La prostitution caractérise pour une femme le fait de louer son corps. Cette activité peut devenir aussi une forme d'esclavage lorsqu'une autre personne, le proxénète, s'en approprie les profits.
L'Histoire nous la montre sous ses différents aspects, parfois luxe et liberté, plus souvent misère et oppression...
Prostitution sacrée
La prostitution est évoquée dans le premier livre de la Bible, qui raconte comment Juda, fils de Jacob et frère de Joseph, se laissa séduire par sa belle-fille déguisée en prostituée (Genèse 38, 15).
Elle l'est aussi dans un texte mésopotamien beaucoup plus ancien, l'épopée de Gilgamesh, ce qui pourrait justifier sa qualification de « plus vieux métier du monde ».
La Mésopotamie, lieu de naissance des villes, de l'agriculture, de l'écriture, de l'astronomie et de bien d'autres choses encore, peut se flatter d'avoir également inventé la prostitution !
Liée aux cultes de la fécondité, elle est pratiquée à Babylone dans le temple de la déesse Ishtar par des jeunes filles éduquées à cet effet dès leur plus jeune âge, initiées à la musique, au chant et à la danse. Leur activité pourvoit aux besoins du temple et leur vaut estime et respect. On les appelle ishtaritu.
Cette prostitution sacrée aurait été aussi pratiquée par des femmes ordinaires, selon le récit horrifié qu'en a fait Hérodote, voyageur grec du Ve siècle av. J.-C. : « Il faut que chaque femme du pays, une fois dans sa vie, s'unisse à un homme étranger dans le temple d'Aphrodite [Ishtar]. Lorsqu'une femme est assise là, elle doit attendre pour retourner chez elle qu'un étranger lui ait jetée de l'argent sur les genoux et se soit uni à elle à l'intérieur du temple (...). Lorsqu'elle s'est unie à l'homme, elle a acquitté son devoir à l'égard de la déesse et peut revenir chez elle » (Enquêtes, I, 199).
Peut-être est-ce en souvenir de cette pratique que l'Apocalypse de saint Jean décrira Babylone comme « la grande prostituée » ?...
Mais la prostitution sacrée est connue aussi en d'autres lieux, y compris à Corinthe, dans le temple d'Aphrodite, et à Jérusalem où elle est abolie vers 640 av. J.-C. par le roi Josias, lequel impose par la même occasion le monothéisme.
Elle se rencontre également au sud de l'Inde où, du VIIe siècle de notre ère à l'occupation anglaise, les danses et le sexe sont associés à certains dieux. Comme à Babylone, les temples hindous ont à leur service des bayadères (danseuses sacrées) et des devadasi (« servantes de dieu ») aux mœurs très libres.
Si les religions panthéistes s'accommodent volontiers de la prostitution, il n'en va pas de même des religions monothéistes, qui la tiennent à distance et la réprouvent : « Il n'y aura pas de prostituée sacrée parmi les filles d'Israël, ni de prostitué sacré parmi les fils d'Israël » (Deutéronome 23, 18).
Les Évangiles soulignent toutefois la compassion du Christ pour les prostituées que méprisent les bien-pensants, autrement dit les pharisiens.
« Un pharisien invita Jésus à manger avec lui ; il entra dans la maison du pharisien et se mit à table. Survint une femme de la ville qui était pécheresse ; elle avait appris qu'il était à table dans la maison du pharisien. Apportant un flacon de parfum en albâtre et se plaçant derrière, tout en pleurs, aux pieds de Jésus, elle se mit à baigner ses pieds de larmes ; elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers et répandait sur eux du parfum... » (Luc 7, 36).
Prostitution profane
Avec les courtisanes des cités grecques, il n'est plus question de sacré. Ces hétaïres ou « compagnes » tiennent salon et fréquentent la haute société. Certaines acquièrent de belles fortunes. L'une d'elles, Aspasie de Milet, a même l'insigne honneur de devenir la compagne de Périclès et de disserter avec Socrate.
Nous pouvons rapprocher ces femmes des courtisanes qui peuplent les cités italiennes de la Renaissance et surtout Venise, où l'on en compte une dizaine de milliers au XVIe siècle.
Elles s'offrent le luxe de choisir leurs amants et de fixer leur prix et font les délices des riches voyageurs de passage, des magistrats de la Sérénissime République ainsi que des artistes comme Le Titien (la Vénus d'Urbino).
La plus célèbre d'entre elles, Veronica Franco, née en 1546, écrit des poèmes et correspond avec le roi de France Henri III lors de son séjour à Venise.
La tradition se perpétue, quoiqu'à une échelle moindre, dans les salons parisiens du XVIIe siècle, avec des femmes aussi sensuelles que spirituelles comme Marion de Lorme et Ninon de Lenclos.
La littérature française leur doit beaucoup car elles ont aiguillonné ou materné la plupart des auteurs classiques de ce Grand Siècle, de Corneille à La Fontaine.
Avec l'esprit en plus, ces femmes ne sont guère différentes des « cocottes » ou « grandes horizontales » de la Belle Époque, « la belle Otéro », Liane de Pougy ou encore Émilienne d'Alençon.
Conscientes de la brièveté de la jeunesse, ces demi-mondaines aspirent à faire un beau mariage et se ranger, à l'image de Marie-Anne Detourbay devenue comtesse de Loynes.
Parmi différentes prostituées qui ont laissé leur nom dans l'Histoire, citons avant tout Théodora.
Issue d'un milieu populaire, elle devint à vingt ans l'énergique et remarquable épouse de l'empereur d'Orient Justinien, qui régna de 527 à 565.
La chronique scandaleuse retient aussi le nom de Messaline, épouse de l'empereur romain Claude, qui régna de 41 à 54. Elle lui donna une fille, Octavie, qui épousa plus tard Néron, et un garçon, Britannicus... Dotée d'un appétit sexuel insatiable, elle aurait eu coutume, la nuit, de quitter son palais pour rejoindre les bordels du Trastevere, selon Juvénal.
La France a aussi une prostituée de haut vol en la personne de Jeanne Bécu, qui deviendra comtesse du Barry par la faveur de son royal amant Louis XV... et finira sur l'échafaud.
Plus près de nous, évoquons une héroïne de roman, la douce Sonia, contrainte de se prostituer pour sauver sa famille et dont l'amour sauve le meurtrier Raskolnikov de la perdition (Dostoïevski, Crime et Châtiment, 1867).
Prostitution vile
Loin du luxe affecté des salons et des palais, autrement plus infâme est le statut des femmes destinées à soulager les hommes du commun.
À Athènes, ces prostituées sont recrutées parmi les esclaves et opèrent dans des maisons « de plaisir » ou dictérions sur le port du Pirée, pour la satisfaction des marins de passage. Leur nom vient du grec porne (d'après une racine qui veut dire « acheté ») d'où nous avons tiré le mot pornographie).
C'est le législateur Solon en personne, archonte d'Athènes en 594 av. J.-C., qui aurait inventé ces maisons. Sans oublier de taxer lourdement leurs propriétaires pour le plus grand bénéfice de l'État, l'impôt lui-même étant appelé pornikon.
Le poète Philémon, au IVe siècle, lui rend hommage : « Toi, Solon, tu as fais là une loi d'utilité publique, car c'est toi qui, le premier, dit-on, compris la nécessité de cette institution démocratique et bienfaitrice, Zeus m'en est témoin ! Il est important que je dise cela. Notre ville fourmillait de pauvres garçons que la nature contraignait durement, si bien qu'ils s'égaraient sur des chemins néfastes : pour eux, tu as acheté, puis installé en divers endroits des femmes fort bien équipées et prêtes à l'emploi » (note).
Les Romains, prompts à imiter les Grecs en toutes choses, leur empruntent les maisons de plaisir destinées à héberger l'activité des prostituées (du latin prostitutio, « mettre en avant »). Celles-ci sont appelées en latin lupas (« louves »), d'où le nom de lupanars plus tard donné à ces maisons.
On en a retrouvé la trace à Pompéi comme à Éphèse, cités romaines les mieux conservées.
Rome elle-même aurait compté une quarantaine de lupanars mais aussi de très nombreuses prostituées libres qui racolent dans la rue ou à leur fenêtre. Elles sont tenues de se faire enregistrer et de verser un huitième de leurs gains à l'État.
La prostitution sévit dans le quartier populaire du Trastevere (« au-delà du Tibre ») et sous les passages voutés (en latin fornix) qui entourent le champ de Mars... d'où le mot actuel fornication pour désigner les rapports hors mariage.
Hélas, pourrait-on dire, l'empire perd le sens pratique en se christianisant. Dès le règne de Constantin le Grand, au IVe siècle, la prostitution est condamnée et même réprimée. Cela ne s'arrange pas sous les rois barbares qui ne se privent pas d'abuser des filles du peuple mais sévissent contre le commerce du sexe au nom de la morale chrétienne.
Charlemagne lui-même condamne les prostituées à être attachées entièrement nues à un poteau pour y subir la peine du fouet. On imagine que cette peine aux relents sadiques est restée largement inappliquée...
Après l'An Mil, l'Église tolère avec résignation la prostitution comme un mal nécessaire, suivant le mot de saint Augustin : « La femme publique est dans la société ce que la sentine est à la barque et le cloaque dans le palais. Retranche le cloaque et tout le palais sera infecté » (La Cité de Dieu).
Le roi saint Louis, dans sa grande piété, supporte mal cette tolérance. En 1254, il ordonne que les « ribaudes » ou « putains » soient expulsées des villes et que leurs biens soient confisqués. Mais il doit se rendre à l'évidence : la mesure est inapplicable.
En 1256, donc, il obtient simplement que les prostituées de Paris soient chassées de la voie publique, astreintes à porter un signe distinctif et reléguées loin du bourg et des églises, dans des maisons en bord de Seine, autrement dit en « bord d'eau », d'où le nom de bordel qui leur sera bientôt attribué.
Des mesures similaires sont prises dans toute l'Europe occidentale au XIIIe siècle, siècle de la chrétienté triomphante. Les municipalités s'efforcent d'encadrer la prostitution et notamment de la circonscrire dans des maisons de passe (prostibulum publicum).
Les praticiennes occasionnelles se réfugient dans les établissements de bains ou étuves, très nombreux au Moyen Âge, assez semblables aux hammams orientaux.
On y trouve tous les soins nécessaires à l'hygiène corporelle (savons, shampoing, dentifrice) ainsi que des soigneurs. Il y a des jours pour les hommes, d'autres pour les femmes, d'autres enfin pour les couples. Mais ces règles sont facilement contournées...
La guerre de Cent Ans et le développement des troupes de mercenaires entraînent de nombreuses « ribaudes » à suivre les armées en campagne.
Elles mettront en colère Jeanne d'Arc au point que celle-ci en viendra à casser son épée de Fierbois sur leur dos.
Le poète et mauvais garçon François Villon n'a pas ce genre de pudeurs. Il fréquente assidûment les putains et lui-même se fait souteneur de la grosse Margot :
« Quand viennent gens, je cours et happe un pot :
Au vin m'en voys, sans demener grand bruyt.
Je leur tendz eau, fromage, pain et fruict,
S'ils payent bien, je leur dis que bien stat :
" Retournez cy, quand vous serez en ruyt,
En ce bordel ou tenons notre estat » (note).
À la fin de la Renaissance, changement de politique avec la Réforme luthérienne et la Contre-Réforme catholique, avec aussi l'irruption de la syphilis, cadeau du Nouveau Monde à ses découvreurs. Il n'est plus question de tolérer la prostitution. On ferme les maisons de passe mais aussi les bains publics. Tant pis pour l'hygiène et la propreté corporelle.
Cela ne met pas fin pour autant à l'amour tarifé...
Au XVIIe siècle, siècle des saints et des libertins, siècle de Tartuffe aussi, on entreprend de rebaptiser les noms de rue trop explicites. La rue Poil-au-Con devient la rue du Pélican, la rue Trousse-Nonnain la rue Transnonain, la rue Beauvit, rue Beaurepaire etc. On rafle les prostituées et on les catéchise dans des maisons de redressement tenues par des nonnes, comme l'hôpital de la Salpêtrière, à Paris, à moins qu'on ne les marque au fer rouge.
Dans son roman Manon Lescaut, l'abbé Prévost évoque de façon emphatique et très exagérée les filles envoyées en Louisiane pour se refaire une vie honnête au bras d'un colon.
La situation des prostituées se dégrade encore davantage au XVIIIe siècle, grand siècle du libertinage illustré par le marquis de Sade mais aussi par le Parc-aux-Cerfs, cette maison de Versailles où le vieux roi Louis XV peut réveiller ses sens avec de jeunes beautés réunies par Madame de Pompadour.
Prostitution « hygiéniste »
Dans le désir de promouvoir l'hygiène (hygiénisme), les législateurs bourgeois du XIXe siècle sont amenés à renouer avec l'esprit du Moyen Âge.
Dès 1800, pour contenir les passions et les excès, le Premier Consul Napoléon Bonaparte légalise les maisons publiques et la prostitution de rue, tout en les soumettant à un contrôle sévère de la police et en imposant aux intéressées des visites médicales.
Lui-même n'oublie pas qu'il a été initié quelques années plus tôt aux plaisirs de la chair par une « péripatéticienne » du Palais-Royal.
Les nouvelles « maisons de tolérance » se signalent par une lanterne à l'entrée et des volets pudiquement fermés, ce qui leur vaut d'être surnommées « maisons closes ».
Leurs pensionnaires sont soumises à des contrôles médicaux périodiques et obligatoirement placées sous l'autorité d'une femme, « maquerelle » dans l'argot populaire (d'un mot flamand qui veut dire trafiquer).
Ces maisons ne mettent pas fin pour autant au racolage sur la voie publique, tant s'en faut. Les grands boulevards ouverts à Paris par le baron Haussmann sont très appréciés sous cet angle, de même que les allées cavalières du bois de Boulogne.
Par ailleurs, la conscription et le service militaire obligatoire amènent autour des casernes une faune misérable de « filles à soldats ».
Victor Hugo, chef de file de l'école romantique, s'en émeut : « Que vous l'appeliez république ou que vous l'appeliez monarchie, le peuple souffre, ceci est un fait. Le peuple a faim ; le peuple a froid. La misère le pousse au crime ou au vice, selon le sexe. Ayez pitié du peuple, à qui le bagne prend ses fils, et le lupanar ses filles. Vous avez trop de forçats, vous avez trop de prostituées » (Claude Gueux, 1834).
En 1838, Honoré de Balzac publie Splendeurs et misères des courtisanes, un monumental roman autour d'une prostituée rachetée par l'amour et victime de la lâcheté des hommes. Dans le même registre, Alexandre Dumas fils raconte en 1848, dans La Dame aux camélias, l'amour sans espoir d'une courtisane pour un jeune freluquet.
Aux générations suivantes, sous la IIIe République, il n'est plus question de sentiment.
Guy de Maupassant (Boule de Suif, La maison Tellier) et Émile Zola (Nana, 1879) décrivent avec réalisme et sans excès de compassion le sort des prostituées. Le premier, mort de la syphilis, en sera la victime.
Deux ans avant la publication de Nana, le peintre Édouard Manet peint le portrait d'une courtisane pleine d'assurance, face à son client, lequel est à demi-caché. C'est sans doute en référence au roman de son ami Zola qu'il donnera a posteriori le nom de Nana à sa toile.
« Il passait peu de monde, des gens pressés, traversant vivement le boulevard. Et, sur ce large trottoir sombre et désert, où venaient mourir les gaietés des chaussées voisines, des femmes, debout, attendaient. Elles restaient de longs moments immobiles, patientes, raidies comme les petits platanes maigres ; puis, lentement, elles se mouvaient, traînaient leurs savates sur le sol glacé, faisaient dix pas et s’arrêtaient de nouveau, collées à la terre. Il y en avait une, au tronc énorme, avec des jambes et des bras d’insecte, débordante et roulante, dans une guenille de soie noire, coiffée d’un foulard jaune ; il y en avait une autre, grande, sèche, en cheveux, qui avait un tablier de bonne ; et d’autres encore, des vieilles replâtrées, des jeunes très sales, si sales, si minables, qu’un chiffonnier ne les aurait pas ramassées. Gervaise, pourtant, ne savait pas, tâchait d’apprendre, en faisant comme elles. Une émotion de petite fille la serrait à la gorge ; elle ne sentait pas si elle avait honte, elle agissait dans un vilain rêve. Pendant un quart d’heure, elle se tint toute droite. Des hommes filaient, sans tourner la tête. Alors, elle se remua à son tour, elle osa accoster un homme qui sifflait, les mains dans les poches, et elle murmura d’une voix étranglée :
— Monsieur, écoutez donc...
L’homme la regarda de côté et s’en alla en sifflant plus fort.
Gervaise s’enhardissait. Et elle s’oublia dans l’âpreté de cette chasse, le ventre creux, s’acharnant après son dîner qui courait toujours [...].
Et, brusquement, elle aperçut son ombre par terre. Quand elle approchait d’un bec de gaz, l’ombre vague se ramassait et se précisait, une ombre énorme, trapue, grotesque tant elle était ronde. Cela s’étalait, le ventre, la gorge, les hanches, coulant et flottant ensemble. Elle louchait si fort de la jambe, que, sur le sol, l’ombre faisait la culbute à chaque pas ; un vrai guignol ! Puis, lorsqu’elle s’éloignait, le guignol grandissait, devenait géant, emplissait le boulevard, avec des révérences qui lui cassaient le nez contre les arbres et contre les maisons. Mon Dieu ! qu’elle était drôle et effrayante ! Jamais elle n’avait si bien compris son avachissement. Alors, elle ne put s’empêcher de regarder ça, attendant les becs de gaz, suivant des yeux le chahut de son ombre. Ah ! elle avait là une belle gaupe qui marchait à côté d’elle ! Quelle touche ! Ça devait attirer les hommes tout de suite. Et elle baissait la voix, elle n’osait plus que bégayer dans le dos des passants :
— Monsieur, écoutez donc... »
(Émile Zola, L'Assommoir, 1877).
Le peintre Henri de Toulouse-Lautrec, qui pratique lui aussi les bordels, s'attache toutefois à en faire ressortir l'humanité profonde. Tout comme plus tard Pablo Picasso (Les demoiselles d'Avignon).
Prostitution prohibée, prostitution banalisée
À partir des années 1870, les pays anglo-saxons et protestants voient ressurgir un courant abolitionniste qui prétend interdire la prostitution par souci de salubrité publique, de morale et d'« amélioration de la race ». Ce mouvement est concomitant avec l'émergence du darwinisme social et des théories raciales.
Ainsi l'Angleterre ferme-t-elle ses maisons de tolérance dès 1885. Elle est imitée par l'Allemagne, les pays scandinaves, la Belgique et la Hollande. Selon un scénario éprouvé, ces fermetures jettent les prostituées dans la clandestinité et la misère, comme à Berlin où la police évalue leur nombre à 40 000 à la fin du XIXe siècle... À Londres, elles sont refoulées dans les rues sordides de l'East End, à la merci des psychopathes dont le tristement célèbre Jack l'Éventreur.
Ces fermetures font aussi l'affaire des établissements parisiens et contribuent à la réputation gaillarde de la Ville Lumière.
Les bourgeois soucieux d'afficher leur statut et leur virilité fouinent dans les coulisses des théâtres, en quête de jeunes danseuses à entretenir...
La Belle Époque voit l'apogée de luxueuses maisons closes, aussi appelées « maisons de haute tolérance » ou « maisons à passions », comme le Chabanais, 12 rue Chabanais (Paris), très apprécié du prince de Galles, futur Édouard VII, comme du ministre français Louis Barthou qui y gagnera le surnom de « Barthoutou » en raison de ses préférences.
L'aristocratie européenne se retrouve aussi dans d'autres salles comme le One-two-two, 11 rue de Provence ou le Sphynx, 31 boulevard Quinet.
Les bourgeois ont aussi à leur disposition des maisons comme les Belles Poules, 32 rue Blondel, près des grands boulevards, dont on peut encore voir les décors grivois tout de faïences et de miroirs. Les maisons closes sont pour les bourgeois un lieu privilégié de sociabilité. On y vient pour se montrer, se rencontrer et faire affaire au moins autant que pour satisfaire ses fantaisies sexuelles.
Chez Aristèle, 31 rue de la Chaussée-d'Antin, des cabinets meublés d'une chaise jouxtent chaque chambre et un petit œilleton permet à des voyeurs (ou des policiers) d'assister aux ébats voisins. Ces cabinets sont loués le temps d'une passe. Ils sont disposés de façon à pouvoir y accéder par l'immeuble mitoyen. Les pensionnaires de ces maisons reçoivent une quinzaine de clients par jour, entre 15h et 4h du matin environ.
Chaque matrone a son « condé », un pacte par lequel elle fournit à la Brigade mondaine de la police des renseignements de tous ordres contre une protection. Les rituels des habitués, les secrets d'alcôve et les spécialités de ces dames foisonnent dans les « carnets d'amour » tenus par les filles, tout comme dans les rapports de police.
En marge de ces établissements huppés se développent à la fin du XIXe siècle les maisons de rendez-vous. À la différence des précédentes, elles n'ont pas de « pensionnaires » mais louent leurs chambres à des couples de circonstance.
Dans le même temps, les maisons closes ordinaires ou « bouges à matelots » sont concurrencées par la prostitution clandestine, qui s'épanouit dans les « brasseries à femmes » des boulevards. Les artistes Edgar Degas, Vincent Van Gogh ou encore Édouard Manet peignent avec réalisme cette prostitution souvent associée à l'alcoolisme et à l'absinthe.
Le pire est atteint dans les « maisons d'abattage » où les filles, réduites à des numéros, font jusqu'à quatre-vingt passes quotidiennes, avant de mourir à l'hôpital Saint-Lazare, spécialisé dans l'accueil des prostituées et le traitement des maladies vénériennes.
La Libération amène en France un vent de renouveau et conduit à la fermeture des dernières maisons closes à l'initiative d'une ancienne prostituée enrichie par deux veuvages, Marthe Richard.
La loi du 13 avril 1946 conduit à la fermeture d'environ 1 500 établissements dans tout le pays. Commentaire de l'actrice Arletty : « Fermer les maisons closes, c'est plus qu'un crime, c'est un pléonasme ».
Bien que puni par des peines correctionnelles, le racolage sur la voie publique devient dès lors la seule solution laissée aux prostituées.
Sous la menace permanente d'être embarquées par la police ou agressées, elles sont généralement contraintes de se placer sous la « protection » d'un entremetteur, proxénète ou « maquereau ».
En France et plus généralement en Occident, pendant les « Trente Glorieuses » (1944-1974), la prostitution semble vouée à disparaître du fait de relations amoureuses plus libres entre les jeunes gens et d'un modèle familial fondé sur l'attachement réciproque et soudé par une progéniture relativement nombreuse.
Mais la mondialisation des échanges, la révolution des transports et le triomphe du libéralisme et du consumérisme vont la relancer à la fin du XXe siècle et engager un double mouvement : le développement du tourisme sexuel dans le tiers monde, en premier lieu en Thaïlande, et le remplacement des Françaises par des filles de l'Est, des Africaines et des Chinoises sur le trottoir des grandes villes de l’Hexagone.
Le proxénétisme, avec ses réseaux internationaux liés à la drogue, s'apparente lui-même au trafic d'esclaves.
Miroir de la société, le sexe tarifé illustre en ce début du XXIe siècle les clivages qui divisent l'« Union » européenne. On y retrouve tous les cas de figure, de la complète légalisation du métier, en Allemagne, en Espagne ou encore en Suisse, à sa complète prohibition avec même la possibilité de poursuivre les client(e)s en Suède, en Norvège ou en France.
Internet et l'« ubérisation » des services à la personne, nouveau concept en vogue, pourraient changer la donne une nouvelle fois en ramenant l'amour vénal dans le cercle privé et, qui sait ? en affranchissant la prostitution des proxénètes, des policiers... et des agents du fisc.
Bibliographie
Étrangement, il n'est pas facile de dénicher des études historiques sur la prostitution, un sujet pourtant très sensible !
On peut se reporter au petit livre d'Édith Huyghe, Petite histoire des lieux de débauche (Payot, 2011).
En 1978, l'opinion publique a été secouée par le témoignage d'une jeune Allemande, Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée…. C'était une époque où l'on s'indignait encore des inégalités sociales et de l'exploitation de la misère.
Au cinéma, retenons le beau film de Jacques Becker, Casque d'Or (1952), sur l'amour impossible entre une prostituée et un souteneur, et le chef-d'oeuvre équivoque de Luis Bunuel, Belle de Jour ou l'histoire d'une bourgeoise qui se prostitue pour lutter contre l'ennui (1967).
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julien (28-08-2017 20:36:24)
rien n est dit sur la prostitution masculine, il y avait des maisons de passes spécialisées aussi a Paris , que dire hélas aussi de la prostutution par internet, ou des jeunes filles ou jeunes garçons majeurs se prostiutent pour se payer le loyer, a boire, pour fumer du shit, pour se vêtir etc,,,la crise et les inégalités sociales ,sujet tabou et pourtant inquiétant,
Anonyme (17-04-2016 22:51:26)
La totale libération des mœurs avec internet en sus démontre la stupidité de toute régulation des pratiques sexuelles: avec les maisons closes on aurait pu mieux contrôler le sida, les maladies vénériennes , les viols et les déviants sexuels. La totale liberté des femmes font de toutes des prostituees en puissance. Le débat n'a donc plus lieu d'être. C'est la fin de l'histoire. Seuls les encore principes religieux et la structure familiale de base en restent les gardes fous. GM
JPL (11-04-2016 13:49:53)
Je trouve lamentable l'idée de pénaliser la prostitution, la prostituée et le client de celle-ci. Il (elle) est bien naïf/naïve celui ou celle qui croit qu'une loi va supprimer ou même diminuer cette pratique.
Ce qu'il faut combattre avec la dernière rigueur, c'est, évidemment, la traite des êtres humains, que ce soit pour la prostitution ou pour le "travail", quasi esclavage.
Encadrer la prostition, à l'instar des "EROS-CENTERS" comme en Allemagne me semble une très bonne idée. Au moins ces femmes (ou ces hommes !) sont en principe à l'abri des psychopathes et les clients sont (relativement) assurés d'une surveillance sanitaire.
Poursuivre prostituées et clients n'a comme effet que rendre la prostitution cachée, avec ses conséquences sur l'hygiène et la salubrité. À noter que la loi française est tout bénéfice pour les "Salons de massage" belges situés à la frontière française. Pur effet du hasard, évidemment !
JPL (11-04-2016 13:35:19)
Vous écrivez que la syphilis a été importée du "Nouveau Monde" aux XVIme-XVIIme siècle.
C'est une croyance fort répandue, mais discutée. En effet, des médecins de l'antiquité (Hippocrate p.ex.) décrivent déjà de maladies qui semblent être des syphilis. L'argument le plus convaincant semble être des squelettes de moines enterrés dans un couvent anglais AVANT les voyages de C. Colomb. Ces squelettes portent des déformations caractéristiques de la syphylis. On aurait aussi trouvé à Pompei des dents portant des altérations caractéristiques de la syphilis. Pendant mes études, on disait que les européens avaient "syphilisés" les amérindiens.
Une hypothèse plus récente serait que la maladie existait des deux côtés de l'Atlantique, la forme transatlantique étant plus virulente. Elle aurait été importée en Europe par les conquérants due Nouveau Monde. L'étendue de l'épidémie s'explique par l'immunodéficience des européens à cette souche et par les invasions des diverses armées : "Mal Français", "Mal Napolitain"...
Voir l'excellent article de WIKIPEDIA : https://fr.wikipedia.org/wiki/Syphilis
HB78 (11-11-2015 14:00:03)
Bonjour,
Je trouve passionnante l'idée que la répression légale de la prostitution dans des pays limitrophes de la France ait accru par ricochet le rayonnement du "Paris ville des plaisirs" à la fin du 19ème siècle. J'aimerais en savoir davantage (par exemple, pourquoi venait-on aussi à Paris de Russie ou d'Amérique pour ses plaisirs ?)
En outre, l'essor de la prostitution tolérée, avec une part valorisée via les demi-mondaines et cocottes, avait participé du rayonnement de Paris avant cette vague de répression de la fin du 19ème siècle : pourquoi spécialement Paris ?
Merci à ceux qui auraient des réponses :)