Crimée

Une péninsule très convoitée

L'Ukraine et la Crimée, peuples et languesLa Crimée est une péninsule de 27 000 km2 (trois fois la Corse) et deux millions d'habitants, au nord de la mer Noire, séparée du continent par la mer d'Azov. Russifiée dès le XVIIe siècle, elle fut administrativement rattachée à la République soviétique d'Ukraine en 1954 par le gouvernement de l'URSS.

Lorsque celle-ci implose en 1991, les Criméens expriment par référendum le voeu très majoritaire de revenir dans le giron de la mère-patrie, la Russie. Mais le Parlement de Kiev, qui a lui-même organisé le référendum, le décrète nul et non advenu. Il faudra attendre la secousse de 2014, avec l'arrivée à Kiev d'un gouvernement hostile à la Russie, pour que la Crimée obtienne enfin d'être réunie à celle-ci. 

Une péninsule très passante

Appelée Tauride ou Chersonèse par les géographes grecs de l'Antiquité (ce qui veut dire péninsule en grec), la Crimée fut intégrée entre 650 et 970 à l'empire des Khazars, dont les élites se convertirent au judaïsme en 861, avant de passer sous la tutelle byzantine tout en commerçant étroitement avec les principautés russes établies sur le Dniepr.

Les Vénitiens s'installent dans les ports méridionaux au XIIIe siècle. Leurs concurrents génois s'implantent à leur tour en 1307 dans le port de Caffa (aujourd'hui Théodosie ou Féodossia). C'est le principal marché d'esclaves de la région. C'est aussi de là qu'après un siège par les Mongols, un navire génois amena à Marseille en 1347 le terrible bacille de la peste.

À l'exception des ports qui résistèrent pendant quelques décennies, toute la péninsule et le nord de la mer Noire furent conquis par les Mongols dans les années 1240. La région passa de la sorte sous l'emprise du khanat de la Horde d'Or, de confession musulmane. En 1429, alors que la Horde d'Or tombe en déliquescence, un descendant de Gengis Khan, Hadji Giray, fonde en Crimée un khanat « tatar» (d'après le nom de Tatars donné aux héritiers des Mongols). Ses successeurs font allégeance au sultan de Constantinople tout en combattant pour leur propre compte les grands-princes de Moscovie et les tsars de Russie. 

La famille du tsar Nicolas II en villégiature à Livadia, Crimée, en 1894

La Crimée enfin russe

Après bien des efforts, les Russes obtiennent du sultan ottoman, par le traité de Koutchouk Kaïnardji du 21 juillet 1774, qu'il leur cède la ville d'Azov, à l'embouchure du Don, et surtout renonce à sa suzeraineté sur la Crimée.

Mais c'est seulement quelques années plus tard, en 1783, que le prince Grigori Potemkine, favori et amant de la tsarine Catherine II, vient à bout du khanat tatar de Crimée. C'en est fini de ce khanat, dernière survivance de la Horde d'Or mongole.

Potemkine devient le premier gouverneur russe de la région et fonde aussitôt un port militaire à la pointe de la péninsule, Sébastopol (« ville impériale »). La tsarine y effectue un voyage triomphal en 1787, en compagnie de l'empereur d'Allemagne Joseph II. 

La conquête est complétée par le traité de Iassy, le 9 janvier 1792, par lequel le sultan cède aux Russes le littoral compris entre le Dniestr et le Boug (Ukraine actuelle). En 1794, Catherine II y fonde un nouveau port, Odessa (d'après le nom grec d'Ulysse, Odyssée !). Elle en fera la « Saint-Pétersbourg » du Sud. Une grande partie des habitants musulmans de cette « Nouvelle Russie », Crimée incluse, refluent vers l'empire ottoman. Ils sont remplacés par des colons russes.

Au XIXe siècle, les tsars se prennent de passion pour leur conquête méridionale, laquelle va leur coûter beaucoup de sang... En 1854-1856, Sébastopol et la Crimée donnent lieu à une guerre meurtrière et quelque peu absurde entre la Russie et une coalition franco-anglo-sardo-ottomane. Désireux d'oublier le drame, Alexandre II fait construire à Livadia, près de Yalta, une magnifique résidence d'été où il profite en famille de la douceur du climat. C'est dans cette résidence que seront conclus les accords de Yalta en 1945.

Dans le même temps, entre 1859 et 1862, la plus grande partie des Tatars de Crimée se réfugient dans l'empire ottoman. Ceux qui restent ne représentent plus guère que le dixième des habitants de la péninsule. Après la Révolution de Novembre 1917, ils seront néanmoins courtisés par les bolchéviques, désireux de contenir les visées indépendantistes de la majorité russophone, et bénéficieront d'une reconnaissance officielle de leur langue. Mais cette lune de miel ne dure pas...

Avantages et inconvénients d'une situation stratégique

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Crimée est envahie par la Wehrmacht et Sébastopol capitule le 4 juillet 1942. Près de cent mille Juifs sont exterminés... à l'exception de la minorité dissidente des Karaïtes, qui revendique sa filiation avec les Khazars. Lors de la reconquête, en 1944, les Soviétiques sévissent brutalement contre les minorités suspectées de collaboration avec l'ennemi, les Grecs, Arméniens, Bulgares et surtout les Tatars. Du 18 au 20 mai 1944, 191 000 Tatars de Crimée sont raflés sur ordre de Lavrenti Beria, le chef du NKVD, la police politique, et déportés en Asie centrale.

Après quoi sont accueillis à Livadia les chefs d'État alliés pour la conférence de l'après-guerre.

La Crimée, qui avait le statut de République dans la première Union Soviétique, est rétrogradée au rang de région (oblast) le 30 juin 1945. Et en 1954, pour commémorer le tricentenaire du rattachement de l'Ukraine à la Russie par le traité de Pereyaslav (18 janvier 1654), la péninsule est rattachée à la République d'Ukraine par Nikita Khrouchtchev (d'origine ukrainienne). Une décision à vrai dire symbolique tant est grande la centralisation au sein de l'URSS. Mais il n'est pas interdit de penser que Khrouchtchev voulait aussi de cette façon accroître la part de russophones en Ukraine et réduire les velléités identitaires, voire indépendantistes, de l'Ukraine. 

Quand l'URSS implose, les Criméens sont très officiellement consultés par le Parlement de Kiev le 12 janvier 1991. Le référendum se traduit par un taux de participation de 81,37%. 94,3% des votants se prononcent en faveur du rétablissement d’une république de Crimée indépendante membre du nouveau traité de l’Union proposé par Gorbatchev et donc séparée de l'Ukraine. Mais dès le mois suivant, le Parlement ukrainien revient sur sa décision et casse le vote des Criméens.

Devenue indépendante le 24 août 1991, l'Ukraine conserve donc la Crimée sous sa coupe tout en laissant à la Russie la maîtrise de la base navale de Sébastopol. En février 1992, dans le désordre ambiant, les Criméens prétendent fonder malgré tout une république de Crimée. En 1995, l’Ukraine suspend son président et abroge sa Constitution tout en proclamant une République autonome de Crimée au sein de l’Ukraine. 

Au tournant du XXIe siècle, le président russe Vladimir Poutine accepte mal le maintien de la Crimée et Sébastopol sous la férule de Kiev, d'autant que l'Ukraine prétend adhérer à l'Union européenne, voire à l'OTAN. Les manifestations de la place Maïdan, à Kiev, de novembre 2013 à février 2014, remettent tout en cause en emportant le gouvernement russophile de Viktor Ianoukovitch. Celui-ci est révoqué par le Parlement de Kiev le 22 février 2014. Le nouveau régime n'a rien de plus pressé que d'abolir le statut de deuxième langue officielle dont bénéficie le russe.

L'Est russophone du pays se révolte aussitôt et la Russie s'empresse de lui apporter son soutien. Dans le même temps, dès le 28 février 2014, des soldats russes s'infiltrent en Crimée tout en retirant les insignes qui les identifient.

À Simferopol, capitale de la Crimée, le coup de force de Kiev conduit le Conseil suprême de Crimée à proclamer son indépendance le 11 mars 2014. La décision est validée par un référendum le 16 mars 2014. Le lendemain, la Russie reconnaît l’indépendance de la Crimée. Le surlendemain, Simferopol signe avec Moscou un traité de rattachement à la Fédération de Russie. 70 ans de passé ukrainien se voient effacés sans qu'une goutte de sang ait été versée (note).

À défaut de continuité territoriale entre la Crimée et la Russie, le président russe lance sans attendre la construction d'un pont routier de 18 km par-dessus le détroit de Kertch qui sépare la mer d'Azov de la mer Noire. Le pont est inauguré en 2018 et les Ukrainiens s'offriront le luxe de le saboter le 8 octobre 2022, au plus fort de la guerre entre Kiev et Moscou. 

André Larané
Publié ou mis à jour le : 2024-02-24 08:41:19
h. (12-05-2024 11:23:59)

A ma connaissance, le premier khan de la Horde d'or à avoir embrassé l'Islam fut Berké, petit-fils de Gengis Khan qui succéda à son frère Batu en 1257 et régna une dizaine d'années depuis sa capitale Saray, sur un affluent de la rive gauche de la Volga. La conquête de la Crimée serait donc plus ou moins contemporaine de l'islamisation de la Horde.
En matière territoriale, les considérations de légitimité historique, voire mythiques, sont de bien peu de poids face aux réalités des rapports de force. Le conflit israélo-palestinien en est une triste et sanglante illustration. Il peut être utile de préciser que la Russie avait conservé l'usage du port militaire de Sébastopol en échange d'un rabais de 30 % sur le prix du gaz vendu à l'Ukraine de Ianoukovitch. C'est cet arrangement que Moscou craignait de voir remis en cause en cas d'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne, mais surtout à l'OTAN. En effet, le port de Novorossijsk n'aurait pas suffi à héberger la flotte de la mer Noire en sus de ses importantes activités industrielles et commerciales. La Russie se serait vue alors privée d'accès à la Méditerranée. D'ailleurs, quand on connaît un peu la Russie, on sait que dans les représentations mentales des Russes, l'Ukraine, ce n'est pas l'Ouest, mais le Sud. Ce que confirmait implicitement le secrétaire général adjoint de l'OTAN dans les Matins de France Culture le 17 mars 2022 : "Il n'y a eu aucune tension entre la Russie et l'OTAN lors de l'adhésion des différents pays d'Europe de l'Est, et même des républiques baltes ! Il y avait des contacts réguliers et des structures bipartites de discussion et de prévention des conflits. Les choses ont commencé à se gâter en 2008, quand il a été question de l'adhésion de la Géorgie et de l'Ukraine."

Liger (18-02-2021 14:26:34)

Très bon article ; et, comme d'habitude, refusant de suivre les discutables idées reçues, vous mettez le doigt sur des aberrations :
- lors de la guerre de Crimée de 1854-56, l'absurde fut surtout le fait de Napoléon III, aussi mal inspiré en diplomatie qu'il fut excellent en matière économique : la France soutint l'Angleterre contre la Russie pour récupérer un " statut légitime " de grande puissance européenne qu'elle avait perdu en 1815 ; certes, cela réussit mais les effets pratiques furent limités, comme le montra l'isolement diplomatique et militaire de notre pays en 1870-71 ; par contre, la France fit le jeu de l'impérialisme britannique qui voulait écarter la Russie de la Méditerranée et elle se brouilla durablement avec cet empire et perdit toute chance d'obtenir un soutien russe face à la Prusse ; 95'000 morts français pour 28'000 morts britanniques : " travailler pour le roi de Prusse " se traduit très bien en anglais !
- même si certaines formes juridiques ont manqué, le retour de la Crimée à la Russie en 2014 est et demeure légitime : non seulement ce fut le vœu de la majorité de la population - ce qui est essentiel - mais encore le transfert de la Crimée de la Russie vers l'Ukraine en 1954, caprice du despote ukrainien Khrouchtchev, se fit sans respecter le processus prévu pour de tel cas dans la constitution soviétique de l'époque.

Petite remarque terminologique : Joseph II n'était pas l'empereur d'Allemagne mais le souverain de l'empire romain-germanique (aboli par Napoléon 1er en 1806) et, en pratique, on l'appelait généralement l'empereur d'Autriche.

Cordialement,

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