Finances publiques

Comment s'endettent les États modernes

L’histoire de la politique économique publique et sa traduction dans le débat politique est une suite d’engouements successifs pour des idées nouvelles, qui peuvent apporter un réel progrès si on les applique dans des proportions raisonnables, mais qui deviennent absurdes lorsqu’on les transforme en dogmes idéologiques.

Quand trop de création monétaire conduit à l’inflation

Après la Première Guerre mondiale, l’heure était à la rigueur financière en Europe pour éponger les dettes publiques nées du conflit, notamment les réparations dues par l’Allemagne et les prêts à rembourser aux États-Unis par les alliés. Les budgets publics, de surcroît très sollicités par les besoins de reconstruction et de soutien aux populations éprouvées, avaient du mal à faire face et le financement des États allait de crise en crise.

- hyperinflation en Allemagne et en Autriche

En Autriche puis en Allemagne, le dilemme déboucha sur une hyperinflation liée à un usage immodéré de la «planche à billets», c’est-à-dire d’un financement du déficit public par émission monétaire de la banque centrale. Elle résolvait partiellement le problème de l’endettement intérieur de l’État par la ruine des prêteurs allemands, mais ne changeait rien à l’endettement extérieur en devises qui restait dû à la France et ses alliés, et qu’il fallut raboter par des réductions successives (plans Dawes, Young,…). L’Allemagne en garda une durable défiance envers tout financement de l’État par la banque centrale, qui pèse encore aujourd’hui sur les débats européens.

- crise politique et dévaluation en France

Du côté français, le système était mieux contrôlé grâce au plafonnement des «avances» (c’est-à-dire des prêts) que la banque centrale acceptait de consentir à l’État : la France avait déjà compris que le mal ne réside pas dans un financement partiel du déficit de l’État par émission monétaire au rythme de la croissance de l’économie, mais dans l’excès qui consiste à porter ce financement à des montants incontrôlés. Le plafond des avances à l’État de la Banque de France, dont le statut était privé, était fixé par un conseil des gouverneurs dominé par ses actionnaires importants (les «200 familles»), qui fixait d’ailleurs de la même façon le plafond des prêts aux autres emprunteurs en fonction de leur solidité financière.

L’expérience du Cartel des gauches en 1924 capota sur un refus du conseil des gouverneurs de la Banque de France de relever le plafond des avances à l’État, à cause de sa défiance en la capacité de remboursement du nouveau gouvernement d’Édouard Herriot. Sans reprendre les violentes polémiques de l’époque, bornons-nous à noter que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel et que le montant raisonnable du plafond avait nécessairement une limite, même si son chiffrage exact et le fait de l’avoir opportunément découvert sous le gouvernement Herriot plutôt que quelques mois auparavant ou plus tard peuvent toujours être discutés.

Raymond Poincaré revint au pouvoir et créa en 1928 le «franc Poincaré», classique opération de dévaluation bien conduite qui replaçait la monnaie sur une nouvelle parité réaliste, garantie par l’or et crédibilisée par les mesures de rigueur financière associées. L’opération réussit finalement trop bien sur le plan psychologique : on en garda l’idée malencontreuse que la rigueur budgétaire était une fin en soi et que défendre la parité de la monnaie était l’objectif ultime de toute politique économique sérieuse, loin devant la croissance et le taux de chômage.

Quand s’accrocher à la valeur de la monnaie conduit à la déflation

- déflation en Allemagne et en France

Cet excès de dogmatisme après la crise économique mondiale de 1929 débouchera sur les drames de la déflation, en Allemagne sous le gouvernement  Brüning et en France sous le gouvernement Laval. Le Royaume-Uni avait ouvert cette voie dès 1925 sous la direction du chancelier de l’Échiquier Winston Churchill, qui reconnaîtra plus tard que la pire erreur de sa carrière ministérielle fut d'avoir suivi l’avis du gouverneur de la Banque d’Angleterre Norman Montagu, qui le poussa à revenir à la parité d’avant-guerre devenue trop élevée de la livre sterling.

- relance par les dépenses publiques aux États-Unis et en France

La science économique avait entre-temps progressé sous l’influence d’un économiste anglais, John Maynard Keynes, qui contesta vivement la décision de Churchill puis s’attacha à montrer dans sa Théorie Générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie que l’important n’était pas de défendre une parité extérieure irréaliste de la monnaie, mais de s’efforcer de faire atteindre par l’économie réelle son «taux de croissance potentielle» tenant compte de la situation technique et financière du moment, au besoin en relançant l’activité par des dépenses budgétaires qui entraînent une croissance générale supérieure à leur seul montant.

C’était le fameux multiplicateur keynésien, bientôt mis en pratique par Franklin Roosevelt et Léon Blum qui abandonnèrent les politiques déflationnistes aux États-Unis et en France. Mais pour être efficace, il supposait que les liquidités soient judicieusement réorientées, par le biais de l'impôt et des dépenses publiques, des catégories de la population qui ont la plus forte propension à thésauriser (épargner) vers celles qui ont la plus forte propension à consommer et surtout investir.

En réalité, le remède ne suffit pas à guérir le malade à l’époque et la véritable politique keynésienne qui permit de relancer la machine économique fut la Seconde Guerre mondiale, avec son cortège de dépenses militaires. En-dehors des États-Unis qui devenaient créanciers du reste du monde et consentirent à redistribuer leurs excédents par le Plan Marshall, les pays occidentaux sortaient une nouvelle fois de la guerre très endettés, avec d’énormes besoins de reconstruction.

Malgré des difficultés financières récurrentes sous la IVe République, la reconstruction fut remarquablement rapide en France pendant les «Trente Glorieuses» (1944-1974) grâce à un excellent cocktail de croissances démographique et économique, d’inflation à peu près contrôlée permettant d’alléger progressivement les dettes anciennes, et de financement du déficit de l’État partagé entre les établissements financiers et la Banque de France. Cette dernière ayant été nationalisée à la Libération par le gouvernement du général de Gaulle, la responsabilité de fixer le plafond des avances n’incombait plus au prêteur mais à l’État emprunteur lui-même, au moyen d’une délibération annuelle du Parlement qui donnait lieu aux passes d’armes politiques que l’on imagine. La Vème République poursuivra le redressement des finances publiques après avoir procédé à un assainissement initial, par une dévaluation importante lors de la création du nouveau franc.

Excès de dépenses publiques et dévaluations

- glissade du franc par rapport au mark

Dans les années 1970, à Paris, on commence à s'inquiéter pour la stabilité de la monnaie. En 1949, le mark allemand valait à peu près un franc français. Dans chacune des quatre décennies suivantes, jusqu'en 1989, le mark a gagné environ 30% par rapport au franc jusqu'à valoir 3,35 francs à l'avènement de la monnaie unique.

Pour tenter d'éviter de céder aux tentations du laxisme, le ministre des finances Valéry Giscard d’Estaing fit voter en 1973, sous la présidence de Georges Pompidou, une loi qui supprimait le mécanisme des avances plafonnées au profit d’une régulation globale par la Banque de France de la croissance de la masse monétaire découlant de ses activités et de celles des établissements de crédit.

- mise à mal du système monétaire international par les États-Unis

Les accords de Bretton Woods en 1944, négociés par l’Américain White, au détriment du négociateur anglais Keynes, encensé mais vaincu, et de Pierre Mendès-France, confient au dollar américain un rôle équivalent à celui de l’or afin d’éviter le risque de pénurie physique de ce dernier.

Les Américains comprirent très vite qu’en émetteur de la monnaie dominante, ils avaient la possibilité de s’affranchir de toute règle, en laissant le reste du monde financer ses déficits.

Plutôt que de lever les impôts nécessaires au financement de leur implication militaire en Allemagne, au Japon et bientôt au Viet Nam, ils laissèrent filer les déficits puisque leur financement extérieur s’effectuait en dollars et était procuré par le monde entier, désireux de placer ses excédents dans la principale économie mondiale. Le capital des emprunts du Trésor américain n’était donc jamais remboursé mais perpétuellement renouvelé par l’émission de nouveaux bons du Trésor, dont seuls étaient réellement payés les intérêts inférieurs à l’inflation.

Les meilleures choses ayant une fin, cette dérive entraîna une défiance progressive envers le dollar dont la parité fixe de 35 dollars l’once devint intenable. Le président Nixon finit par annoncer le 15 août 1971 la «suspension» de la convertibilité du dollar en or, signant ainsi la fin du mécanisme de Bretton Woods. Elle fut entérinée en 1976 par les accords de la Jamaïque, qui constataient la situation de fait de monnaies devenues flottantes au gré des marchés. C’est dans ce contexte que s’inscrivait la loi de 1973 mentionnée plus haut, par laquelle la France s’efforçait de devenir financièrement plus vertueuse au moment où les États-Unis l’étaient moins. La décision du 15 août 1971 ayant réglé du point de vue des États-Unis la question du financement de leur déficit extérieur, restait la question intérieure de leur déficit budgétaire à laquelle aucun remède sérieux ne fut apporté.

- trop c’est trop

Le monde s’aperçut alors que les politiques keynésiennes d’accroissement du déficit public avaient certes du bon pour soutenir la croissance, mais que leur prolongation sur longue période conduisait à une montée inexorable de l’endettement. Rien d’inattendu dans ce constat, que Keynes avait lui-même formulé lorsqu’il écrivait que sa politique budgétaire devait être neutre sur moyenne période : aux périodes de soutien d’une croissance anémique par les finances publiques devaient succéder des périodes de restriction budgétaire lorsque la croissance dépassait son potentiel, afin de compenser pertes et gains budgétaires sur l’ensemble d’un cycle. Mais rien de tel ne s’était produit car les États-Unis avaient voulu toujours plus de croissance, au détriment de leur endettement public. Après le danger des politiques déflationnistes des années 30, on découvrait le danger des politiques budgétaires inflationnistes des années 60.

Le monétarisme à l’essai

- les États-Unis font les choses à moitié

Le monde occidental crut alors intéressant de changer de cap avec la politique monétaire préconisée par l’Américain Milton Friedman, qui professait que la seule intervention publique devait porter sur le contrôle de la masse monétaire pour juguler l’inflation, tandis que les budgets publics ne devaient jouer aucun rôle keynésien et devaient viser la neutralité en restant équilibrés. Naturellement, les États-Unis suivirent la pente de la facilité permise par le caractère dominant de leur monnaie et n’appliquèrent que le premier terme de la recommandation : le gouverneur de la banque centrale américaine Paul Volker pratiqua une politique monétaire ultra-rigoureuse avec des taux d’intérêt très élevés qui éradiquèrent en effet l’inflation au début des années 1980, tandis que le président Reagan poursuivait au même moment une politique budgétaire laxiste dont la seule originalité venait du fait que les déficits se creusaient moins à cause de la croissance des dépenses que de la baisse des impôts, pour un effet keynésien équivalent.

Le président Reagan et son successeur George Bush léguèrent au monde les déficits jumeaux du budget et du commerce extérieur américain, dont le premier fut résorbé par Bill Clinton avant de reprendre son envolée sous George Bush junior, tandis que le second ne cessait d’empirer. Vint alors la crise financière de 2008 provoquée par un excès de dérégulation financière. Les Américains décidèrent de la conjurer par le cumul des avantages du laxisme budgétaire et monétaire : leur déficit budgétaire débridé est désormais financé par des prêts quasi-illimités de la Réserve fédérale (la banque centrale américaine). Il est probable qu’après une période d’euphorie, les États-Unis et leurs prêteurs chinois en dollars découvriront un jour qu’ils ont aussi cumulé les inconvénients de ces deux excès, c’est-à-dire le surendettement et la dépréciation de la monnaie.

- l’Europe suit avec ses propres contraintes

En attendant, les pays européens s’étaient convertis au monétarisme de Milton Friedman en accordant à leurs banques centrales l’indépendance dont la Bundesbank jouissait déjà, puis en les réunissant dans la BCE (Banque Centrale Européenne) lors de la création de la monnaie unique. L’Europe envie les possibilités données par une monnaie dominante et bon nombre de ses pays constitutifs, en-dehors de l’Allemagne et ses satellites restés marqués par le souvenir de l’hyperinflation de 1923, aimeraient se lancer dans un essai de financement des déficits budgétaires par la banque centrale européenne pour des montants plus significatifs que ceux qu’elle consacre au rachat de titres de dette portugais, espagnols et italiens.

La France est à la pointe de cette nouvelle croisade, aussi bien sous le président Sarkozy qui demandait en 2011 que le MES (Mécanisme Européen de Stabilité qui aide les pays surendettés) se voie reconnaître un statut de banque afin de pouvoir émarger aux prêts de la BCE, que sous son successeur François Hollande qui finira peut-être par obtenir de la part de la chancelière Angela Merkel une nouvelle possibilité de financement des États ou du système bancaire par la BCE sous une forme ou sous une autre, pour lutter contre la rechute économique qui menace.

Une fois de plus, tout est question de mesure : une certaine dose de financement des déficits publics par la banque centrale, en direct ou par le truchement du système bancaire, serait justifiée dans la mesure où elle permettrait de contrecarrer l’effet keynésien restrictif d’une réduction trop rapide des déficits publics. Mais un financement trop élevé par la banque centrale finirait par dégrader au-delà du raisonnable la valeur de l’euro et compliquerait la situation ultérieure, comme pourrait le constater un jour le Royaume-Uni qui a conservé sa souveraineté monétaire et ne se prive pas de financer son déficit par sa banque centrale.

- Il n’y a pas de miracle en économie

Au terme de ces rappels historiques, constatons que les théories économiques à succès tendent à se transformer en idéologies, alors que les remèdes qu’elles préconisent doivent être absorbés à dose modérée. De même qu’un degré tempéré de religion et la morale associée rendent la société plus vivable aux plus faibles, tandis que l’excès débouche sur l’intolérance et les guerres de religion, une certaine dose de déficit budgétaire et de financement par la banque centrale ont du bon pour franchir une passe économique délicate, tandis que leur excès débouche sur le surendettement et l’inflation. Tout est dans le dosage et aucune théorie économique, comme aucune idéologie, ne détient la vérité absolue urbi et orbi.

Michel Psellos
Publié ou mis à jour le : 2019-06-12 16:54:18
Benoit de BIEN (23-11-2015 18:44:04)

Très bon article de Monsieur Psellos et judicieux commentaire de jacques.

jacques (26-06-2012 12:02:27)

excellent papier; "est modus in rebus",dans tous les aspects de la vie humaine, surtout en économie, domaine particulier de la politique, sans autonomie vis-à-vis de la société, et sans théorie explicative, "l'économie" comme science étant une imposture. Il y a quand même quelques grands esprits, dont le grand Keynes, trahi par les soi-disants "keynesiens". S'il y a une possibilité de "règle d'or", c'est de faire une politique contra-cyclique, c'est-à-dire de s'adapter aux circonstances avec le souci du bien public, et d'abord des plus faibles.

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