John Maynard Keynes, plus grand économiste du XXe siècle, est né le 5 juin 1883, 160 ans très exactement après Adam Smith, le « père » de l'économie politique. Par une autre coïncidence, ce fut l'année où mourut Karl Marx, le plus illustre contempteur de l'économie libérale.
Par sa personnalité atypique et son activité tous azimuts, il a bouleversé l'économie politique et cautionné l'intervention des États dans les affaires économiques. Son influence a été telle qu'aujourd'hui encore, les économistes ont besoin de se situer par rapport à lui. Être ou ne pas être keynésien...
British jusqu'au bout des ongles
Fils d'un professeur d'économie et de logique de Cambridge et d'une auteure de pièces de théâtre, le jeune Keynes accomplit de brillantes études à Eton, où il excelle dans les mathématiques, l'histoire, les « humanités », la dissertation... mais pas seulement. Il fait de l'aviron, du théâtre, participe à des débats publics et se passionne pour la poésie latine médiévale !
En 1902, à 19 ans, il complète sa formation au King's College de Cambridge. Éclectique, il se passionne pour la philosophie et poursuit des activités plus diverses les unes que les autres.
Il s'initie aussi à l'économie sur le tas après avoir suivi pendant guère plus de huit semaines les cours d'économie politique d'Alfred Marshall et du professeur Arthur Pigou. Brillants représentants de l'économie néoclassiques, ils développent la théorie de l'utilité marginale pour le premier (le prix d'un bien s'aligne naturellement sur la valeur que l'on prête à la dernière fraction de ce bien) et la théorie de la réduction du chômage par la flexibilité des salaires pour le second.
Après un bref passage par l'Indian Office (le ministère des affaires indiennes), Keynes obtient un poste d'enseignant au King's College et va le conserver toute sa vie.
Ses aptitudes intellectuelles, son imagination, sa pleine maîtrise de la théorie économique tout autant que son excellente perception de l'économie de terrain lui valent d'être écoutés par les dirigeants politiques.
Dandy jouisseur et libertin, Keynes se lie d'amitié avec des artistes et poètes d'avant-garde à l'origine du « groupe de Bloomsbury » parmi lesquels l'écrivain Lytton Strachey, le peintre Duncan Grant, Leonard et Virginie Woolf, la soeur de cette dernière, Vanessa Bell.
Imbu de sa supériorité intellectuelle et d'une forte conscience de classe, l'homme apparaît à beaucoup arrogant et hautain, volontiers provocant et paradoxal. Il affiche un antisémitisme de bon aloi comme il est d'usage à son époque dans les salons de la haute aristocratie anglaise. Cela ne l'empêche pas de compter des juifs parmi ses amis du groupe de Bloomsbury et ses amants.
Homosexuel, il se marie en 1925, à 42 ans, avec une danseuse étoile du ballet Diaghilev, Lydia Lopokova. Il préside un Comité pour l'encouragement de la Musique et des Beaux-Arts mais devient aussi président d'une compagnie d'assurance-vie et spécule sur les marchandises et les devises jusqu'à se constituer une jolie fortune de 500 000 livres.
Conseiller économique auprès de la délégation britannique à la conférence de paix qui va conduire au traité de Versailles, Keynes ne cache rien de son admiration pour l'Allemagne wilhelmienne. Il a d'ailleurs une liaison avec son homologue de la délégation allemande, le banquier juif Carl Melchior. L'un et l'autre démissionnent avant la conclusion de la conférence pour protester contre le sort fait à l'Allemagne, qu'ils jugent trop dur...
Mais l'homme est aussi un auteur prolifique de traités savants et d'essais polémiques qui le font connaître du grand public.
En dépit de son admiration pour les régimes autoritaires, fussent-ils hitlériens ou mussoliniens, Keynes est anobli en 1942 par le roi d'Angleterre et entre à la Chambre des Lords avec le titre de premier baron de Tilton.
Tel est John Maynard Keynes, aux antipodes de l'image caricaturale de l'économiste de chambre. D'une santé fragile, il est victime d'une première crise cardiaque en 1937. La seconde, survenue alors qu'il court pour attraper son train, lui sera fatale. Il meurt le 21 avril 1946, à près de 63 ans, après avoir contribué à bâtir à Bretton Woods le monde d'après-guerre.
Polémiste de haut vol
En 1911, John Maynard Keynes prend la direction de l'Economic Journal, qui est encore aujourd'hui le principal périodique du monde dans sa spécialité. Germanophile et pacifiste, il partage le point de vue de son ami le journaliste Norman Angell qui a publié en 1910 un essai à succès, La Grande Illusion. L'auteur y démontre que la guerre générale est devenue impossible du fait des interdépendances économiques entre les grandes puissances !
Pendant la Grande Guerre, Keynes entre au Trésor comme fonctionnaire de second rang et, sous un pseudonyme, écrit des articles en faveur d'une paix de compromis et contre la conscription. Lui-même se fait exempter au motif qu'il exécute un travail d'intérêt national.
Après l'armistice, il participe aux négociations de paix de Paris au sein de la délégation britannique et ne manque pas d'intervenir pour minorer le poids des réparations infligées à l'Allemagne vaincue, voire même contester le retour de l'Alsace-Lorraine à la France. Ainsi met-il en avant son incontestable compétence économique pour justifier des options idéologiques tout à fait contestables.
Ses réserves sur le retour de l’Alsace-Lorraine à la France stupéfient la délégation française. Le fonctionnaire britannique paraît si proche des positions des vaincus qu’André Tardieu, bras droit de Georges Clemenceau, relèvera par exemple qu'il reprend « mot pour mot » les arguments allemands (note).
Le 9 juin 1919, quelques jours avant la signature du traité, Keynes démissionne avec éclat pour protester contre les conditions économiques imposées à l'Allemagne vaincue, en lesquelles il voit la source d'un nouveau conflit. Dès l'automne 1919, il exprime ses convictions personnelles dans un petit essai, The Economic consequences of the Peace (Les conséquences économiques de la paix) : « Si nous cherchons délibérément à appauvrir l'Europe centrale, j'ose prédire que la vengeance sera terrible ».
Dans ce petit livre, pour la première fois dans l'histoire de la pensée, Keynes fait valoir que la prospérité économique serait une condition nécessaire et suffisante au maintien de la paix.
Avec une mauvaise foi désarmante, il assure que les réparations payées par la France à l'Allemagne à l'issue de la guerre de 1870 ont été plus légères que celles promises à l'Allemagne de 1919 mais, en même temps, ont provoqué la « Grande Dépression » de 1873-1892 !... Il minore aussi les dommages subis par la France pendant la Grande Guerre, les ramenant à 800 milliards de livres, à comparer aux 500 milliards qu'aurait subie la Grande-Bretagne du seul fait de ses pertes de navires.
À vrai dire, quand il publie son livre, le montant des réparations dues par l'Allemagne est encore en suspens. Et dans les faits, l'Allemagne vaincue déboursera moins de deux milliards de livres sous forme de réparations, soit bien moins que le montant jugé raisonnable par Keynes lui-même.
Mais l'auteur ne traite pas que d'économie. Il lance aussi des piques à quelques éminences de la conférence de paix, dont Lloyd George, Wilson, Clemenceau, Foch, doublement insulté en qualité de « paysan français »... Sans doute en raison de ces piques, l'essai obtient un franc succès dans le monde anglo-saxon et contribue à la notoriété de Keynes au-delà des frontières. Aux États-Unis, il n'est pas exclu que l'ouvrage ait convaincu certains sénateurs de ne pas ratifier le traité de paix et, donc, de ne pas adhérer à la Société des Nations (SDN), des choix lourds de conséquences et bien plus déterminants que le montant des réparations allemandes...
En 1925, John Maynard Keynes dénonce cette fois la réévaluation de la livre sterling et le retour à la parité d'avant-guerre et à l'étalon-or. Il expose ses arguments dans The Economic Consequences of Mr Churchill, ce dernier étant alors chancelier de l'Échiquier (ministre des Finances).
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Keynes se remettra au service du gouvernement et des Alliés - sans exiger de rémunération -. Il participera aux négociations qui vont conduire aux accords monétaires de Bretton Woods en 1944 et relancer l'économie mondiale mais se fera marginaliser dans ces négociations par le conseiller américain Harry Dexter White.
En France, où le livre fait scandale, Jacques Bainville, membre actif de l'Action française royaliste et par ailleurs excellent historien, réagit par un autre essai : Les conséquences politiques de la paix, dans lequel il montre que le problème est moins économique que géopolitique (une Allemagne unitaire au milieu de petits États issus de la décomposition de l'Autriche-Hongrie) :
« L'ouvrage retentissant de Keynes est un pamphlet d'apparence scientifique qui a obtenu un succès de curiosité et de scandale par les paradoxes dont il est rempli. Il est devenu le manuel de tous ceux qui désirent que l'Allemagne ne paye pas ou paye le moins possible les frais de son entreprise manquée. [...] S'i1 y a lieu d'être pessimiste pour l'Europe après le traité, c'est à un autre point de vue que celui de Keynes. Le chaos économique est profond. Mais le chaos politique l'est plus encore. L'indicible misère de la Russie bolcheviste a-t-elle empêché l'armée rouge de se battre ? Le déficit, le discrédit du papier-monnaie, ont-ils empêché la Polognede chercher à dessiner ses frontières ? Sur une vaste surface de l'Europe, dix nations se font la guerre malgré la pénurie, le typhus, dans des conditions d'existence épouvantables qui ne devraient laisser aux hommes que le souci du pain quotidien. Or, auprès de cette mêlée des nationalités, des religions et des races, il reste l'Allemagne, seule concentrée, seule homogène, suffisamment organisée encore, et dont le poids, suspendu sur le vide de l'Europe orientale, risque de faire basculer un jour le continent tout entier. Les considérations des économistes ne changeront rien aux effets de ce déséquilibre essentiel. »
Économiste inspiré...
Soucieux de corriger les dérives de l'économie et de réduire la pauvreté, l'économiste est aussi l'auteur de traités plus savants qui bouleversent la pensée économique, en particulier A Treatise on Money (Un traité sur la monnaie, 1930) et surtout The General Theory of Employment, Interest and Money (Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, 1936).
Dans ces ouvrages, il conteste la théorie classique d'un équilibre naturel entre les dépenses, les revenus et l'emploi (« loi des débouchés »). Cette théorie a été développée essentiellement par Adam Smith, David Ricardo et Jean-Baptiste Say au XVIIIe siècle et au début du suivant.
De fait, la théorie classique présente le plein emploi comme le fruit d'un équilibre naturel entre la demande de travail, qui croît à mesure que le salaire proposé augmente, et l'offre de travail qui, elle, décroît à mesure que le salaire augmente ; l'équilibre se situe au point de rencontre des deux courbes. De la même façon, elle postule un équilibre naturel entre la production et consommation : « l'offre crée sa propre demande ». Ainsi, l'on dira que l'industriel Henry Ford, en payant correctement ses ouvriers, les rend aptes à acheter les voitures qu'ils produisent ; ils contribuent donc à lui assurer des débouchés !
Selon l'économie politique classique, il ne saurait donc y avoir ni chômage de masse ni surproduction. Mais ce postulat optimiste va être sérieusement remis en question par le krach de Wall Street, le 24 octobre 1929. C'est alors que John Maynard Keynes va faire entendre une musique discordante.
Selon les postulats de l'économie classique, complétés par l'approche marginaliste d'Alfred Marshall :
• Le salaire est égal au produit marginal du travail.
• L'utilité du salaire, autrement dit son aptitude à satisfaire un besoin, est égale à la désutilité marginale du volume d'emploi, pour un volume donné.
Keynes démonte ces postulats en suggérant que trois variables indépendantes déterminent le revenu national et, donc, la quantité d'emploi : ce sont 1) les facteurs psychologiques, propension à consommer, attitude touchant la liquidité, estimation du rendement futur des capitaux, 2) l'unité de salaire, 3) la quantité de monnaie déterminée par la Banque centrale.
« La pensée contemporaine est encore toute imprégnée de l'idée que, si on ne dépense pas l'argent d'une façon, on le dépensera d'une autre », écrit-il dans la Théorie générale. « Notre propos est de découvrir ce qui dans un système économique donné détermine à tout moment le revenu national et le volume de l'emploi… Quand à notre tâche finale, elle pourrait être de choisir les variables que l'autorité centrale est capable de contrôler ou de gouverner délibérément dans le genre de système où nous vivons réellement ».
Dans le système économique, Keynes met l'accent sur le taux d'intérêt, autrement dit la rémunération que les détenteurs de capitaux exigent pour épargner et reporter à plus tard leurs dépenses. Le taux d'intérêt « est la récompense pour la renonciation à la liquidité durant une période déterminée ».
Il souligne que l'épargne et l'investissement ne varient pas seulement en fonction du taux d'intérêt mais aussi de la propension à consommer et de l'efficacité marginale du capital : « On regardera d'un tout autre œil un affaiblissement du penchant à la dépense si, au lieu de le considérer comme un facteur qui, toutes choses égales d'ailleurs, accroît l'investissement, on y voit un facteur qui, toutes choses égales d'ailleurs, diminue l'emploi ». Ainsi, le distingué millionnaire et spéculateur démontre-t-il l'importance de la consommation et de l'envie de consommer. Cela n'était pas évident au début du XIXe siècle, dans la société de rentiers dans laquelle baignaient David Ricardo et Jean-Baptiste Say.
« La pensée contemporaine est encore toute imprégnée de l'idée que, si on ne dépense pas l'argent d'une façon, on le dépensera d'une autre, » déplore-t-il. Pour appuyer son argumentation, il s'appuie sur un prédécesseur oublié, Mandeville, auteur de La Fable des Abeilles, vices privés, bénéfices publics qui illustre les dangers d'une trop grande propension à épargner et thésauriser (note).
La préférence pour la liquidité (assimilable à la thésaurisation) tient à trois motifs : motif de transaction, motif de précaution, motif de spéculation, « i.e. le désir de profiter d'une connaissance meilleure que celle du marché de ce que réserve l'avenir ». On note ainsi, contrairement aux assertions de l'école classique, que l'épargne peut baisser malgré une hausse du taux d'intérêt, comme baisse aussi l'investissement. Les courbes d'investissement et d'épargne ne suffisent donc pas à déterminer un taux d'intérêt d'équilibre. « L'Épargne et l'Investissement sont les facteurs déterminés et non les facteurs déterminants. Ils sont les résultantes jumelées des déterminants du système, à savoir la propension à consommer, la courbe de l'efficacité marginale du capital et le taux de l'intérêt ».
La conclusion est limpide : que faire quand le système économique tend vers le chômage de masse et la mévente (surproduction) ? Rien moins que « prendre des mesures énergiques, comme un changement de répartition du revenu, qui stimulerait la propension à consommer ! ».
Cela veut dire que l'État, grand régulateur de l'économie, doit se substituer à tous ceux qui dédaignent de dépenser leur revenu et préfèrent laisser leur argent dormir entre deux piles de draps ou sous forme d'obligations d'État ou de livrets d'épargne. Il doit alors lui-même alimenter les circuits d'échanges par la dépense publique, fut-ce au prix d'un déficit budgétaire momentané (la relance de l'activité va ensuite accroître les recettes fiscales et permettre à l'État de rembourser sa dette).
Quand a été publiée la Théorie générale en 1936, le président Roosevelt n'avait pas attendu Keynes pour mettre son intuition en pratique. Il avait relancé les travaux publics en ouvrant les vannes du crédit et obtenu un succès mitigé. Mais en Europe, où les gouvernements avaient préféré faire le choix de la déflation ou l’austérité, les résultats s'étaient révélés franchement détestables. C'est ainsi qu'en Allemagne, la politique de récession du chancelier Brüning avait conduit Hitler au pouvoir et celui-ci avait alors, à sa manière, repris les recettes du New Deal en relançant notamment les industries d’armement !
Après la Seconde Guerre mondiale, c'est encore une recette keynésienne qui a été mise en oeuvre pour la reconstruction de l'Europe occidentale, sous la forme du plan Marshall : 13 milliards de dollars de prêts ou de dons sous forme d'argent ou de biens d'équipement, tracteurs etc.
... et toujours actuel
En ce début du XXIe siècle, face à une croissance atone et à un chômage de masse, il n'est nullement souhaitable que les États multiplient des infrastructures à l'utilité contestable ou relancent la course aux armements ! Les thèses keynésiennes n'en restent pas moins d'actualité même si les gouvernants et les économistes agissent selon leur exact contraire, autrement dit selon les thèses de son plus virulent contradicteur, Milton Friedmann (1912-2006), professeur à Chicago. Il a conseillé le président Richard Nixon et ses disciples, les Chicago's boys, ont assisté le dictateur Augusto Pinochet dans la reprise en main du Chili.
Milton Friedmann, prophète du néolibéralisme et contempteur de l'État, a inspiré au président Ronald Reagan une formule tout à fait antikeynésienne : « L'État n'est pas la solution à nos problèmes... L'État est le problème ». Il a développé l'idée que le plein emploi ne dépend pas de la demande effective mais de la quantité de monnaie disponible, créée par le système bancaire. Pour accroître cette quantité de monnaie, il préconise une baisse des salaires nominaux, ce qui a pour conséquence de faire baisser les prix et d'accroître la valeur réelle de la monnaie disponible. Ainsi les actionnaires, garants de la performance des entreprises, disposent-ils d'un surcroît de disponibilités monétaires qui leur permet de consommer et investir davantage. C'est ce que Friedmann appelle l'« effet de richesse » ou wealth effect (Stewart Michael, Keynes, Seuil, 1967).
Le libre-échange aujourd'hui préconisé par les dirigeants européens est en conformité avec la théorie de Milton Friedmann. L'importation de produits à bas prix de Chine ou du Bangladesh (ou de viande du Brésil ou d'Argentine) entraîne en Europe une baisse des salaires et des coûts de production. En abaissant le prix des marchandises, elle permet par ailleurs aux salariés et aux bénéficiaires d'allocations sociales de se satisfaire plus facilement de la modicité de leurs revenus. Enfin, elle entraîne une hausse des profits pour les entreprises qui ont pu délocaliser leur production. Toutes les conditions seraient ainsi réunies pour une économie saine et prospère selon Milton Friedmann et les néolibéraux.
Maintenant, on peut se demander avec John Maynard Keynes pourquoi les résultats tardent à venir...
Il faut en revenir avec le dandy de Cambridge à un facteur psychologique qu'ignorent Friedmann et les néolibéraux : la propension à thésauriser et épargner ! Celle-ci s'accroît irrésistiblement depuis 1974 du fait du vieillissement de la population, par baisse du nombre de naissances et arrivée à l'âge de la retraite des générations nombreuses des « Trente Glorieuses » (1944-1974). Leurs parents, qui avaient une vingtaine d'années à la Libération, ont relevé l'Europe par leur appétence à consommer et aussi par leur dynamisme, poussés qu'ils étaient par la nécessité d'élever correctement leurs enfants (près de trois en moyenne par couple). L'argent n'avait pas alors le temps de se reposer. Il était sitôt gagné sitôt dépensé ou investi dans la construction d'un logement.
Le temps a passé, les enfants du baby-boom, de cigales sont devenus fourmis. Ils se sont satisfaits de familles réduites, rarement plus de deux enfants, ils ont enfin atteint l'âge de la retraite avec une pension et des rentes souvent confortables, supérieures en tout cas à leurs besoins. Même en multipliant les voyages aux antipodes, ces retraités n'arrivent pas à tout dépenser. Alors, ils placent leur argent en obligations pour combler les déficits de l'État et des organismes sociaux...
Paradoxe du serpent qui se mord la queue, ces déficits sont dus en bonne partie au financement des retraites de ces mêmes personnes ! Mais pas seulement. Les pouvoirs publics doivent aussi aider les retraités pauvres et les jeunes actifs privés d'emplois industriels par la faute du libre-échange. À l'adresse de ceux-ci, faute de mieux, ils multiplient les emplois administratifs, emplois de complaisance, emplois aidés, etc. Cela vaut toujours mieux que l'invasion des Champs-Élysées et de l'avenue Montaigne par des Gilets jaunes.
Si Keynes était encore parmi nous, il renouvellerait en premier lieu sa dénonciation du libre-échange dans sa version contemporaine. Lui-même cite dans la Théorie générale un marchand anglais du XVIIe siècle, Gerard de Malynes : « Le commerce ne se développe pas lorsque les marchandises sont très bon marché car la faiblesse des prix résulte de la modicité de la demande et de la rareté de la monnaie qui font le bon marché des choses ; c'est au contraire lorsqu'il y a abondance de monnaie et que les marchandises étant demandées deviennent plus chères, que le commerce se développe » (Malynes, 1622).
En second lieu, il préconiserait de prendre l'argent à ceux qui se montrent inaptes à le dépenser et de le redistribuer à d'autres catégories, mieux à même de le dépenser et l'investir ! Plutôt donc que l'État ne s'endette auprès des retraités aisés pour financer les pensions de retraite et secourir les victimes de la mondialisation, il vaut mieux qu'il s'endette auprès de ces mêmes personnes pour soutenir les personnes dans le besoin, à commencer par les jeunes ménages en peine de s'installer et d'élever et éduquer leurs enfants. Le pays y gagnerait doublement, en revigorant immédiatement les circuits d'échanges et en préparant l'avenir avec des jeunes générations plus nombreuses, confiantes et mieux formées.
Bien entendu, il ne s'agit pas que les bénéficiaires utilisent leur supplément de revenu pour augmenter leurs achats de produits chinois ou brésiliens dans les grandes surfaces qui en font commerce. Il est essentiel que cette redistribution nourrisse les circuits d'échanges intérieurs et redonne du tonus aux agriculteurs et industriels nationaux, ce qui signifie d'en finir avec l'idéologie néolibérale et libre-échangiste et d'en revenir à un protectionnisme raisonnable en nous rappelant que le commerce international ne se justifie que lorsqu'il s'agit d'acquérir des biens que l'on n'est pas soi-même en mesure de produire (machines-outils, porcelaine, cacao, minerais, etc.) ; il est malfaisant lorsqu'il vise à casser les coûts par le recours à une main-d'oeuvre sous-payée.
NB : nous avons eu la primeur d'un entretien d'outre-tombe avec le grand économiste, dans lequel celui-ci a exposé l'essence de sa pensée et son appréciation de ce XXIe siècle débutant.
Vos réactions à cet article
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Grabinoulor (21-04-2020 07:20:42)
La qualification "plus grand économiste du XXe siècle" ? est discutable.
Grabinoulor (21-04-2020 07:08:45)
On trouvera dans Hayek (essais de philosophie, de science politique et d'économie ed. Les belles lettres) une courte critique de la biographie de Keynes par Harrod.
Desavoy (18-04-2016 18:37:31)
Je m'associe au souhait de M. Charon !
Michel (18-04-2016 17:28:06)
Il semble nécessaire de compléterl'article en mentionnant l'ouvrage d'Etienne Mantoux réédité en décembre 2014 par L'Harmattan:La Paix calomniée ou les conséquences économiques de M. Keynes.... Lire la suite
Bernard CHARON (18-04-2016 06:15:20)
On oublie souvent sa clairvoyance lors de la conférence de la Paix et son opposition à la formule de Clemenceau - ou plutôt de l'un des très proches conseillers de ce dernier : "L'Allemagne paiera... Lire la suite