L'une des batailles décisives de la Seconde Guerre mondiale s'est déroulée dans le calme apparent d'un château de la campagne anglaise. Là, le Premier ministre Winston Churchill avait réuni les meilleurs cerveaux de son pays pour « casser » les codes de la machine Enigma et ainsi percer les secrets des communications ennemies.
L'exploit de ces combattants sans armes allait raccourcir la guerre de plusieurs mois, voire de deux ans, et épargner sans doute des centaines de milliers de vies humaines.
Il allait aussi déboucher après la guerre sur la révolution de l'informatique.
La boîte magique
Enigma est une enfant de la Première Guerre mondiale : l'état-major allemand, qui a vu pendant le conflit ses secrets révélés les uns après les autres par les cryptologues alliés, comprend qu'il lui faut un outil à la fois simple et fiable pour communiquer en toute sécurité avec ses unités combattantes.
L’ingénieur Arthur Scherbius le lui fournit en 1926 sous la forme d'une boîte magique qu'il a mise a point quelques années plus tôt. Avec les 30.000 machines Enigma en service à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les services secrets allemands se sentent désormais infaillibles !
Mais c'est sans compter avec le Bureau du chiffre polonais (Biuro Szyfrów) qui se méfie avec raison de son voisin. Il est à cette époque à la pointe du déchiffrement et entend bien ne pas se laisser distancer. Alors que les autres nations s'appuient sur des spécialistes de la langue pour tenter de décoder Enigma, la Pologne fait appel à de grands mathématiciens.
L'un d'eux, Marian Rejewski, parvient même à produire une réplique d'Enigma quelques mois avant que Hitler accède au pouvoir. Malheureusement, dès 1936, les Allemands répliquent en multipliant par 15000 le nombre de clés possibles jusqu'à atteindre plus de 150 milliards de milliards de combinaisons. Pour les ennemis du Reich, tout est à refaire !
Pour concevoir Enigma, Arthur Scherbius n'est pas allé chercher très loin : il a simplement adopté le chiffrement polyalphabétique connu et utilisé depuis des siècles, qui consiste à donner à une lettre la valeur d'une autre. Un jeu d'enfant...
Là où tout se complique, c'est quand il permet à la machine de créer non pas une seule solution pour chaque lettre, mais 10 puissance 16 ! Pour parvenir à ce résultat, Scherbius a mis en place des rotors brouilleurs dont le réglage varie quotidiennement.
C'est donc uniquement si l'on a connaissance du chiffre inédit, fourni chaque jour par l'état-major allemand, que l'on peut décoder le message.
La machine de 12 kg, semblable à une machine à écrire, est de surcroît polyvalente puisqu'elle permet à la fois de crypter et décrypter. Son usage est simple : il suffit à l'opérateur de taper la lettre à chiffrer et un voyant lui indique rapidement à quelle autre lettre elle correspond. Lumineux, n'est-ce pas ?
Les « bombes Turing »
Tout ? Non. Pas tout à fait car, juste avant la Seconde Guerre mondiale, l'équipe de Marian Rejewski arrive pratiquement à « casser » le nouveau code d'Enigma. En juillet 1939, elle entre en relations avec le capitaine français Gustave Bertrand, du 2e Bureau, les services secrets français. Celui-ci confie une copie de la machine Enigma à ses collègues et alliés anglais dès le mois suivant.
C'est alors qu'éclate la guerre. La Pologne est envahie et le Biuro Szyfrów démantelé. Marian Rejewski et un collègue réussissent à gagner la France puis la Grande-Bretagne, avec le fruit de leurs travaux.
Une équipe de décrypteurs se met sans attendre au travail dans le manoir victorien de Bletchley Park, à cinquante miles au nord-ouest de Londres, au sein du Government Code and Cypher School (GC&CS). Jusqu'à dix mille personnes vont œuvrer en ce lieu secret, sous la direction du commandant Alexander Denniston et du major Stewart Menzies, patron du MI6, autre nom du SIS (Secret Intelligence Service), les services secrets britanniques.
Leurs travaux sont surveillés de loin par Churchill, plus attentif qu'aucun autre homme politique à tout ce qui touche à l'espionnage.
L'équipe en charge du décodage des messages radio de l'ennemi réunit une poignée de jeunes linguistes et mathématiciens sélectionnés pour leur aptitude... aux mots croisés ! Parmi eux John Jeffrey, Peter Twinn, Hugh Alexander et surtout Alan Turing, diplômé de Cambridge.
À noter aussi la présence d'une jeune mathématicienne, Joan Clarke, à laquelle Turing fera une promesse de mariage en dépit de ses penchants homosexuels pour la garder auprès de lui.
Ces jeunes surdoués remportent un premier succès le 23 janvier 1940 en « cassant » une première clé d'Enigma. Mais comme les Allemands changent de clé chaque matin, les décodeurs de Bletchley Park échouent à suivre le rythme.
Alan Turing, qui a pressenti dès avant la guerre le développement des ordinateurs, réussit, en dépit de ses manies et de son hypocondrie, à convaincre ses collègues que le décodage d'Enigma ne peut se faire par une réflexion purement cérébrale et nécessite le recours à une machine capable de calculs à très grande vitesse.
Le plus dur est de convaincre sa hiérarchie, effrayée par le coût des machines et les délais à prévoir.
Tirant profit des imprudences des opérateurs allemands, qui testent par exemple leurs machines en n'utilisant qu'une seule lettre, l'équipe finit par percer les secrets d’Enigma.
En 1941 sont mises au point des machines, les « bombes Turing ». Fabriquées en grand nombre avec le concours des Américains, elles vont permettre de décoder à grande vitesse la plupart des messages échangés par les Allemands sur les réseaux Enigma.
Cas de conscience
Enclin à travailler en solitaire, Turing laisse la direction de l'équipe à son adjoint Hugh Alexander et se consacre, dans le préfabriqué 8 de Blechtley (Hut 8), au décryptage du code le plus secret, l'Enigma navale. Il concerne les sous-mariniers allemands qui attaquent « en meute » les convois de ravitaillement alliés, dans l'Atlantique, selon la tactique mise au point par l'amiral Doenitz en octobre 1940.
La capture d'un sous-marin U-Boot avec sa machine Enigma et trois mois de codes quotidiens vont aider Turing dans sa tâche. Ayant enfin atteint son but, il se voit débordé par le grand nombre de messages quotidiens qui doivent être décodés. Passant par-dessus ses supérieurs, il adresse une lettre à Churchill, lequel lui donne tous les moyens qu'il peut souhaiter.
De nouveaux préfabriqués sont construits à la hâte autour du manoir et équipés de machines de réception. Au plus fort de la guerre, pas moins de 3000 messages seront ainsi décodés chaque jour par une armée d'opératrices, révélant toutes les attaques à venir, aériennes, terrestres ou sous-marines contre des cibles militaires ou civiles !
Le plus dur sera pour les Britanniques de maintenir le secret sur ces messages, rassemblés sous l'appellation d'Ultra (pour « ultra-secret ») afin que les Allemands continuent d'employer Enigma. Un minimum de gens sont dans la confidence et les services secrets britanniques doivent déployer des trésors d'imagination pour tromper la méfiance des Allemands.
Par exemple, quand il s'agit de prévenir l'attaque d'un navire, on fait comme par hasard survoler la zone par un avion de reconnaissance pour justifier la contre-attaque à venir. À d'autres reprises, on simule un échange de renseignements par des espions conventionnels.
Mais comme il n'est pas question d'empêcher toutes les attaques annoncées par Enigma, les Britanniques ont dû faire l'impasse sur certains renseignements en sacrifiant parfois des combattants ou des civils. Cruel cas de conscience !...
Si l'on en croit les révélations de l'un des responsables du programme Ultra, Frederick Winterbotham, dans son livre The Ultra secret (1974), Churchill, bien qu'averti par ses soins, aurait ainsi laissé la Luftwaffe bombarder la ville de Coventry le 14 novembre 1940. Mais rien ne vient accréditer cette assertion.
Toujours est-il que les Britanniques vont réussir à maintenir le secret sur les activités de Betchley Park jusqu'à la fin de la guerre. Ils vont en tirer un maximum d'avantages dans la bataille de l'Atlantique, en déjouant les attaques des sous-marins U-Boot contre leurs convois de ravitaillement, et lors du débarquement de Normandie.
Alan Turing, le génie malheureux
Une fois la victoire acquise, les services de décryptage ont été démantelés dans la discrétion et Alan Turing et ses collègues se sont vus interdire d'en utiliser les fruits scientifiques. Churchill lui-même aurait néanmoins qualifié le travail du mathématicien de « contribution individuelle la plus importante » à la victoire des Alliés.
Pourtant, il n'en fut guère remercié. Ce génie précoce, par ailleurs grand sportif, était un excentrique qui se déplaçait à vélo avec un masque à gaz pour lutter contre le rhume des foins. Mais, comme il l'avoua à sa collègue Joan Clark après l'avoir demandée en mariage, il était surtout homosexuel.
Bien mal lui en prit.
En 1952, soixante ans après Oscar Wilde, il est inculpé d'« indécence manifeste et de perversion sexuelle ». Cette inculpation survient après un cambriolage mystérieux de son appartement. La police suspecte une affaire d'espionnage, car on est en pleine guerre froide et sous l'emprise du maccarthysme, une phobie collective qui voit des espions soviétiques chez tous les déviants. Elle finit par découvrir que l'effraction est simplement le fait d'un partenaire mécontent.
Pour éviter la prison et poursuivre ses travaux, il accepte une castration chimique mais celle-ci le pousse vers la dépression. Un matin, il est retrouvé mort, certainement victime d'une pomme qu'il aurait empoisonnée au cyanure, comme la sorcière de Blanche-Neige et les sept nains, un dessin animé dont il était fan.
C'est par un discret hommage à ce pionnier de l'informatique que Steve Jobs et Steve Wozniak ont conçu vingt ans plus tard le logo de leur firme (Apple) sous la forme d'une pomme entamée.
Il a fallu attendre toutefois 2009 pour que le Premier ministre Gordon Brown présente les excuses officielles du Royaume-Uni pour les poursuites engagées autrefois contre le chercheur. Le 24 décembre 2013, la reine Elizabeth II lui a enfin accordé un « Royal pardon » : Alan Turing peut désormais pleinement occuper la place prépondérante qui est la sienne dans l'histoire des sciences.
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Ghislain (26-03-2015 13:41:47)
Sous réserve de vérification, (un peu d'archéologie à faire dans la somme de docs), le bombardement de Coventry n'a rien à voir avec Enigma. Les Allemands utilisaient alors des systèmes de navigation radio pour guider leurs bombardiers de nuit (Knickebein, X gerät, Y gerät) . Le leurrage de la deuxième génération de ce système n'aurait pas fonctionné pour Coventry, car pas encore assez bien connu, mais a été efficace par après.
Bonamy (25-02-2015 16:52:56)
j'avais entre 8et10 ans durant la guerre et habitais à500m d'un château près d'angers qui a abrité le PC de la marine allamande durant 4 ans.Je me suis toujours demandé pourquoi ce château n'avait pas été bombardé.j'ai eu l'explication plus de cinquante ans après ,c'était pour ne pas alerter les allemands que les messages étaient connus des anglais,ce qui me vaut sans doute d'être aujourd'hui lecteur d'herodote.....
JPL (25-02-2015 12:35:41)
Alan Turing était homosexuel. À l'époque, ceux-ci étaient l'objet d'un tel ostracisme que si cela s'était su, il n'aurait jamais été appelé à travailler sur le projet ENIGMA/ULTRA.
Quelles en auraient été les conséquences ? Un autre "génie" aurait-il fait le travail et obtenu des résultats équivalents ? Ou la guerre aurait-elle effectivement duré deux ans de plus, permettant aux nazis de déployer leurs nouvelles armes de représailles -Vergeltungswaffen Vx- (avions à réaction, sous-marins à eau oxygénée, V2 à tête nucléaire, V3 bombardant Londres en continu...) ?
JPL (25-02-2015 12:30:10)
Dans l'ouvrage "ULTRA" cité dans le texte, l'auteur prétend que le bombardement de Dresde (UK / USA), absolument inutile d'un point de vue tactique ou stratégique, n'était que des représailles en réponse au bombardement de Coventry.
Il explique aussi que trouver la clef de chiffrement était une tâche longue et hasardeuse, malgré l'emploi des "bombes" de Turing. Le Britanniques ont donc eu recours, lorsque c'était possible, à une méthode plus expéditive : attirer un sous-marin allemand dans un "piège" et l'attaquer par un commando.
Erik (25-02-2015 10:07:43)
Ah boooon? C'était donc ça la pomme entamée de Apple?? Haha, merci Hérodote :)
nicole (25-02-2015 08:36:54)
J'ai découvert par hasard cette histoire dans le roman Black Out de Connie Willis, roman de science- fiction censé se passer en 2060 et qui envoie depuis Oxford des historiens dans le passé sombre de la guerre à Londres pendant le Blitz entre autres lieux partout dans le monde. Tous les faits décrits y sont rigoureusement exacts.