À Bruxelles, dans la nuit du 8 au 9 décembre 2011, tous les pays de l’Union européenne à l’exception notable du Royaume-Uni s’engagent sur le programme d’austérité budgétaire présenté par Berlin.
Grâce à l’appui du président Nicolas Sarkozy, la chancelière Angela Merkel obtient de chacun des chefs d’État et de gouvernement l’engagement de rétablir coûte que coûte à moyen terme l’équilibre des finances publiques.
Cet accord à l’arraché intervient 20 ans après le traité de Maastricht qui avait avalisé la création d’une monnaie unique.
Destiné à « rassurer les marchés », il prévoit l’adoption d'un nouveau traité (ou de protocoles additionnels), en remplacement du traité de Lisbonne qui a fait faillite en quelques mois.
Dans la Constitution de tous les États devrait être inscrite une « règle d’or » selon laquelle leur déficit budgétaire ne devrait jamais excéder le seuil de 3% du PIB (produit intérieur brut ou richesse nationale) et le Conseil européen des chefs d'État et de gouvernement serait habilité à sanctionner les États contrevenants.
Ce que d’aucuns appellent complaisamment un « gouvernement économique » de l’Europe s'apparente bien plutôt à une mise sous tutelle des États nationaux.
Si l’accord doit aboutir, il ne restera aux Parlements nationaux d’autre champ d’action que des résolutions concernant la prostitution, l’octroi du droit de vote aux immigrés, la dépénalisation du cannabis ou de l’euthanasie, toutes choses qui n’ont pas d’incidence budgétaire. Les politiques sociales, industrielles, éducatives… pourraient quant à elles être très sévèrement encadrées.
On a eu un avant-goût à l'automne de ce que cela pourrait signifier quand un ministre allemand a dénoncé à Bruxelles le montant excessif de l'aide alimentaire octroyée aux nécessiteux par différents États de l'Union.
L’accord de Bruxelles a-t-il quelque chance de réussir ? Il bénéficie du soutien du président de la République française bien que celui-ci ait vu toutes ses demandes rejetées par la chancelière et ait dit le plus grand mal d’un assujettissement de la souveraineté nationale à des juges supranationaux.
Son plus grand tort est de prolonger le malentendu concernant la Crise européenne et son origine.
Pour les doctrinaires néolibéraux et les dirigeants européens tant de droite que de gauche qui suivent leurs préceptes, il ne fait pas de doute que la Crise, née de la « crise des subprimes » de 2008, est due à l’endettement excessif des États européens, en particulier des pays du « Club Med » (Grèce et Chypre, Italie, Espagne, Portugal et France).
Il suffira à ces États de couper dans leurs dépenses pour restaurer leur crédit et leur compétitivité ! C’est la politique qui fut appliquée en 1930 par le chancelier Brüning en Allemagne comme en 1935 par le Président du Conseil en France... avec les effets désastreux que l’on sait.
Des économistes (Patrick Artus, Jean-Michel Quatrepoint, Martin Wolf…) commencent à entrevoir une autre réalité : l’endettement de certains États serait la conséquence de leur déficit commercial chronique avec les États les plus agressifs de la zone euro, à commencer par l'Allemagne.
Dans toute économie « normale », régie par les règles libérales, les déséquilibres de la balance commerciale sont corrigés instantanément et sans douleur par un ajustement des taux de change monétaires : les pays en situation de déficit chronique voient ainsi le taux de change de leur monnaie chuter jusqu’au rééquilibrage en valeur des importations et des exportations.
Mais les membres de la zone euro s’interdisent ce genre d’ajustement ou plutôt persistent à aligner l’euro sur les économies les plus fortes de la zone, qui correspondent à l’ancienne « zone mark ». D’où la spirale de la paupérisation qui frappe le « Club Med », France comprise.
L’Allemagne inonde ainsi les pays du « Club Med » de ses produits industriels et brise peu à peu leur industrie et même leur agriculture. Au lieu de leurs propres productions, les citadins grecs consomment aujourd’hui des condiments importés de Chine ou d’ailleurs par des firmes allemandes. Quant à la France, qui se flatte de sa vocation agricole, elle a été devancée en 2007 par… l’Allemagne dans les exportations agro-alimentaires !
Au vu de ce qui précède, il nous est permis de contester le bien-fondé de l’accord de Bruxelles. Ses promoteurs, accrochés au paradigme néolibéral (primauté au libre-échange), se sont déjà trompés deux fois :
- En instaurant la monnaie unique, le traité de Maastricht de 1991 devait entraîner une convergence des économies européennes ; c’est le contraire qui s’en est suivi : les pays fragiles et pauvres sont plus fragiles et plus pauvres que jamais ; les pays riches sont plus riches et arrogants que jamais.
- Le traité constitutionnel, rejeté en 2005 par les citoyens français et néerlandais et rebaptisé en 2008 traité de Lisbonne, devait remettre l’Union européenne à flot ; la voilà au bord du gouffre, ce qui donne raison a posteriori aux électeurs et aux (rares) responsables et médias qui l’ont contesté.
Loin de redresser l’Europe, la politique de déflation à la Brüning va amplifier les disparités économiques et sociales et achever de briser le socle industriel sur lequel le Vieux Continent a bâti sa prospérité. À moins que la raison ne finisse par l’emporter.
Sacrifier les Européens pour sauver l’euro… ou sacrifier l’euro pour sauver les Européens du chaos ? Tel est le dilemme auquel vont bientôt se trouver confrontés les citoyens et leurs gouvernants.
Pour éviter d'être une nouvelle fois contredits par les électeurs, les promoteurs de l’accord de Bruxelles se disposent à inscrire dans les Constitutions nationales la fameuse « règle d’or » budgétaire.
Dans l’esprit des « Lumières », les Constitutions étaient l’expression du Peuple souverain. Elles tendent à devenir un instrument de coercition au service des classes dirigeantes ou, comme en France, un jouet soumis au bon vouloir du chef de l’État.
Plus troublant que le déni de démocratie est sans doute la place occupée désormais par l’Allemagne, porte-parole de l’Europe des rentiers.
Tandis que l’Allemagne exige de ses partenaires des abandons de souveraineté décisifs, elle-même s’interdit toute concession. Le 30 juin 2009, la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe a réaffirmé la suprématie de la Constitution allemande sur les traités internationaux et européens.
Le 7 septembre 2011, elle a aussi rappelé que toute décision européenne devait être subordonnée à une validation par le Bundestag (la Chambre des députés allemande) et qu’il n’était nullement question que le pays renonce à une parcelle de sa souveraineté.
Cette détermination contraste avec l'empressement, en France, du Conseil constitutionnel et du Président de la République à entériner les abandons de souveraineté sur l’autel de la construction européenne et de l’euro.
Les ultimes développements de la Crise européenne et la mise entre parenthèses de la démocratie réveillent de mauvais souvenirs dans plusieurs pays européens.
Agoni par les ténors de la droite et de son propre parti pour avoir dénoncé la « politique à la Bismarck » d’Angela Merkel, le député socialiste Arnaud Montebourg apparaît néanmoins modéré si l’on jette un oeil au-delà de l'hexagone.
À Rome, on dénonce à qui mieux mieux le « Diktat » franco-allemand. Un essai fait fureur sous le titre Il quarto Reich (« Le IVe Reich »). Ses auteurs montrent, d'après le très sérieux Il Sole 24 Ore, que « L'Allemagne est en passe de réussir grâce à la monnaie unique ce à quoi Hitler avait échoué par les armes, à savoir la domination de l'Europe continentale ».
À Athènes, les manifestants ne craignent pas d’associer le drapeau européen à la croix gammée du IIIe Reich pour dénoncer la « troïka » (Commission européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international) qui a placé leur pays sous un protectorat de fait.
Dans le journal conservateur madrilène ABC, le chroniqueur Manuel Martin Ferrand écrit : « (…) nous vivons sous le règne du IVe Reich, qui, pour la plus grande gloire de l’Allemagne, limite et va même jusqu’à supprimer les droits inscrits dans la Constitution des pays sous sa coupe » (cité par Courrier international).
Dans ces pays, on s’afflige de la reconstitution d’une Europe allemande, de la Manche à la Vistule - à l’exclusion de la Russie et du Royaume-Uni -, dans les mêmes limites qu’il y a 70 ans.
Excessifs et outranciers, ces propos et attitudes le sont tout autant que la brutalité avec laquelle une poignée de dirigeants impose ses vues sur la Crise européenne et les moyens d’y remédier.
Pacifiques plus que de raison, soucieux avant tout de jouir de leurs rentes et de leurs retraites, les Allemands ont des motifs de s’indigner de ces bouffées de haine. Mais les maladresses de quelques-uns ne sont pas de nature à restaurer l’harmonie perdue. Ainsi Volker Kauder, l’un des chefs de la CDU, le parti d’Angela Merkel, a-t-il claironné lors d’un congrès de son parti : « Maintenant, l’Europe parle allemand » (« Jetzt auf einmal wird in Europa Deutsch gesprochen ! »).
Elle est oubliée, la formule de l'ancien chancelier Helmut Kohl : « Nous ne voulons pas d'une Europe allemande mais d'une Allemagne européenne » (« Wir wollen kein deutsches Europa, sondern ein europäisches Deutschland »).
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