorie de la réduction du chômage par la flexibilité des salaires pour le second.

Après un bref passage par l'Indian Office (le ministère des affaires indiennes), Keynes obtient un poste d'enseignant au King's College et va le conserver toute sa vie.

John Maynard et sa femme, la ballerine Lydia LopokovaSes aptitudes intellectuelles, son imagination, sa pleine maîtrise de la théorie économique tout autant que son excellente perception de l'économie de terrain lui valent d'être écoutés par les dirigeants politiques.

Dandy jouisseur et libertin, Keynes se lie d'amitié avec des artistes et poètes d'avant-garde à l'origine du « groupe de Bloomsbury » parmi lesquels l'écrivain Lytton Strachey, le peintre Duncan Grant, Leonard et Virginie Woolf, la soeur de cette dernière, Vanessa Bell.

Imbu de sa supériorité intellectuelle et d'une forte conscience de classe, l'homme apparaît à beaucoup arrogant et hautain, volontiers provocant et paradoxal. Il affiche un antisémitisme de bon aloi comme il est d'usage à son époque dans les salons de la haute aristocratie anglaise. Cela ne l'empêche pas de compter des juifs parmi ses amis du groupe de Bloomsbury et ses amants.

Homosexuel, il se marie en 1925, à 42 ans, avec une danseuse étoile du ballet Diaghilev, Lydia Lopokova. Il préside un Comité pour l'encouragement de la Musique et des Beaux-Arts mais devient aussi président d'une compagnie d'assurance-vie et spécule sur les marchandises et les devises jusqu'à se constituer une jolie fortune de 500 000 livres.

Conseiller économique auprès de la délégation britannique à la conférence de paix qui va conduire au traité de Versailles, Keynes ne cache rien de son admiration pour l'Allemagne wilhelmienne. Il a d'ailleurs une liaison avec son homologue de la délégation allemande, le banquier juif Carl Melchior. L'un et l'autre démissionnent avant la conclusion de la conférence pour protester contre le sort fait à l'Allemagne, qu'ils jugent trop dur...

Mais l'homme est aussi un auteur prolifique de traités savants et d'essais polémiques qui le font connaître du grand public. En 1936, il publie son ouvrage majeur, Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie.

En dépit de son admiration pour les régimes autoritaires, fussent-ils hitlériens ou mussoliniens, Keynes est anobli en 1942 par le roi d'Angleterre et entre à la Chambre des Lords avec le titre de premier baron de Tilton.

Tel est John Maynard Keynes, aux antipodes de l'image caricaturale de l'économiste de chambre. D'une santé fragile, il est victime d'une première crise cardiaque en 1937. La seconde, survenue alors qu'il court pour attraper son train, lui sera fatale. Il meurt le 21 avril 1946, à près de 63 ans, après avoir contribué à bâtir à Bretton Woods le monde d'après-guerre.

Angelica Garnett, Vanessa Bell, Clive Bell, Virginia Woolf (groupe de Bloomberry), avec Keynes (à droite) en 1935, dans la maison des Woolf

Polémiste de haut vol

En 1911, John Maynard Keynes prend la direction de l'Economic Journal, qui est encore aujourd'hui le principal périodique du monde dans sa spécialité. Germanophile et pacifiste, il partage le point de vue de son ami le journaliste Norman Angell qui publie en 1910 un essai à succès, La Grande Illusion. L'auteur y démontre que la guerre générale est devenue impossible du fait des interdépendances économiques entre les grandes puissances !

Pendant la Grande Guerre, Keynes entre au Trésor comme fonctionnaire de second rang et, sous un pseudonyme, écrit des articles en faveur d'une paix de compromis et contre la conscription. Lui-même se fait exempter au motif qu'il exécute un travail d'intérêt national (note).

Après l'armistice, il participe aux négociations de paix de Paris au sein de la délégation britannique et ne manque pas d'intervenir pour minorer le poids des réparations infligées à l'Allemagne vaincue, voire même contester le retour de l'Alsace-Lorraine à la France. Ainsi met-il en avant son incontestable compétence économique pour justifier des options idéologiques tout à fait contestables (c'est encore aujourd'hui le cas de nombreux intellectuels).

Le 9 juin 1919, quelques jours avant la signature du traité, il démissionne avec éclat pour protester contre les conditions économiques imposées à l'Allemagne vaincue, en lesquelles il voit la source d'un nouveau conflit. Dès l'automne 1919, il exprime ses convictions personnelles dans un petit essai, The Economic consequences of the Peace (Les conséquences économiques de la paix) : « Si nous cherchons délibérément à appauvrir l'Europe centrale, j'ose prédire que la vengeance sera terrible ».

Dans ce petit livre, pour la première fois dans l'histoire de la pensée, Keynes fait valoir que la prospérité économique serait une condition nécessaire et suffisante au maintien de la paix.

Avec une mauvaise foi désarmante, il assure que les réparations payées par la France à l'Allemagne à l'issue de la guerre de 1870 ont été plus légères que celles promises à l'Allemagne de 1919 mais, en même temps, ont provoqué la « Grande Dépression » de 1873-1892 !... Il minore aussi les dommages subis par la France pendant la Grande Guerre, les ramenant à 800 milliards de livres, à comparer aux 500 milliards qu'aurait subie la Grande-Bretagne du seul fait de ses pertes de navires.

À vrai dire, quand il publie son livre, le montant des réparations dues par l'Allemagne est encore en suspens. Et dans les faits, l'Allemagne vaincue déboursera moins de deux milliards de livres sous forme de réparations, soit bien moins que le montant jugé raisonnable par Keynes lui-même.

Mais l'auteur ne traite pas que d'économie. Il lance aussi des piques à quelques éminences de la conférence de paix, dont Lloyd George, Wilson, Clemenceau, Foch, doublement insulté en qualité de « paysan français »... Sans doute en raison de ces piques, l'essai obtient un franc succès dans le monde anglo-saxon et contribue à la notoriété de Keynes au-delà des frontières. Aux États-Unis, il n'est pas exclu qu'il ait convaincu certains sénateurs de ne pas ratifier le traité de paix et, donc, de ne pas adhérer à la Société des Nations (SDN), des choix lourds de conséquences et bien plus déterminants que le montant des réparations allemandes...

Bainville contre Keynes

En France, où le livre fait scandale, Jacques Bainville, membre actif de l'Action française royaliste et par ailleurs excellent historien, réagit par un autre essai : Les conséquences politiques de la paix, dans lequel il montre que le problème est moins économique que géopolitique (une Allemagne unitaire au milieu de petits États issus de la décomposition de l'Autriche-Hongrie) :
« L'ouvrage retentissant de Keynes est un pamphlet d'apparence scientifique qui a obtenu un succès de curiosité et de scandale par les paradoxes dont il est rempli. Il est devenu le manuel de tous ceux qui désirent que l'Allemagne ne paye pas ou paye le moins possible les frais de son entreprise manquée. [...] S'i1 y a lieu d'être pessimiste pour l'Europe après le traité, c'est à un autre point de vue que celui de Keynes. Le chaos économique est profond. Mais le chaos politique l'est plus encore. L'indicible misère de la Russie bolcheviste a-t-elle empêché l'armée rouge de se battre ? Le déficit, le discrédit du papier-monnaie, ont-ils empêché la Polognede chercher à dessiner ses frontières ? Sur une vaste surface de l'Europe, dix nations se font la guerre malgré la pénurie, le typhus, dans des conditions d'existence épouvantables qui ne devraient laisser aux hommes que le souci du pain quotidien. Or, auprès de cette mêlée des nationalités, des religions et des races, il reste l'Allemagne, seule concentrée, seule homogène, suffisamment organisée encore, et dont le poids, suspendu sur le vide de l'Europe orientale, risque de faire basculer un jour le continent tout entier. Les considérations des économistes ne changeront rien aux effets de ce déséquilibre essentiel. »

Théoricien incompris

En 1925, John Maynard Keynes dénonce cette fois la réévaluation de la livre sterling et le retour à la parité d'avant-guerre et à l'étalon-or. Il expose ses arguments dans The Economic Consequences of Mr Churchill, ce dernier étant alors chancelier de l'Échiquier (ministre des Finances).

C’est en 1936 enfin qu'il publie son ouvrage-clé, The General Theory of Employment, Interest and Money (« Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie »). Le monde peine alors à se remettre du krach de Wall Street. Aux États-Unis, le président Roosevelt mène avec un succès mitigé une politique de relance fondée sur le crédit, le New Deal. En Europe, où les gouvernements ont préféré faire le choix de la déflation ou l’austérité, les résultats sont franchement détestables. En Allemagne, la politique de récession du chancelier Brüning a ainsi conduit Hitler au pouvoir et celui-ci va à sa manière reprendre les recettes du New Deal en relançant notamment… les industries d’armement !

Dans son ouvrage, Keynes suggère que trois variables indépendantes déterminent le revenu national et, donc, la quantité d'emploi : ce sont 1) les facteurs psychologiques, propension à consommer, attitude touchant la liquidité, estimation du rendement futur des capitaux, 2) l'unité de salaire, 3) la quantité de monnaie déterminée par la Banque centrale. « Notre propos est de découvrir ce qui dans un système économique donné détermine à tout moment le revenu national et (ce qui revient au même) le volume de l'emploi… Quant à notre tâche finale, elle pourrait être de choisir les variables que l'autorité centrale est capable de contrôler ou de gouverner délibérément dans le genre de système où nous vivons réellement ».

Selon les postulats de l'économie classique :
• Le salaire est égal au produit marginal du travail.
• L'utilité du salaire, autrement dit son aptitude à satisfaire un besoin, est égale à la désutilité marginale du volume d'emploi, pour un volume donné.
[On suppose qu’il n’y a de chômage que volontaire ou frictionne… Mais cette conception de l’économie classique fait fi de l'existence d'un vaste secteur informel ou constitué de travailleurs indépendants, même en Europe. Le chômage ne se caractérise pas seulement par les rapports entre employeurs et salariés mais aussi par l'existence d'un système d'assurance sociale ou d'organisations caritatives. Celles-là offrent une alternative aux non-salariés à l'obligation de combler leurs besoins par leurs propres moyens].

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Keynes se remet au service du gouvernement et des Alliés - sans exiger de rémunération -. Il participe ainsi aux  négociations qui vont conduire aux accords monétaires de Bretton Woods en 1944 et relancer l'économie mondiale.

Publié ou mis à jour le : 2024-04-04 10:09:03
Grabinoulor (21-04-2020 07:20:42)

La qualification "plus grand économiste du XXe siècle" ? est discutable.

Grabinoulor (21-04-2020 07:08:45)

On trouvera dans Hayek (essais de philosophie, de science politique et d'économie ed. Les belles lettres) une courte critique de la biographie de Keynes par Harrod.

Desavoy (18-04-2016 18:37:31)

Je m'associe au souhait de M. Charon !

Michel (18-04-2016 17:28:06)

Il semble nécessaire de compléterl'article en mentionnant l'ouvrage d'Etienne Mantoux réédité en décembre 2014 par L'Harmattan:La Paix calomniée ou les conséquences économiques de M. Keynes.
commentaire du Sunday Times:"Voici Keynes mis en accusation,et l'accusation est formidable...."

Bernard CHARON (18-04-2016 06:15:20)

On oublie souvent sa clairvoyance lors de la conférence de la Paix et son opposition à la formule de Clemenceau - ou plutôt de l'un des très proches conseillers de ce dernier : "L'Allemagne paiera... Lire la suite

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