Après l'armistice de 1918, l'empereur Guillaume II et les Allemands furent accusés par les rédacteurs du traité de Versailles d'avoir été à l'origine du conflit, en particulier en ayant encouragé l'Autriche-Hongrie à agresser la Serbie, le 5 juillet 1914.
Dès 1925, à la demande du gouvernement français, le jeune historien Pierre Renouvin publia un petit essai pour démontrer leur responsabilité écrasante : Les origines immédiates de la guerre (28 juin-4 août 1914).
L'auteur fait l'instruction à charge des inculpés. Il écarte la psychologie des acteurs et le contexte militaire, notamment la crainte maladive de l'Allemagne d'être broyée par la tenaille franco-russe.
Plus gravement, il ne dit rien du séjour à Saint-Pétersbourg, en juillet 1914, de l'exécutif français. Il ne dit rien de la Serbie, que l'on qualifierait pourtant aujourd'hui d'« État-voyou ». Il tient comme allant de soi l'engagement russe aux côtés de la Serbie et l'engagement de la France aux côtés de la Russie etc.
Plus mesuré mais tout aussi univoque, l'historien René Grousset (Bilan de l'Histoire, 1946) dit son incompréhension devant l'attitude des empires centraux : « À bien lire l'Histoire, on s'aperçoit que le plus souvent, un empire, un État, une civilisation, une société ne sont détruits par l'adversaire qu'autant qu'ils se sont préalablement suicidés. Jamais cette constatation n'aura été plus exacte que pour l'Allemagne de 1914. Qui eut osé l'attaquer ? En Afrique, elle obtenait par la menace tous les agrandissements qu'elle exigeait. Sur les mers, les Anglais se déclaraient incapables d'arrêter son avance commerciale. Et voilà que, délibérément, dans un geste de folie collective, elle provoquait cette lutte sur les deux fronts, cauchemar de Bismarck comme de Bülow ; voici qu'elle soudait contre elle la coalition des Anglo-Saxons, des Latins et des Slaves. Suicide, s'il en fut jamais. Suicide, hélas ! aussi pour l'Europe dont l'Allemagne constituait le centre géographique et dont elle était depuis 1871 la puissance dirigeante. Suicide pour la civilisation occidentale qui ne se remettrait jamais complètement de la catastrophe de 1914 et roulerait de là dans celle de 1939 ».
Après la Seconde Guerre mondiale, chacun mit l'accent sur le « militarisme » allemand comme cause première des deux guerres mondiales, à défaut de pouvoir démontrer la responsabilité de Berlin dans le processus qui a mené de l'attentat de Sarajevo à la déclaration de guerre.
Cela revenait à reprocher aux Allemands les qualités d'ordre, de travail, de cohésion et de discipline qui ont fait aussi le succès de la reconstruction pacifique du pays après la guerre. Si tout État réputé « militariste » doit déclencher une grande guerre, étonnons-nous de n'en avoir pas eu avec l'URSS et craignons d'en avoir demain avec la Chine...
Cent ans après les faits, le moment semble enfin venu de regarder avec plus de détachement les origines de la guerre.
La meilleure étude et la plus complète nous paraît être indubitablement celle de l'historien australien Christopher Clark : Les somnambules (Flammarion, 2013). En remontant dix ans plus tôt au changement brutal de dynastie en Serbie, l'auteur montre de façon très acérée les différentes facettes d'une situation internationale qui a lentement conduit au drame.
En refermant son ouvrage (trois fois plus dense que celui de Pierre Renouvin), on reste sur l'impression d'un : Tous coupables ! Elle se reflète dans le propos désabusé du chancelier allemand Theobald von Bethmann-Hollweg devant le conseil des ministres, le 30 juillet 1914 : « Tous les gouvernements, y compris les Russes, et la majorité des peuples sont en leur for intérieur pacifiques mais ils ont perdu le cap et la machine s'est emballée ».
On ne peut réduire le déclenchement de la Grande Guerre à ces causes immédiates et subalternes. Toutes les puissances occidentales ont concouru au cours des décennies précédentes à la montée des tensions bellicistes. Au terme d'un siècle de paix relative et de progrès techniques sans précédent, les élites européennes en étaient arrivées à dominer le monde et, victimes de leur hubris, elles s'engagèrent dans une compétition en vue d'on ne sait quel but.
L'historien Marc Ferro (La grande guerre 1914-1918) et le démographe Emmanuel Todd (Le fou et le prolétaire) ont mis à jour les haines, les malaises psychiques et les appétits guerriers qui traversent toutes les bourgeoisies dans la génération qui précède la Grande Guerre.
Pour Marc Ferro, « loin d'avoir été subie, la guerre de 1914 à 1918 libéra des énergies. Elle fut accueillie avec enthousiasme par la majorité des hommes en âge de se battre », y compris en Angleterre où il n'y avait pas de conscription obligatoire et aux États-Unis, où les hommes étaient pourtant bien avertis de la réalité des tranchées. Ces propos du grand historien sont sans doute en partie exagérés. La plupart des hommes, de fait, accueillirent la guerre non avec « enthousiasme » mais avec résignation. « Plutôt la guerre que cette éternelle attente », lit-on ainsi dans une Enquête sur la jeunesse de 1913.
Emmanuel Todd montre quant à lui que le taux de suicide dans les classes « privilégiées » (enseignants, intellectuels, rentiers, petits entrepreneurs, politiciens et bien sûr militaires) était avant la Grande Guerre plus élevé que dans les classes populaires. Le démographe y voit une anomalie car les pauvres ont plus de motifs objectifs de se suicider que les riches. Il conclut de cette anomalie à un dérèglement social, particulièrement en Allemagne où elle était plus marquée qu'ailleurs.
Le succès du darwinisme social est un autre symptôme du malaise sociétal. Ce système de pensée scientiste et antichrétien applique aux sociétés humaines la théorie de la sélection naturelle, de façon à justifier les massacres des guerres coloniales aussi bien que l'eugénisme et les guerres de conquête. Un symptôme lié au précédent est la naissance de l'antisémitisme moderne avec l'affaire Dreyfus.
Un dernier symptôme enfin est la vague meurtrière qui secoue l'Europe et les États-Unis au tournant du siècle. Dans les deux décennies qui précèdent la Grande Guerre, pas moins d'une douzaine de personnalités et de souverains sont assassinés par des anarchistes, des révolutionnaires ou de simples désaxés. Le meurtre de François-Ferdinand et sa femme Sophie à Sarajevo n'a rien d'exceptionnel sinon d'être le dernier d'une longue liste.
En France, les va-t-en-guerre se rencontrent à gauche (Georges Clemenceau) aussi bien qu'au centre (Raymond Poincaré). Les appels à la guerre se cachent jusque dans la littérature de gare. Après 1880, la montée rapide de l'instruction va de pair avec la diffusion de l'histoire nationale... et du nationalisme. Les ouvrages de science-fiction sur la future guerre se multiplient à partir de cette date charnière. Parue en 1879, l'anodine nouvelle de Jules Verne, Les Cinq Cents Millions de la bégum, met en scène un conflit sans merci entre les villes imaginaires de France-Ville et Stahlstadt. C'est un condensé de haine nationaliste (supériorité de la race latine sur la race germanique) et raciste (mépris absolu des coolies chinois et autres hommes de couleur).
Le doux Charles Péguy, défenseur d'Alfred Dreyfus et de la justice, y va de son couplet pour dénoncer les derniers pacifistes. En 1913, il écrit : « En temps de guerre, il n'y a qu'une politique et c'est la politique de la Convention Nationale. Mais il ne faut pas se dissimuler que la politique de la Convention Nationale, c'est Jaurès dans une charrette et un roulement de tambour pour couvrir cette grande voix ». Un an plus tard, Jaurès est assassiné, des milliers d'ouvriers et de paysans se mobilisent avec résignation... et Péguy tombe au champ d'honneur.
Toutes ces élites bellicistes, à gauche comme à droite de l'échiquier politique, vont avoir raison des sentiments pacifiques des classes populaires, a priori peu soucieuses de géopolitique et de puissance.
Gardons-nous du péché d'anachronisme qui consiste à ne voir que les indices précurseurs du drame en occultant les autres. L'Europe d'avant 1914 est aussi, par bien des aspects, une société souriante, débordant d'optimisme et de foi dans le progrès, où il est difficile d'imaginer le drame à venir. Ce n'est pas pour rien qu'elle a été qualifiée dans les années 1920, a posteriori, donc, de « Belle Époque ».
L'agitation de quelques nationalistes marginaux en Bohème ou encore en Irlande ne saurait occulter l'adhésion des peuples aux gouvernements établis, en particulier ceux de l'empereur François-Joseph Ier, de l'empereur Guillaume II et de la reine Victoria.
Passons sur les progrès techniques (apparition de l'aviation, du cinéma, de l'automobile, de la lumière électrique, du téléphone...) et l'amélioration générale du niveau de vie en dépit de grandes poches de misère. Passons sur les avancées sociales, très réelles, dans l'Allemagne de Bismarck comme dans l'Angleterre de Gladstone. La publication par le pape Léon XIII de la célèbre encyclique sociale Rerum Novarum (15 mai 1891) atteste de ces nouvelles préoccupations sociales.
Dans le domaine des idées et de la culture, soulignons l'épanouissement de l'Art nouveau, un courant artistique pétri d'optimisme et de bonheur de vivre qui se diffuse avec succès dans toute l'Europe. La « Belle Époque » voit aussi la renaissance des Jeux olympiques, rêve de concorde universelle autour du sport. Et l'on pourrait encore évoquer d'autres utopies généreuses comme la création de l'esperanto, langue à vocation universelle, par le docteur Zamenhoff.
Dans le domaine économique, également, l'Europe d'avant-guerre a toutes les raisons d'avoir confiance en l'avenir. Elle connaît depuis le milieu du XIXe siècle « un processus de mondialisation analogue à celui que nous connaissons aujourd'hui... ». À propos de la période qui s'étend des années 1870 à la Grande Guerre, « l'internationalisation de l'économie y atteignit, dans les domaines du commerce et de la mobilité des capitaux, un niveau qu'elle ne retrouverait qu'au milieu des années 1980 » (note).
C'est au point qu'un auteur à succès, Norman Angell, publie en 1910 un ouvrage destiné à un grand retentissement dans le monde anglo-saxon : La Grande Illusion (Europe's Optical Illusion). Il y démontre chiffres à l'appui que les liens commerciaux, économiques et financiers entre les grandes nations sont devenus si forts et puissants qu'ils rendent une guerre générale impossible !
Sa théorie séduit le jeune économiste John Maynard Keynes qui, comme l'auteur, juge la politique à l'aune de l'économie, et se voit conforter dans son admiration pour l'Allemagne de Guillaume II. Les militaires anglais veulent y voir pour leur part une dénonciation de la course aux armements navals menée par Guillaume II : ne s'agit-il pas d'une dépense déraisonnable dès lors que l'Allemagne et les autres nations auraient tout à perdre dans une guerre ?
Après la Grande Guerre, Norman Angell sera récompensé de sa « prescience » par une élection comme député travailliste et, mieux encore, il récidivera en 1933 en expliquant qu'une guerre n'est jamais profitable sur le plan économique, ce qui lui vaudra rien moins que le Prix Nobel de la Paix !
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Cette carte montre l'Europe en 1914. On note la très nette diminution du nombre d'États, en comparaison des siècles antérieurs (1648). Deux empires à dominante germanique et par ailleurs alliés, l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie, occupent le coeur du continent. Ils seront l'âme du conflit à venir.
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Claudine Degoul (21-07-2014 18:31:01)
Merci pour cet article nuancé, bien qu'un peu rapide. Merci surtout d'avoir mentionné à la fin la création de l'espéranto par le Dr Zamenhoff. Le congrès fondateur se tint à Boulogne en 1913 et laissa beaucoup d'espoir. Malheureusement une langue naissante ne put rien contre des évènements aussi graves. Mais il faut rappeler que l'esperanto est toujours vivant, bien que peu répandu; et il est facile à apprendre, et bien plus adapté à la communication internationale que l'anglais, je peux en témoigner.
jean claude (07-07-2014 17:11:17)
Sous les drapeaux:fallait-il y aller? Quelle raison aurais-je eu à vingt ans? Je devais être patriote? Et ceux d'en face aussi? S'il n'y a pas de raison historique que faire?