Emmanuel Todd pour tous

II - Le poids des structures familiales dans la « modernisation » des sociétés

[I - D'où vient la diversité des systèmes familiaux ?]

 

1. Structures familiales et développement humain (depuis le XVIIIe siècle)

Comment explique-t-on traditionnellement le niveau de développement humain de chaque société et par conséquent les inégalités de développement entre sociétés ? On avance une explication par l'économie : c'est la croissance du PIB qui permet une augmentation de l'alphabétisation, un recul de la mortalité, une chute de la fécondité… améliorant le niveau de vie des populations. Il suffit de voir aujourd'hui les politiques d'aide aux pays pauvres qui ont pour objectif de stimuler la croissance. Ainsi, les économistes libéraux partagent avec les marxistes l'idée que les phénomènes économiques entraînent des mutations sociales.

Eh bien, pour Emmanuel Todd, c'est l'inverse : « Tout décollage économique est précédé de mutations sociales ». Cette affirmation est exposée pour la première fois dans l'ouvrage L'enfance du monde. Structures familiales et développement paru au Seuil en 1984 et réédité en deuxième partie de l'ouvrage intitulé La diversité du monde au Seuil en 1999.

Pour appuyer ce constat, il se penche sur les écarts de production de richesses par habitant entre les pays d'Europe au XXe siècle.

Il s'écarte de la réponse classique qui dirait que les pays européens les plus productifs aujourd'hui sont ceux qui ont connu le plus tôt la Révolution industrielle. Cette avance se prolongeant jusqu'à nos jours. À travers des données statistiques exposées sous formes de carte, E. Todd démontre plutôt que les pays au plus fort PNB par habitant en 1979 (RFA, Belgique, Suisse, Pays-Bas, Danemark, Norvège, Suède) ne sont pas ceux qui avaient le plus fort développement industriel à la moitié du XIXe siècle mais ils sont ceux qui connaissaient déjà les plus forts taux d'alphabétisation (note).

À partir de données démographiques précises, E. Todd explique donc que les sociétés développées ont connu trois phases :
- d'abord une augmentation du taux d'alphabétisation qui signifie une diffusion massive au sein de la société de la capacité de lire et écrire mais aussi de compter et de mesurer
- puis une chute du taux de mortalité explicable par le fait qu'une population alphabétisée est plus à même de recevoir et d'appliquer des consignes d'hygiène. Cette chute, provoquant une augmentation de population, est finalement suivie par réaction d'une baisse de la natalité. Cette évolution est connue sous le nom de transition démographique
- et c'est seulement ensuite qu'on constate une augmentation de la richesse matérielle avec le développement industriel.

Dans son ouvrage, E. Todd établit une nouvelle corrélation qui nous ramène aux structures familiales. Les pays les plus puissants économiquement aujourd'hui ont la double caractéristique d'avoir été les premiers à connaître l'essor de l'alphabétisation et d'avoir pour structure familiale dominante jusqu'au XIXe siècle la famille souche. Ainsi, E. Todd affirme l'existence d'une corrélation entre famille souche / efficacité éducative / efficacité économique. Il explique cette corrélation en rappelant les caractéristiques de la famille souche :
- une forte autorité parentale puisque le fils aîné adulte et ses enfants restent sous le toit et donc l'autorité des parents. Celle-ci favorise l'éducation et la transmission de normes sociales.
- un statut des femmes relativement bon (il y existe davantage une discrimination aîné/cadets que hommes/femmes) (note).

Partant du constat que l'éducation des enfants est dans toutes les sociétés dévolue en priorité aux femmes, E. Todd établit que les sociétés de famille souche se caractérisent par une forte autorité de la mère et que donc « l'efficacité éducative d'un système familial serait déterminée par la force de l'autorité maternelle ». En la matière, la famille souche surclasse la famille nucléaire où les femmes sont plus considérées mais où les parents ont moins d'autorité et la famille communautaire où les femmes sont peu considérées et donc sans autorité.

Retenons pour finir que la grande idée de l'ouvrage est donc que ce sont les structures familiales qui déterminent les décalages de rythme du développement humain entre les sociétés.

Emmanuel Todd (Herodote.net, 25 mars 2015)

2. La « modernisation » politique : le chemin chaotique vers la démocratie

Pour répondre à la théorie du choc des civilisations élaborée par l'américain Samuel Huntington en 1996, Emmanuel Todd publie en 2007, en collaboration avec le démographe spécialiste du monde arabe Youssef Courbage, Le rendez-vous des civilisations.

Il y expose sa vision de l'histoire mondiale et propose une loi universelle de l'humanité. Plutôt qu'un antagonisme, E. Todd postule que les civilisations marchent toutes dans le même sens puisqu'elles connaissent les mêmes mutations sociales (alphabétisation puis transition démographique puis urbanisation) qui provoquent une révolution mentale et culturelle caractérisée par l'essor de l'autonomie des individus.

L'achèvement de ces mutations et donc la disparition des structures familiales paysannes traditionnelles renverse l'équilibre de chaque société et débouche nécessairement sur des bouleversements politiques chaotiques avant d'atteindre un stade démocratique plus stable.

Il s'appuie sur la confrontation de données démographiques et historiques pour démontrer ce modèle. Deux mutations sociales en particulier sont à l'origine du bouleversement des sociétés : l'alphabétisation et la chute de la fécondité.

Le point de basculement d'une société vers un bouleversement politique est le moment où celle-ci passe le seuil de 50 % d'alphabétisation chez les 20/24 ans. Ce passage a eu lieu en moyenne à 25 ans d'intervalle entre les hommes et les femmes en Europe au XIXe siècle. Que signifie un tel événement pour la société concernée ? Que pour la première fois les jeunes adultes savent massivement lire. Les fils savent lire mais pas les pères. Ceci provoque une nécessaire déstabilisation des rapports d'autorité dans la famille et plus largement dans toute la société.

Quant au phénomène universel de chute de la fécondité, il traduit la chute de la pratique religieuse ou en tous cas la chute de l'influence de la religion dans la vie quotidienne (toutes les religions encourageant la procréation et la soumission à la volonté divine en la matière). Cette chute de la croyance religieuse laisse le champ libre à des croyances de substitution comme par exemple les idéologies politiques, nous y reviendrons.

La chute de la fécondité traduit également une modification du rapport homme/femme car les femmes sont désormais maîtresses de leur fécondité et donc de leur corps. Enfin, lorsque cette chute de fécondité (en dessous de 3 enfants par femme) touche des sociétés attachées au principe de primogéniture masculine, elle est le signe d'une mutation fondamentale et d'un abandon des principes traditionnels puisqu'elle signifie qu'une proportion significative de couples renoncent à avoir un garçon.

Donc pour E. Todd, une société frappée par ces mutations sociales est une société sujette à de grands bouleversements politiques qu'on peut appeler « crise de transition » ou « révolution ».

L'historien applique ce modèle à quelques pays pour éclairer leur histoire :
- En France, dans le Bassin parisien, cœur de la Révolution française, le seuil d'alphabétisation des 20-24 ans est franchi en 1730, la chute de fécondité s'amorce en 1770, la Révolution française démarre en 1789
- En Russie, le seuil d'alphabétisation masculin est franchi en 1900, le régime tsariste s'effondre en 1917, le seuil d'alphabétisation féminin est franchi et la baisse de la fécondité démarre en 1920, la Russie connaît un nouveau bouleversement avec la collectivisation, le travail forcé et les camps staliniens des années 30
- En Chine, le passage du seuil masculin se produit en 1942 et le communisme triomphe en 1949. Le seuil d'alphabétisation féminin, franchi vers 1963, ouvre la voie à la chute de la fécondité à partir de 1970 mais aussi à la Révolution culturelle et au maoïsme.

Le cœur de l'ouvrage Le rendez-vous des civilisations est de confronter ce modèle aux évolutions du monde musulman alors que personne n'y entrevoit de révolution en 2007.

E. Todd constate que les pays musulmans empruntent bien la même trajectoire que les pays cités précédemment. Les mutations sociales s'y sont bien déroulées, notamment dans le monde arabe : en Arabie Saoudite, le seuil d'alphabétisation masculin a été franchi en 1957 et le féminin en 1976 ; au Maroc, c'est respectivement en 1972 et 1996. Concernant le taux de fécondité des femmes, il commence à diminuer en 1965 en Tunisie et en Égypte, en 1985 en Libye et en Syrie.

À rebours des analyses dominantes, E. Todd affirme donc que les sociétés arabo-musulmanes sont touchées par un phénomène de désislamisation. Il présente par conséquent l'islamisme comme une réaction anxieuse d'une société déboussolée par la baisse de l’influence de la religion sur les comportements. La fixation sur la question du statut des femmes traduit l'anxiété de la société face à l'alphabétisation et la maîtrise de la fécondité féminines.

Au moment de la rédaction de l'ouvrage en 2007, E. Todd conclut que les sociétés arabo-musulmanes connaîtront leur « crise de transition » ou « révolution » et cherche à analyser ce qui explique leur non-irruption jusque-là. Il avance deux arguments :
- la rente pétrolière qui permet à l'élite de conserver les moyens de la répression et de d'acheter la stabilité par une distribution d'argent
- le taux important de mariages endogames (entre cousins) dans le monde arabe. Nous reparlerons de ce dernier élément.

Si nous avons vu que les structures familiales traditionnelles pouvaient expliquer les inégalités de développement, car elles en déterminent le rythme plus ou moins rapide, nous allons voir désormais que pour E. Todd elles déterminent également le contenu des crises de transition et influencent les mentalités qui dominent les sociétés contemporaines.

[III - Structures familiales et idéologies dominantes]

Publié ou mis à jour le : 2022-02-14 16:07:50
rouergue (17-04-2015 08:20:32)

Excellent, clair et pédagogique, les collégiens de Trappes ont bien de la chance !

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