Impossible de comprendre les Borgia sans se replonger dans le contexte historique de l’époque. Lorsqu’Alexandre VI coiffe la tiare pontificale, à l’été 1492, le monde bascule : le continent américain est sur le point d’être découvert par Christophe Colomb et la Renaissance irrigue les arts et les principautés d’Italie (Botticelli peint la naissance de énus dans les années 1480).
Les États pontificaux, qui réunissent toute l'Italie centrale autour de Rome, sont une principauté parmi d'autres, avec le prestige, la puissance et l’aura sacrée en plus. Après la longue période du Moyen Âge, où elle n’a eu de cesse de s’imposer face au pouvoir temporel, la papauté entend bien jouir de sa primauté spirituelle et défendre ses terres et ses possessions qui remplissent grassement le patrimoine de Saint-Pierre.
Soulignons à ce propos que les papes d'il y a un demi-millénaire n'exercent pas sur la hiérarchie catholique l'autorité qui sera la leur après le concile Vatican I et la reconnaissance de l'infaillibilité pontificale en matière de dogme. C'est avant tout en qualité d'évêque et souverain de Rome qu'ils sont considérés.
Un prince de la Renaissance
Le pape et les prélats de la Renaissance sont des hommes politiques, comme le seront plus tard Richelieu ou Mazarin – avant d'être des serviteurs de Dieu. Ils peuvent respecter leurs devoirs religieux et mener en parallèle leur vie d’homme, avec ce qu’elle comporte de faiblesses, de tentations et de cupidité. Il n’est pas rare de voir des bambins courir dans les couloirs de leurs palais et leurs maitresses habiter à quelques rues...
De fait, le pape innocent VIII, le prédécesseur d’Alexandre, ne s’est pas gêné pour reconnaître ses enfants illégitimes et organiser des noces familiales au Vatican. La corruption, la vénalité et les intrigues se sont déjà largement généralisées sous son pontificat.
En ce sens, Alexandre VI ne déroge pas à la règle : il est lui-même père de quatre enfants, dont les fameux César et Lucrèce. Rodrigo Borgia a choisi la carrière par ambition politique et il grimpe les marches du pouvoir grâce à l’entremise de son oncle le pape Calixte III, qui l’a appelé à Rome et l’a nommé cardinal à 24 ans.
Alexandre VI n’a pas inventé le népotisme (d'un mot latin qui désigne les neveux que l’on avait tendance à placer aux postes clés), mais il le pratiquera sans scrupule au bénéfice de ses proches, comme il est souvent d’usage dans le système clanique méditerranéen.
Sauf que dans le cas présent, il s’agit de ses propres enfants, et que rien ne se fera dans la discrétion : à son aîné l’épée et le pouvoir, à César les honneurs, à Lucrèce les mariages susceptibles de tisser des alliances pour agrandir ou protéger les territoires.
Alexandre VI se comporte comme un prince de la Renaissance, mais avec la tiare sur sa tête. Il est parvenu au pouvoir non par la force, mais par l’intrigue, avec l’or et des promesses qu’il ne tiendra pas toujours. Une fois élu, il entend bien afficher sa puissance à l’égal des souverains de l’Occident. L’homme porte beau, il est grand et montre un visage avenant.
Le jour de son couronnement, on peut lire sur une grande banderole dressée par ses partisans dans la Ville éternelle : «Rome était grande sous César. Elle est maintenant plus grande encore. César était un homme : Alexandre est un Dieu.»
Il quitte son palais de Santa Maria in Portico et s’installe au Vatican dans des appartements qu’il souhaite embellir au plus vite. Il s’entoure alors d’artistes comme le Pinturicchio, qui a déjà travaillé sur le décor de la chapelle Sixtine. Pendant deux ans, le peintre du Quattrocento est à l’œuvre, réalisant de superbes fresques représentant les Borgia dans des scènes religieuses (aujourd’hui visibles dans la salle des Saints).
De fait, Alexandre VI entretient une cour réputée pour être la plus raffinée du monde, s’entoure des plus grands artistes, d’une volée de domestiques, d’une garde prétorienne, tout en se laissant aller aux plaisirs de la chair. Il lui arrive de préférer les banquets avec des courtisanes plutôt que de se rendre aux vêpres...
Le plus célèbre d’entre eux reste celui donné pour fêter le troisième mariage de sa fille Lucrèce, en octobre 1501. Des dizaines d’invités ripaillent au palais, lorsqu’on fait rentrer cinquante courtisanes peu vêtues. Pour mieux les admirer, on leur jette des châtaignes qu’elles ramassent à quatre pattes sur les dalles de marbre… Le vin et l’excitation venant, elles finissent dans les bras des convives. Une scène qui n’aurait jamais dû franchir les portes des lieux mais que son maître des cérémonies Jean Burchard consigne avec soin dans ses carnets.
Alexandre VI se vautre dans le luxe, aime ce qui est rare et cher, se couvre d’habits précieux, dîne comme un satrape oriental dans des plats d’or et d’argent...
Beaucoup d’excès, certes, mais rien d'extraordinaire pour l’époque : avec Jules II, l’un de ses successeurs, la cour pontificale ne va faire que grossir, tout comme les dépenses pour l’embellissement du Vatican et le pape exigera non seulement de souper sur une estrade, mais imposera trois génuflexions en cas d’audience au Palais.
Un Espagnol rejeté par la noblesse romaine
Alors, pourquoi une telle haine pour Alexandre VI ? Son pontificat a-t-il été désastreux aux yeux de l’Histoire ?
La papauté, qui fut témoin de bien pire, sort plutôt renforcée pendant son règne de onze ans. Habile politique et fin diplomate, Borgia tient tête aux grands princes italiens, toujours avides de conquête. Il affermit le pouvoir du Saint Siège en arbitrant la rivalité naissante sur les territoires de la grande Amérique, en imposant à l’Espagne et au Portugal le traité de Tordesillas.
Il fait preuve d’une bonne administration de l’Église, ne prêche aucune hérésie dans ses textes officiels, consolide les finances du trésor et poursuit une œuvre de mécénat qui fera la renommée du Vatican au XVIe siècle. Bref un homme imparfait dans un costume trop vertueux.
En réalité, Borgia reste un étranger à Rome, ou plutôt un parvenu. Sa famille espagnole n’est là que depuis quelques décennies, leur nom «Borja» a été latinisé depuis seulement cinquante ans. Les grandes familles italiennes ne lui pardonnent pas son accession aussi rapide et surtout leur éviction du trône de Saint Pierre.
Les Colonna, les Savelli, les Colini et les Della Rovere piaffent d’impatience devant tant d’or, de fastes et de pouvoir. Encore des postes en moins, des charges à attendre… Ils rodent autour du pape, scrutent les moindres faiblesses, font feu de tout bois et ne se gênent guère pour salir la tiare du Borgia. L’imprimerie est en plein essor, la production pamphlétaire dénonce les anecdotes les plus savoureuses de cette famille excessive, et les insultes se multiplient dans Rome, comme autant d’outils de propagande.
À sa mort, toujours suspecte (empoisonnement ou fièvre maligne ?), ses appartements sont pillés et son plus farouche ennemi, Della Rovere (le futur pape Jules II), lui succède sur le trône de Saint Pierre, après le bref pontificat de Pie III, qui gouverne seulement un mois. Et que fait le nouveau pape ? Il s’empresse d’effacer la mémoire de son ennemi mortel en convoquant de nouveaux artistes, dont Raphaël, pour embellir le Vatican à son image.
Pire : un jour du printemps 1507, le nouveau souverain pontife, accompagné de marbriers et d’une cour de prélats, se rend en procession devant le sarcophage d’Alexandre VI. Pendant qu’il se lance dans une violente diatribe dans laquelle il compare Borgia à Satan, il ordonne qu’on sorte le cadavre dont la décomposition est déjà fort avancée. Et devant les cardinaux horrifiés, il exige que l’on coupe le doigt du squelette qui a porté l’anneau du pêcheur ! Comment résister à une telle damnatio memoriae ?
La Réforme naissante, venue des pays du Nord, fera le reste. Elle trouve dans ce pape un exemple parfait pour appuyer ses féroces critiques contre la richesse, les abus et le pouvoir d’un chef qui n’a rien de spirituel à ses yeux.
Rodrigo Borgia, le flamboyant prince de la Renaissance, avec ses travers, sa luxure et ses intrigues, est devenu définitivement devenu un paria aux yeux de la chrétienté : l’homme sacrilège, parvenu sur le trône de Pierre, et dont les propres enfants firent honte à l’Histoire.
Même si on oublie un peu vite que l’un de ses descendants, François Borgia, supérieur général des jésuites, a fini canonisé pour sa grande piété ; ou encore que l’une des petites-filles de Lucrèce, Anne d’Este, est entrée dans l’une des plus grandes familles de France en devenant duchesse de Guise.
Bibliographie
Les Borgia, par Ivan Cloulas (Hachette Pluriel),
La splendeur des Borgia, par Henri Pigaillem (Télémaque)
Lucrèce et les Borgia, Geneviève Chastenet (JC Lattès)
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
jean-Louis Deschamps (11-01-2016 17:17:36)
Bonjour messieurs
Je viens de lire "Les doutes de Salaï" livre écrit par Rita Monaldi et Francesco Sorti.
Ce livre comprend 2 parties. La première est une enquête truculente menée par Salaï, fils adoptif de Leonard de Vinci pour rechercher l'origine des calomnies déversées contre le pape Alexandre VI. La seconde partie, présentée comme une étude historique s'essaie à prouver que tout le mal déversé contre ce pape Borgia n'est que le fruit d'une immense cabale. Appréciant beaucoup votre jugement, j'aimerai connaître votre sentiment à ce sujet.
Merci de prendre en compte ma question.
Jean-Louis Deschamps
jean Louis TAXIL (20-04-2013 20:05:59)
Articles prodigieux et prodigues en liens conséquents.J'avais bien besoin de réviser cette facette d'une Histoire "que je croyais connaître parceque...". Justifiés, mais habiles, les liens Kulturkampf et Union douanière.Comment connaître le futur si l'on connait pas le passé? En lisant Hérodote.net.
Remerciements
chapot claude (16-04-2013 12:54:43)
Un article qui doit t'intéresser .Bises. C.C.