Les migrations en Europe

Le grand brassage médiéval

Pendant le précédent millénaire, l'Europe occidentale n'a connu aucune invasion. Elle est la seule région dans ce cas.

Cette stabilité démographique exceptionnelle a permis l'émergence à partir de l'An Mil d'institutions solides à l'origine des grands États actuels. Dans les quatre siècles suivants (XIe-XVe siècles), ce monde à la fois uni et conflictuel fut sillonné en tous sens par soldats, clercs, pèlerins et marchands. Ce grand brassage médiéval est à l'origine de notre civilisation et de sa grandeur.

André Larané

Et naquirent les grands États européens...

L'extrémité occidentale de l'Eurasie a subi, il y 4500 ans environ, l'arrivée de populations indo-européennes venues des environs de l'Oural et de la mer Noire (le Pont-Euxin). Ensuite, elle n'a plus connu d'immigration significative mais seulement des déplacements internes, à l'image des invasions germaniques dans l'empire romain (note).

Entre le Ve et le Xe siècles de notre ère - entre Clovis et Hugues Capet -, l'empire romain, qui faisait l'unité du monde méditerranéen, explose en trois entités rivales : l'empire byzantin, le monde islamique et la chrétienté occidentale, entre l'Èbre (Catalogne) et l'Elbe (Saxe).

Soldat carolingien terrassant un ennemi, diptyque en ivoire du IXe siècle, abbaye d'Ambronay (Ain) (musée du Borgello, Florence)Les habitants de cette région sont pour la première fois qualifiés d'« Européens » (Europenses en latin médiéval) en 754, dans le manuscrit d'un chrétien anonyme de Tolède, Continuatio Isidoriana Hispanica, où il est question des guerriers francs qui ont arrêté les Sarrasins (dico) à la bataille de Poitiers, 22 ans plus tôt.

C'est donc à cette époque que les « Européens » prennent conscience de leur identité face à leurs voisins byzantins et musulmans.

Les dernières incursions étrangères en Europe sont le fait des Hongrois, stoppés à la bataille du Lechfeld en 955. Ensuite, à partir de l'An Mil, la chrétienté médiévale n'a plus connu d'invasions. Les nomades turcs et mongols ainsi que les Berbères se sont arrêtés à sa périphérie.

L'absence d'invasion et d'immigration pendant tout le millénaire qui suit est une anomalie au regard de l’Histoire et du reste du monde, exception faite du Japon (note).

Du fait de cette stabilité démographique, les habitants d'Europe occidentale ont pu dans chaque seigneurie ou village enraciner leurs coutumes dans la durée jusqu'à leur donner force de loi. Ce fut là l'origine du droit anglo-saxon, common law que l'on traduit par « loi commune » ou « coutume ». Devant cette loi commune s'inclinaient les puissants comme les humbles. Ce fut la clé du progrès, ce dont étaient conscients les contemporains eux-mêmes, y compris les Orientaux, comme l'atteste l'écrivain Amin Maalouf dans Les Croisades vues par les Arabes (note).

Longtemps protégée du monde extérieur, l'Europe occidentale apparaît très tôt unie par la religion comme par les moeurs. Cette unité est entretenue par les brassages en tous genres qui agitent cet espace, du moins avant que les nationalismes ne ferment les frontières au XIXe siècle (note)

Tous les Européens sont cousins  !

Pour que deux Européens du XXIe siècle n'aient aucun ancêtre commun dans le précédent millénaire, il faudrait que les ascendants de l'un et de l'autre aient pu se reproduire en vase clos pendant quarante générations. Considérant l'intense brassage de populations au sein de l'Europe, au cours du dernier millénaire, c'est au moins aussi improbable que la destruction de Paris par une météorite dans le siècle qui vient.
Inutile pour s'en convaincre d'attendre la démonstration par la génétique, qui viendra un jour ou l'autre. Le raisonnement suffit. Faisons l'hypothèse que tous nos aïeux jusqu'à Charlemagne et l'an 800, sur 40 générations, se soient mariés entre personnes sans aucun lien de parenté entre elles : cela signifierait 2 personnes étrangères l'une à l'autre à la génération de nos parents, puis 4, 8, 16,... jusqu'à 2 puissance 40 à la génération de Charlemagne, soit environ 1000 milliards de personnes. C'est à peu près vingt mille fois la population de l'Europe à l'époque de l'empereur (50 millions d'habitants) !
Cette observation s'applique à tous les Européens de l'Ouest ainsi qu'à leurs cousins du Nouveau Monde, sans doute aussi à la plupart des Européens de l'Est et à beaucoup de Méditerranéens du Sud et d'Orientaux (les croisés et les esclaves enlevés par les Barbaresques sont passés par là).
Évelyne Heyer, paléogénéticienne au Musée de l'Homme, Paris (note), ose même affirmer que tous les Européens descendent de Charlemagne ! On sait en effet que l'empereur a engendré une nombreuse descendance. Celle-ci, par les mariages et les conquêtes, s'est alliée à toutes les lignées aristocratiques d'Europe et, par ses descendances illégitimes (viols) et ses rejetons les moins fortunés, elle a fécondé aussi les classes populaires... On peut ajouter suivant le même raisonnement que tous les Arabes du Moyen-Orient, ainsi que beaucoup de Berbères, d'Égyptiens et sans doute aussi de Turcs et d'Iraniens doivent avoir Mahomet et ses filles (VIIe siècle) pour ancêtre.

Le grand brassage médiéval

L'État a été consolidé en France et en Angleterre par une monarchie forte et centralisatrice qui a donné naissance aux deux premiers États-nations de l'Histoire. L'allégeance au souverain et l'obligation pour tous les hommes de prendre les armes à son appel sont devenus dans ces États le moteur de l'unité (note). Mais celle-ci n'excluait pas l'ouverture sur le reste de l'Europe ou plutôt de la chrétienté.

À l'intérieur de ce monde sans frontières ni papiers d'identité, uni par la foi chrétienne et une langue commune, le latin médiéval, les hommes, les marchandises et les idées ont pu circuler tout aussi aisément que dans l'empire romain, un millénaire plus tôt.

1- Les guerres :

La guerre est l'un des aspects de ce grand brassage médiéval... mais ce n'est sans doute pas le plus important. Les guerres féodales furent le plus souvent des « guerres privées » entre voisins : on se disputait un château, une terre ou des prisonniers de marque que l'on libérait contre rançon.

Les guerres majeures, conduites par le suzerain (dico), étaient quant à elles limitées à quarante jours. Chacun était pressé de rentrer pour éviter que son domaine ne lui soit enlevé par un rival pendant son absence.

Au XIIe siècle, de nouvelles formes de guerres apparurent : les croisades. Elles conduisirent les cadets des familles seigneuriales à chercher fortune au loin.

Pierre L'Ermite haranguant les croisés (miniature d'un manuscrit du XVe siècle, Bibliothèque de l'Arsenal, Paris)

Les « voyages en Terre Sainte » mirent ainsi en branle des centaines de milliers de personnes, tant des manants que des chevaliers. Beaucoup ne revinrent pas, soit qu'ils périrent en route, soit qu'ils firent souche en un lieu hospitalier sur le chemin du retour, soit encore qu'ils s'établirent dans les États francs de Palestine (beaucoup de Libanais et de Syriens se flattent aujourd'hui d'avoir des croisés parmi leurs ancêtres).

Dans le même temps, la « Reconquista » battait son plein. La noblesse ibérique grignotait les royaumes musulmans de la péninsule avec le concours de nombreux cadets d'outre-Pyrénées. L'un d'eux, Henri de Bourgogne, hérita de son beau-père le comté de Portugal. Son fils en devint le roi après avoir chassé les derniers musulmans de la région en 1139.

Pareil destin faisait rêver les chevaliers français tout comme les artisans et les commerçants entreprenants. Chacun tenta de « bâtir des châteaux en Espagne » (l'expression date de cette époque), sur les plateaux de León et Castille dépeuplés par la guerre. Cette tradition d'émigration des gens du Midi vers l'Espagne allait se prolonger jusqu'à la Révolution !

Glissons sur deux épisodes particuliers qui n'ont pas laissé que des bons souvenirs aux Espagnols et aux Portugais : l'incursion de Du Guesclin et de ses Grandes Compagnies de pillards en 1369 et l'invasion des armées napoléoniennes en 1808.

Au XIIIe siècle, le Midi français souffrit à son tour de la croisade des Albigeois, la seule qui ait été conduite en pays chrétien. Elle offrit à de nombreux petits seigneurs du Bassin Parisien l'occasion de s'approprier de belles seigneuries languedociennes. De cette façon la plus brutale qui soit, cette croisade contribua ainsi à rapprocher le Midi du Nord. Et aux siècles suivants, pendant la guerre de Cent Ans qui clôt le Moyen Âge, ces seigneurs du Midi allaient témoigner au roi capétien d'une fidélité bien plus ferme que les seigneurs franciliens !

La guerre de Cent Ans fut l'occasion de grandes chevauchées meurtrières à travers le pays, avec des armées disparates, constituées de mercenaires de toutes origines : Écossais, Gascons, Bourguignons, Allemands... Au demeurant, qu'en reste-t-il? Pas grand-chose. La plupart rentrèrent chez eux après avoir pillé et tué à satiété. L'Histoire ne garde pas le souvenir de guerriers qui aient fait souche loin de leur pays.

Saint Jacques en pèlerin, miniature du XVIe siècle
2- Les pèlerinages et le commerce :

Il en va autrement des moines, pèlerins, marchands et colporteurs, compagnons et apprentis, clercs et étudiants... dont les déplacements pacifiques contribuèrent au lent brassage des populations dans un espace sans véritables frontières.

Les moines et les missionnaires, en premier lieu, ont joué un rôle essentiel dans la christianisation du continent et dans son unité spirituelle. Ainsi, en Grande-Bretagne où la culture latine et la religion chrétienne avaient été éradiquées par la conquête anglo-saxonne au Ve siècle, ce sont des moines irlandais et romains qui ont ramené l'île dans le giron occidental un siècle plus tard. 

Cluny première abbaye libre de toute allégeance seigneuriale, donna dès le Xe siècle un élan sans précédent à la réforme religieuse en installant dans toute l'Europe un réseau très dense d'abbayes-filles et de prieurés. Dans le même temps, de grands sanctuaires témoignaient par leurs richesses de la ferveur populaire en ce Moyen Âge dominé par la foi : Saint-Martin de Tours, le mont Saint-Michel, Notre-Dame du Puy, Sainte-Foy de Conques etc.

Par petits groupes, les pèlerins arpentèrent les chemins dès avant l'An Mil, d'un sanctuaire au suivant, sans souci du temps qui passe. L'époque ne connaissait pas la montre et chaque départ se faisait sans garantie de retour ni surtout de date de retour. Sur le chemin très couru de Saint-Jacques de Compostelle, au sud des Pyrénées, des pèlerins français s'installaient à demeure et y fondaient des bastides, d'où le nom de Camino francés donné encore aujourd'hui à cet itinéraire.

Les clercs, autrement dit les gens qui avaient voué leur vie à l'étude et à l'enseignement, se signalaient par une mobilité qui n'avait rien à envier à nos étudiants Erasmus. Saint Thomas d'Aquin en porte témoignage. Né près de Naples en 1225, il étudia ou enseigna à Milan, Cologne, Paris, Toulouse... avant de mourir d'épuisement en se rendant au concile de Lyon en 1274.

Il en allait tout autant des marchands et colporteurs qui se déplaçaient de foire en foire, ainsi que des compagnons et apprentis qui allaient de ville en ville, de chantier en chantier, s'instruire et proposer leurs compétences.

Bénédiction de la foire du lendit, à Saint-Denis (miniature du milieu du XVe siècle, BNF)Dans les foires de Champagne, les marchands lombards et flamands se rencontraient et échangeaient leurs produits sous la protection armée du comte.

Dès le XIIe siècle, dans toute la chrétienté occidentale, le commerce stimula la croissance urbaine et suscita la création de villes nouvelles où affluaient des gens de toutes origines qui fuyaient la servitude, la misère et l'oppression.

Le littoral méditerranéen connut une renaissance du commerce maritime avec Byzance et les « échelles » (ports) du Levant ainsi qu'avec l'Afrique du Nord. Montpellier, dans le Languedoc, bruissait de toutes les langues de la Méditerranée. On y entendait en particulier des marchands orientaux ou musulmans venus d'Espagne ou du Maroc. Ils parlaient un étrange langage que l'on qualifie de « charabia », déformation du mot espagnol algarabia qui désignait la langue arabe.

Dans les villes du Sud, il arrivait aussi que l'on croise des esclaves noirs ou orientaux amenés par ces mêmes marchands ou par des marchands occidentaux qui avaient affaire sur les marchés d'esclaves du Caire ou de Fès.

À Avignon, où résidait le pape au XIVe siècle, en lisière du royaume capétien, le cosmopolitisme était de règle. Dans cette ville opulente qui atteint les cinquante mille habitants, affluent des ecclésiastiques, des ambassadeurs, des marchands et des affairistes de toutes origines.

Avec une particularité : on y trouve plus de juifs que n'importe où en France, pour la raison que le pape leur garantit une protection plus sûre que le roi. La présence des juifs en Gaule remonte au début de notre ère mais c'est seulement à partir du XIIe siècle et des croisades qu'ils ont commencé à être l'objet de tracasseries ou de persécutions.

Autrement plus récente est l'arrivée des Tsiganes, Bohémiens ou gitans. C'est au début du XVe siècle que les chroniqueurs commencent à relater la présence de ces étranges communautés de nomades au teint basané venus d'on ne sait où. Ils bénéficient au début de la protection des grands féodaux. Mais à la fin du Moyen Âge, quand ceux-ci perdent de leur superbe au profit de la royauté et ne peuvent plus les protéger, leur sort se dégrade considérablement et ils se voient rejetés de partout.

Les Bohémiens : le Départ (détail), planche de Jacques Callot (1592-1635)
3- Hymen royal :

Le mariage fut un autre facteur de brassage des populations européennes, non pas chez les gens humbles qui, pour la plupart, convolaient avec une personne de leur voisinage, mais dans les familles de la noblesse en quête d'alliances profitables. Dès le XIe siècle, le marché matrimonial s'étendit à l'ensemble de la chrétienté sous la pression de l'Église, qui sanctionnait très sévèrement les unions entre cousins, jugées incestueuses.

Pour échapper à l'excommunication (dico) qui avait frappé son père, le roi Henri Ier fit venir son épouse de Kiev. C'est à cette Anne de Kiev, mère du futur Philippe Ier, que nous devons l'acclimatation en Occident du prénom Philippe. Plus tard, c'est du Danemark puis du Tyrol que vinrent les deuxième et troisième épouses de Philippe Auguste.

Les grandes familles pratiquaient avec plusieurs siècles d'avance le précepte hippy en vogue dans les années 1960 : « Faites l'amour, pas la guerre ». C'est de cette façon que les Habsbourg ont bâti leur fabuleux empire européen à la fin du XVe siècle. Toutefois, la recette ne fonctionnait pas à tous les coups. Isabelle de France, fille de Philippe le Bel, épousa Édouard II d'Angleterre mais leur fils Édouard III se révéla pour ses cousins du Continent le plus redoutable adversaire qui fut.

La guerre de Cent Ans se solda par un spectaculaire renforcement de l'État monarchique, avec ses officiers royaux, ses impôts et son armée permanente. Les provinces demeuraient très diverses, avec leurs privilèges, leurs coutumes, leurs préjugés et leurs dialectes mais déjà se faisait jour un sentiment national avec la « préférence » qui l'accompagne. « Nul ne sera reçu aux bénéfices ecclésiastiques s'il n'est naturel français », écrit le roi Charles VII en 1431.

Publié ou mis à jour le : 2023-11-21 13:39:27
shaïtan (29-09-2019 10:59:14)

Un panorama richement documenté.
Merci A Larané

oldpuzzle (23-10-2017 10:44:46)

Je ne pensais pas que des Suisses puissent à ce point être dépourvus du sens des nuances !

Joseph (22-04-2014 11:02:30)

Il existe aussi l'immigration dite de peuplement comme ce fut le cas en Algérie après 1830

Pierre-A. (17-04-2014 18:09:14)

Cher monsieur Larané, Vous trouvez la Suisse "outrageusement prospère" ! Quel compliment.... Honte à vous ! Ici, nous vivons avec la "Paix du travail" et faisons confiance à nos Autorités. Faites en autant chez vous et l'on pourra discuter ! P@T

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