Comment leur échapper ? Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, à partir du Second Empire, les grands magasins sont devenus le symbole du commerce triomphant mais aussi des institutions culturelles, passage obligé de tout touriste.
Pour en arriver là, leurs fondateurs ont élaboré toute une stratégie de séduction à l'intention de clients ravis de succomber à une attraction presque amoureuse pour ces boutiques adeptes des superlatifs.
Comme le romancier Émile Zola en son temps, poussons les portes des modèles d'Au Bonheur des dames pour mieux comprendre pourquoi ils fascinent tellement les foules.
Pas de grands magasins sans grands hommes
Les grands magasins sont nés d'une faillite : celle du Petit Saint-Thomas, magasin de nouveautés situé rue du Bac, à Paris.
Parmi les employés remerciés se trouve Aristide Boucicaut, chef du rayon « châles ».
Fils de fermier, marié contre l'avis de sa famille à une ancienne gardienne d'oies, Marguerite, ce Normand n'aurait jamais dû entrer dans les manuels d'Histoire.
Mais voilà : l'homme a de la ressource et des idées : embauché à la mercerie Au Bon Marché qui vient d'ouvrir dans le quartier, il en prend la direction en 1854 avant d'en faire, à grands coups d'innovations, le premier de nos «Grand magasins».
Ce précurseur ouvre la voie à Alfred Chauchard, ancien commis et fondateur des Grands Magasins du Louvre (1855), Jules Jaluzot, simple vendeur avant d'ouvrir Au Printemps (1865) et Ernest Cognacq, également un ancien employé.
Ernest Cognacq crée avec son épouse Marie-Louise Jaÿ La Samaritaine (1865), ainsi nommée d'après le nom d'une fontaine publique installée sur le Pont-Neuf voisin.
Ajoutons à ce défilé deux cousins venus d'Alsace, Alphonse Kahn et Théophile Bader, qui ont eu la bonne idée de s'associer pour reprendre un petit commerce devenu les Galeries Lafayette (1894), d'après le nom de sa rue.
Ces « self-made men », précurseurs du modèle américain de la fin du XIXe siècle, ne manquent pas de s'adonner à la philanthropie, une fois au sommet de l'échelle sociale. Ainsi Aristide Boucicaut fonde-t-il un hôpital à son nom (aujourd'hui fermé).
Le couple Cognacq-Jaÿ, amateur d'art, laisse un beau musée dans le quartier du Marais et de nombreuses institutions au service de l'enfance, reflet de leur amertume de n'avoir pas eu de descendance, y compris un Prix des familles nombreuses. Marie-Louise Jaÿe, originaire de Samoëns (Haute-Savoie), crée aussi un jardin botanique qui fait encore la fierté du village.
Émile Zola n'avait que l'embarras du choix pour donner corps à son Octave Mouret, grand maître d'Au Bonheur des dames.
Un contexte favorable
On ne peut expliquer de telles réussites par la seule volonté de ces hommes. Ils eurent également la chance de vivre dans une époque qui ne demandait qu'à voir naître de tels projets.
On assistait en effet dans cette seconde moitié du XIXe siècle, sous le Second Empire de Napoléon III, aux effets les plus visibles de la révolution industrielle : démographie en hausse et forte urbanisation, développement des transports des biens et des personnes, production de masse.
La rencontre de ces phénomènes crée un développement de la consommation, en particulier de la part de la bourgeoisie qui souhaite profiter pleinement de sa nouvelle aisance.
Dans le même temps, le préfet Haussmann s'emploie à aérer la ville en perçant de larges avenues qui semblent mener directement aux magasins. Si l'on ajoute les millions de visiteurs qui se pressent aux grandes foires et expositions universelles, on comprend le succès de ces nouveaux commerces.
Libre accès, libre toucher
La nouveauté : voici le mot-clé de ces entrepreneurs.
Il fallait attirer le chaland en jouant sur la curiosité et le plaisir.
C'était alors des idées modernes à une époque où le vendeur, tout-puissant dans sa boutique, proposait les articles en tenant de deviner les désirs des clients et fixait les prix au moment de l'achat.
Attente, marchandage, suspicion... Faire les courses n'avait rien d'une partie de plaisir.
Avec Boucicaut, tout cela est fini : c'est le client qui devient acteur. Il peut entrer sans intention d'acheter, flâner, toucher, voire rapporter ce qui ne lui plaît pas.
Et bien entendu, on trouve de tout.
Alors qu'autrefois, chaque petite boutique avait sa spécialité, ici on peut passer du rayon des chapeaux à celui de la vaisselle ou du comestible... et craquer pour ce dont n'a pas besoin.
Les produits industriels voisinent avec ceux faits mains, comme ces travaux d'aiguille réalisés par des nonnes, disponibles alors au Bon Marché.
Bien entendu le petit commerce regarde d'un œil mauvais ces mastodontes, avant, très souvent, de disparaître, comme la vieille échoppe de drap dont Zola raconte la déchéance : « À mesure que le Bonheur des Dames s'élargissait, il semblait que le Vieil Elbeuf diminuât... ».
Femme, femme, femme...
Ce n'est bien sûr pas un hasard si Zola a baptisé son magasin Au Bonheur des dames.
Ce sont bien elles qui sont à l'origine de ces établissements dont elles représentent, en 1880, 90 % des visiteurs.
Elles découvrent alors le prêt-à-porter qui leur évite enfin de passer de longues heures en discussion et essayage chez une couturière.
La Belle jardinière lance vers 1850 des gammes entières de produits confectionnés ne nécessitant pas de retouche : lingerie, tabliers puis robes.
Les commerces peuvent alors, pour reprendre la formule de Zola, «vend[re] bon marché pour vendre beaucoup, et vend[re] beaucoup pour vendre bon marché» et ainsi toucher plus de clientèle, entre autre grâce à la vente par correspondance. Mais pas question de supprimer ce plaisir nouveau du shopping !
Lorsque la guerre franco-prussienne de 1870 obligea le Bon marché à fermer, faute de personnel masculin, les protestations furent si violentes que la direction fut obligée de rouvrir ! C'était la victoire du Mouret de Zola qui « avait l'unique passion de vaincre la femme. Il la voulait reine dans sa maison, il lui avait bâti ce temple, pour l'y tenir à sa merci ».
« Mais où Mouret se révélait comme un maître sans rival, c'était dans l'aménagement intérieur des magasins. Il posait en loi que pas un coin du Bonheur des dames ne devait rester désert ; partout, il exigeait du bruit, de la foule, de la vie ; car la vie, disait-il, attire la vie, enfante et pullule. De cette loi, il tirait toutes sortes d'applications. D'abord, on devait s'écraser pour entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une émeute ; et il obtenait cet écrasement, en mettant sous la porte les soldes, des casiers et des corbeilles débordant d'articles à vil prix ; si bien que le menu peuple s'amassait, barrait le seuil, faisait penser que les magasins craquaient de monde, lorsque souvent ils n'étaient qu'à demi pleins.
Ensuite, le long des galeries, il avait l'art de dissimuler les rayons qui chômaient, par exemple les châles en été et les indiennes en hiver ; il les entourait de rayons vivants, les noyait dans du vacarme. Lui seul avait encore imaginé de placer au deuxième étage les comptoirs des tapis et des meubles, des comptoirs où les clientes étaient plus rares, et dont la présence au rez-de-chaussée aurait creusé des trous vides et froids. S'il en avait découvert le moyen, il aurait fait passer la rue au travers de sa maison » (Émile Zola, Au Bonheur des dames, 1883).
Les cathédrales de la vente
Ces temples, on les doit au talent des architectes qui bâtirent de véritables palais pour mieux attirer et impressionner. Cariatides, escaliers monumentaux et bien sûr verrières firent de ces immeubles de véritables attractions touristiques.
Ébloui, le client devait avoir l'impression d'entrer de véritables cathédrales remplies de lumières grâce à leur ossature d'acier. L'art y trouvait un écrin, n'évitant pas parfois la surcharge décorative avec des peintures sur chaque centimètre de plafond, des mosaïques sur chaque surface de sol.
Au tournant du siècle, l'Art nouveau déploya ses courbes à l'intérieur de la Samaritaine avant de se voir préférer l'Art déco, notamment au Printemps. À l'extérieur, les publicités, les éclairages et les légendaires vitrines attirent l'œil des passants depuis la fin du XIXe s., même si cette activité fut longtemps jugée vulgaire.
Les Grands magasins n'ont jamais raté une occasion pour attirer l'attention : il faut créer l'événement.
Défilés de mode et animations de Noël bien sûr, et aussi spectacles, concerts et expositions se succèdent. Mais les Galeries Lafayette ne s'attendaient certainement pas à ce qu'un fou volant relève son défi : poser son avion sur les 28 mètres de piste dénichés sur la terrasse de l'immeuble du boulevard Haussmann !
C'est pourtant ce que fit Jules Védrines, en 1919. Ce grand aviateur empocha ainsi la prime promise de 25 000 francs, à laquelle il dut enlever 6 francs d'amende pour avoir atterri dans un lieu interdit... Il ne lui restait plus qu'à démonter son avion pour l'évacuer par le monte-charge.
Grands magasins ou grandes vitrines ?
Commerce, lieu de rendez-vous, restaurant, salle de spectacle... Les grands magasins n'ont cessé depuis l'époque de Zola d'élargir leur offre, au risque parfois d'y perdre leur âme.
Qualifiés de « huitième merveille du monde » dans les années 1870, ils ont pour certains été fermés (La Samaritaine en 2005) ou rachetés (La Belle Jardinière abrite l'enseigne Conforama depuis les années 70).
À Paris, les Galeries Lafayette, le Printemps ou encore Le Bon Marché continuent d'attirer les foules mais ne voient plus passer dans leurs rayons toutes les couches de la société : face à la concurrence de la grande distribution, ces entreprises géantes ont choisi de devenir des vitrines du luxe français, accueillant essentiellement une clientèle riche, souvent venue de l'autre bout du monde. Seul le BHV ou Bazar de l'Hôtel de Ville fait encore mine de résister avec son célèbre rayon dédié au bricolage. Les petites boutiques de nouveautés sont bien loin.
Sources bibliographiques
Jan Whitaker, Une Histoire des Grands magasins, éd. Citadelles et Mazenod, 2011.
Anne Savelli, Décor Lafayette, éd. Incultes (Fictions), 2013.
La vogue des grands magasins a gagné l'Europe du milieu du XIXe siècle, en plein essor économique, avant de s'étendre au fil des années au monde entier.
Parmi les plus dignes représentants de cette grande famille se détache bien sûr le célèbre Harrod's, né d'une petite épicerie ouverte à Londres en 1849 par un ancien grossiste. La légende raconte que l'établissement n'hésita pas à procurer un bébé éléphant à un client difficile... « Everything for Everybody Everywhere » !
Plus à l'Est, le KaDeWe de Berlin et le Goum de Moscou sont redevenus, après la période communiste, les représentants flamboyants du capitalisme. À New York, les employés du géant Macy's montrent leur différence en organisant chaque année une célèbre parade pour célébrer Thanksgiving Day.
Citons également le très moderne Mall of the Emirates, à Dubaï. Il s'inscrit dans la tradition des souks orientaux et de leur version occidentale, les galeries marchandes apparues à la fin du XVIIIe siècle et au siècle suivant : galeries du Palais-Royal (1786, Paris), passage Pommeray (1843, Nantes), galerie Victor-Emmanuel II (Milan), galeries royales Saint-Hubert (Bruxelles)...
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