Missions

L'utopie américaine des Jésuites

« Utopie réalisée », « triomphe de l’ Humanité », « chrétienté heureuse »… Voici comment des témoins de l’époque ont qualifié l’œuvre missionnaire des Jésuites en Amérique du Sud.

L’élan évangélisateur de la Compagnie de Jésus, fondée par Ignace de Loyola en 1540, a très vite atteint les extrémités du monde. Mais sa réalisation la plus originale fut sans conteste la création de Missions chez les peuples amérindiens.

Le pape François, premier pape jésuite et latino-américain, est l'héritier de cette utopie généreuse, qui n'a pas craint d'affronter les puissances de l'argent.

Claudia Peiró
Jeremy Irons dans une scène du film Mission (Roland Joffé, 1986)
Une histoire sauvée par le cinéma

L'historien argentin Ernesto Maeder regrette que ni ses compatriotes ni les Paraguayens n'aient encore pris conscience « de l’énorme signification de l’expérience jésuite, cette utopie dont le mérite n’a pas été seulement de dénoncer l’injuste réalité et de planifier un monde meilleur, mais aussi de construire effectivement un nouveau système ».

Il est d’ailleurs significatif que le premier – et peut-être le seul film - sur les réductions jésuites ait été produit par les Britanniques. Il s'agit de Mission, un film de Roland Joffé (palme d'Or à Cannes en 1986), avec Robert De Niro et Jeremy Irons dans les rôles principaux.

Le script est basé sur l’admirable parcours du missionnaire et écrivain jésuite péruvien (1585-1652) Antonio Ruiz de Montoya, à qui on doit, entre autres, la systématisation de la langue guarani écrite.

Dans le cadre des magnifiques chutes d’Iguazú et à partir de personnages fictifs mais inspirés par la réalité historique, le film reconstruit assez bien le climat de l’époque et rend compte des exploits d’une poignée de Pères jésuites dans un monde inconnu et hostile. Mission montre aussi la triste fin des réductions, dispersées et détruites après la décision de la Couronne espagnole d’expulser la Compagnie de Jésus de ses territoires d’outre-mer.

Le Roi et les Jésuites contre les colons

À la fin du XVIe siècle, des rapports inquiétants arrivent à Madrid concernant le sort des Amérindiens dans les colonies du Nouveau Monde. C’est aussi à cette époque là que les premiers Pères jésuites arrivent dans le bassin du Paraná (Paraguay, nord-est de l’Argentine et sud du Brésil actuels).

Saint Michel Archange, art guarani (Misiones, Argentine)De leur vision originale du monde et du choc avec la réalité coloniale naît l’idée de « réductions indiennes », c’est-à-dire du regroupement des populations natives en vue de favoriser leur évangélisation et les préserver de la rapacité des colons et des grands propriétaires, en quête de main-d’œuvre corvéable.

En 1607, le roi d'Espagne Philippe III promulgue de premiers décrets qui protègent les futures Missions jésuites en leur garantissant une complète autonomie par rapport aux autorités locales.

Dès 1610, surmontant les obstacles tant naturels qu'humains, les Jésuites parviennent à convaincre les Guaranis disséminés dans la forêt tropicale de se regrouper sous leur protection dans des villages fortifiés de grande taille, les « reductiones » (en français « réductions »).

Cela n'a pas l'heur de plaire aux grands propriétaires portugais du Brésil, gourmands en main-d’œuvre, qui pratiquent l'esclavage dans les plantations de canne à sucre ou dans les mines d’or, selon le principe colonial de l'encomienda...

Sculpture d'une église de mission jésuite (Bolivie)À leur initiative, les chasseurs d'esclaves ou bandeirantes de Sao Paulo multiplient les attaques contre les implantations jésuites et enlèvent leurs habitants en vue de les asservir.

Entre 1628 et 1632, ils détruisent de la sorte les missions du Guayrá (aujourd’hui province de Paraná, au Brésil) et capturent quelque 60 000 indigènes. La Couronne espagnole autorise alors les Jésuites à armer les Guaranis.

Les Pères forment des milices indigènes, au total 4200 hommes armés d'arcs, de frondes, de javelots... ainsi que de 300 arquebuses. Le 11 mars 1641, à Mbororé, ils remportent une nette victoire militaire sur une armée de plusieurs centaines de bandeirantes partis de Sao Paolo.

Rassurée sur l'avenir de ses missions, la Compagnie décide pour plus de sûreté de s'éloigner du Brésil, vers le Paraguay et l'actuel État argentin des Misiones.

Les missions connaissent alors leur plus grand essor sur un territoire de plus de cent mille km2. Chaque village abrite jusqu'à cinq mille habitants et l'on en compte trente dans la région guarani.

À la fin du XVIIe siècle, la Compagnie étend la fondation de « reductiones » au peuple chiquitano, en Bolivie (actuels départements de Santa Cruz et Beni) ; une vingtaine en tout. 

À la différence des missions guaranis dont il ne reste que des ruines, ces réductions boliviennes, beaucoup moins connues, ont traversé le temps. Une demi-douzaine sont encore habitées : San Francisco Javier, Concepción, Santa Ana, San Miguel, San Rafael et San José.

Les ruines de San Ignacio Mini (province de Misiones, Argentine)
Les Missions jésuites en Amérique du Sud

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De 1610 à 1767, les Pères jésuites organisent la défense des Amérindiens de la forêt tropicale, contre les exactions des colons et les marchands d'esclaves venus du Brésil (les bandeirantes). Ils les regroupent dans de grands villages fortifiés, les réductions, qui fonctionnent sur un mode communautaire et démocratique.

Les principales de ces réductions se trouvent dans le bassin du Parana (République du Paraguay et État argentin des Misiones), dans le domaine des Indiens Guaranis. D'autres missions sont développées avec succès dans le domaine des Chiquitos (Bolivie actuelle). Les missions de l'Amazonie n'arrivent pas, quant à elles, à se développer. L'ensemble des missions jésuites couvre un territoire d'environ 500 000 km2 (l'équivalent de la France), avec une cinquantaine de réductions et quelques centaines de milliers d'Indiens...

Une vie communautaire

À partir de 1640, une paix relative permet aux réductions de prospérer. D’un peu plus de 40 000 Guaranis habitant les trente villages jésuites de la région paraguayenne, on passe à 140 000 vers 1730.

Les villages s’organisent suivant un plan géométrique autour d’une place centrale bordée par l’Église et la résidence des Pères, les entrepôts et les ateliers. Le tout est ceinturé par les maisons à pergola des familles indiennes.

Chaque village est dirigé de façon démocratique par un corregidor. Cette charge, respectant la hiérarchie guarani, retombe d’habitude sur un cacique ou chef traditionnel. Il est assisté par un cabildo, sorte de conseil municipal élu par les villageois.

Deux Pères jésuites suffisent à assurer le bon fonctionnement de chaque communauté villageoise en veillant à la formation et à la vie spirituelle des Amérindiens, avec une discipline stricte.

Les villageois exploitent les terres en commun selon un principe que l'on retrouvera plus tard dans les kolkhozes soviétiques ou les kibboutzim de Palestine. Ils ont l'obligation de travailler chaque jour pour la collectivité, soit dans les champs, soit dans les ateliers, un maximum de huit heures par jour. Ils sont rémunérés en nature. Chaque famille dispose aussi d’une parcelle en propre pour compléter sa consommation.

Les Amérindiens produisent dans les réductions des céréales, du coton, de la canne à sucre et de la yerba mate (maté). L'élevage améliore leur quotidien. Les surplus de production (coton, tabac et maté) sont vendus par les missionnaires, qui font office d'intermédiaires entre les Amérindiens et la société hispano-créole. La population atteint un niveau de vie que pourrait lui envier plus d'un colon espagnol.

Sculpture d'une église de mission jésuite (Bolivie)Autant que sur le plan économique, les réductions connaissent un réel essor culturel : musique baroque, architecture, peinture et sculpture, cartographie et imprimerie, astronomie, botanique, médecine…

Les Jésuites développent les activités de loisir. Ils respectent la langue native des Amérindiens et même promeuvent le guarani en lui donnant une forme écrite. C'est aujourd'hui la deuxième langue officielle du Paraguay, au côté de l'espagnol.

Par contre, par une sévère et injuste discrimination, ils découragent les Amérindiens de s'orienter vers le sacerdoce. Craindraient-ils de perdre leur rôle dirigeant?...

Les Guaranis et les Chiquitanos font eux-mêmes preuve d'une extraordinaire capacité d'adaptation et maîtrisent parfaitement les techniques enseignées par les Pères, comme le montre la belle architecture baroque des églises en bois et adobe, qui subsistent notamment en Bolivie.

Les Jésuites ont tenté la même expérience dans la région de Maynas, dans la forêt amazonienne de l’Équateur, et au nord du Pérou mais l’hétérogénéité des tribus locales, souvent en conflit les unes avec les autres, et les incursions des bandeirantes ont ici freiné leurs tentatives.

Façade baroque de l'église de la Conception (province de Santa Cruz, Bolivie)
Les missions jésuites face aux Lumières

Les hommes des Lumières ne pouvaient pas rester indifférents aux missions jésuites en Amérique du Sud. Plaçant l'Homme au cœur de leur préoccupation, ils observèrent avec le plus grand intérêt cette expérience grandeur nature de mise en place d'une société égalitaire.

De Bougainville à Montesquieu et Diderot en passant par Voltaire, voici un survol de leurs réflexions, tantôt féroces, tantôt émerveillées : Les missions jésuites face aux Lumières

La fin de l’aventure

Dès le début, les missions jésuites ont éveillé les critiques, la suspicion et la convoitise des colons. Tant que la Compagnie avait la Couronne de son côté, elle a pu résister à ces pressions. D’autre part, les réductions ont joué un rôle important dans la défense des frontières de l’empire espagnol, toujours menacé par l’expansionnisme portugais.

Cependant, un malheureux traité entre l'Espagne et le Portugal, en 1750, modifie les limites entre leurs domaines américains respectifs.

Sept missions jésuites proches du fleuve Uruguay se retrouvent en territoire portugais et doivent donc être déplacées. Mais les Guaranis refusent le déplacement. Il s'ensuit une guerre locale et violente de plusieurs années qui finit mal pour les Amérindiens et envenime également les relations déjà tendues des Jésuites avec les colons.

Plus grave, en Europe, la Compagnie de Jésus, soupçonnée de vouloir gérer un État à l’intérieur de l’État et jalousée pour son aura intellectuelle, est en butte à l'hostilité croissante des élites.

En 1767, le roi Charles III d’Espagne signe l’ordre d’expulsion de la Compagnie de Jésus de ses domaines. Les Pères jésuites s'inclinent sans faire de résistance.

Art guarani, église de Nuestra Senora del RosarioLeur expulsion met fin à leur tentative de créer une société utopique, à l'abri des Lois des Indes, lois « idéales » - que les colons ne respectaient pas - d’après lesquelles les indigènes devaient être traités en hommes libres, sujets de la Couronne.

« Cette tâche a eu sans doute des imperfections, des erreurs, des hauts et des bas (…). Mais l’entreprise soutenue tout au long d’un siècle et demi, a constitué un idéal missionnaire et civilisateur élevé », selon l’historien argentin Ernesto Maeder.

Le Jésuite Bartolomeu Melià, ethnologue résidant au Paraguay, cite dans un article la lette que les Guaranis du village de San Luis envoient au gouverneur après l’expulsion des Jésuites : « Nous ne sommes pas des esclaves, et nous n’aimons pas non plus la manière des espagnols, qui travaillent chacun pour soi au lieu de s’aider les uns les autres dans leurs labeurs de chaque jour ».

Ludovico Muratori décrit en 1752 les missions comme Il Cristianesimo felice (la Chrétienté heureuse) et Voltaire lui-même, pourfendeur des Jésuites et de l'Église, y voit un « triomphe de l’humanité ».

Intérieur de l'église San Javier (province de Santa Cruz, Bolivie)
La femme « jésuite » que le pape François veut canoniser

Le pape François souhaite mener à son terme la béatification d’une femme qui, au XVIII siècle, a tenté de prendre la relève des Jésuites dans la province du Río de la Plata (l’actuelle République Argentine), après leur expulsion.

María Antonia de Paz y Figueroa (1730-1799)Fille d’un riche encomendero, belle et instruite, María Antonia de Paz y Figueroa (1730-1799) entre au service des Jésuites à l’âge de quinze ans et devient une laïque consacrée.

Après l'expulsion de la Compagnie, María Antonia, appelée aussi « Mama Antula », organise elle-même les Exercices spirituels d'Ignace de Loyola partout dans la région. Dans l'habit noir des Jésuites, elle entreprend un pèlerinage qui la mène à Buenos Aires où elle bâtit une Maison d’Exercices Spirituels (qui existe toujours).

Dès qu’il est devenu archevêque de Buenos Aires (1998), le cardinal Jorge Bergoglio, aujourd’hui Pape François, s’est intéressé au procès de béatification de María Antonia de Paz y Figueroa (1730-1799).

Ses descendants, très nombreux, ont l’espoir qu’elle sera béatifiée avant 2016, année probable d’une visite du pape à sa terre natale, mais aussi bicentenaire de l’Indépendance argentine, proclamée le 9 Juillet 1816. Presque tous les patriotes sud-américains sont passés par la « Maison » de María Antonia pour faire les exercices de Saint Ignace.

Publié ou mis à jour le : 2022-11-22 19:54:05
Pierre (31-12-2013 23:52:38)

On ne peut pas dire que l'Église, en tant qu'institution, a protégé les Amérindiens. Le rôle joué par certains religieux ou ordres religieux a été en revanche, effectivement, déterminant dans... Lire la suite

David (31-12-2013 14:12:54)

Je suis, depuis longtemps, fasciné par les "réductions", leur aventure économique et sociale de même que par leur développements éducatif et spirituel. Que peut-on trouver en langue ... Lire la suite

Achille (31-12-2013 13:43:00)

Très intéressant car relié à l'actualité. Une invitation à nous extraire de l’Européocentrisme et à revoir le film mission avec encore plus d’intérêt.

Gérard Morin (31-12-2013 12:57:12)

Je lis un petit commentaire sur l'"utopie communiste".
Gare aux amalgames et aux anachronismes. Dans les sociétés qui ne connaissaient pas les "joies" du consumérisme, le travail en commun était nécessairement la règle. On le voyait encore dans nos propres campagnes il n'y a pas si longtemps que ça. Cela n'a rien à voir avec le communisme, laissons celui-ci dans l'enfer où il s'est enfermé lui-même.

Charles (31-12-2013 11:44:52)

Très intéressant et la preuve que TOUT les colons n'étaient pas des assoiffés de richesse et esclavagistes.

Roger BERTHET (31-12-2013 07:47:49)

petite bibliographie pour accompagner la lecture de « Candide » de VOLTAIRE et son évaocation des Missions VOLTAIRE Essai sur les mœurs chap. 154 Louis-Antoine de BOUGAINVILLE Voyage autou... Lire la suite

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