Le 6 avril 1994, le président-dictateur du Rwanda, Juvénal Habyarimana, était tué dans un attentat contre son avion personnel. Les hommes de main de la majorité hutu entreprenaient aussitôt le massacre de la minorité tutsie (10% de la population) et des hutus modérés.
En trois mois, 800 000 innocents furent massacrés à coups de machette. Ce fut l'un des génocides du XXe siècle définis comme tel par l'ONU, avec le génocide arménien, le génocide juif et le massacre de Srebrenica.
La fuite de très nombreux réfugiés et militaires vers les pays voisins entraîna la déstabilisation complète de l'Afrique des Grands Lacs. On estime que la succession de conflits issus de ce drame est à l'origine de plus de quatre millions de morts violentes au Rwanda, au Burundi et surtout en République démocratique du Congo (RDC ou Congo-Kinshasa, ex-Zaïre), sans compter les viols de masse. En 2006, l'insécurité y faisait encore plus de mille morts par jour d'après Amnesty International... dans l'indifférence de l'opinion internationale ; il est vrai qu’il n’y avait sur place ni Américains, ni caméras...
Désireux de faire taire les polémiques, le président Emmanuel Macron a demandé à une commission de 13 historiens présidée par Vincent Duclert d'enquêter sur l'implication de la France, de son armée et du président François Mitterrand dans le drame rwandais. Après avoir pendant dix-huit mois épluché les archives, les historiens ont remis leur rapport au président de la République le 26 mars 2021. Disons-le d'emblée, malgré ses 1000 pages, le document est remarquable de clarté, de précision et de pondération...
Le pays des mille collines
Le drame rwandais a surpris par son ampleur mais il était hautement prévisible dans ce pays accoutumé aux explosions de violence.
Le Rwanda (capitale : Kigali) et son frère jumeau le Burundi (capitale : Bujumbura) sont deux pays atypiques en Afrique... et sans doute seraient-ils encore méconnus de la plupart d'entre nous s'il n'y avait eu le drame de 1994. Ils sont moins étendus que la Bretagne mais trois à quatre fois plus peuplés (environ 27 000 km2 et 12 millions d'habitants chacun en 2019).
Leur isolement au coeur du continent noir, sur des hauts plateaux volcaniques, leur a permis d'échapper dans les temps anciens à la traite arabe et à la traite européenne. Cela, ainsi que la douceur du climat et la fertilité du sol, explique une densité de population très élevée.
En 1885, à la conférence de Berlin sur le partage de l'Afrique, les Allemands mettent la main sur les deux royaumes, que l'on appelle alors Ruanda et Urundi, sans qu'aucun Européen y ait encore mis les pieds ! Le premier sera le comte von Götzen en 1894.
Les colonisateurs s'en tiennent à une présence symbolique. Ce n'est pas le cas des missionnaires catholiques, les Pères blancs, qui convertissent avec succès les habitants.
Après la Première Guerre mondiale, l'Allemagne, défaite, doit céder ses droits sur ces deux territoires à la Belgique, qui possède déjà l'immense Congo voisin. Le Ruanda et l'Urundi deviennent dès lors des protectorats belges.
Clivages sociaux
Les habitants des deux petits protectorats appartiennent au même groupe de population, la tribu des Banyaruandas, ainsi que l'explique Ryszard Kapuscinski, l'un des meilleurs connaisseurs de l'Afrique. Ils parlent des langues de la même famille, non compris le français, langue officielle, et l'anglais, que commencent à pratiquer les dirigeants.
La seule division qui traverse ces pays - mais elle est de taille - est sociale. Depuis des temps immémoriaux, les Banyaruandas sont divisés en trois groupes que Ryszard Kapuscinski assimile à des castes :
• Les éleveurs de bétail ou Tutsis (environ 14% de la population du Rwanda en 1994),
• Les agriculteurs ou Hutus (85% de la population),
• Les domestiques ou ouvriers, ou Twas (1% de la population) ; d'aucuns voient dans ceux-ci les derniers représentants de chasseurs pygmées.
Jusqu'au milieu du XXe siècle, le Ruanda (ou Rwanda), que l'on surnomme joliment le « pays des mille collines », vit donc replié sur lui-même avec à sa tête un monarque, le mwami, entouré d'une nombreuse noblesse.
Le roi et les nobles sont Tutsis. Ils tirent leur richesse et leur fierté de leurs troupeaux. Ils obtiennent de leurs bêtes leur nourriture (lait et sang) et les louent à l'occasion aux agriculteurs hutus pour les travaux et la fumure des champs.
À la fin du XIXe siècle, en Europe, quelques esprits fumeux voient dans ces divisions, que l'on retrouve plus ou moins partout au sud du Sahara, l'héritage de lointaines migrations de peuples à peau claire venus du Nord, les Nilotiques (Peuls, Touaregs, Maures, Tutsis...), qui auraient subjugué les peuples à peau noire (les Bantous).
Cette thèse conforte l'idée d'une supériorité de la race blanche sur les autres. Elle est inspirée par les théories scientistes alors à la mode dans les élites « progressistes », en rupture avec l'universalisme chrétien.
La « Toussaint rwandaise »
Les colonisateurs belges s'appuient sur les Tutsis pour l'administration du royaume. Dès 1931, l'état-civil distingue les Tutsis des Hutus au Ruanda comme en Urundi. Les cartes d'identité font mention de l'appartenance de chacun. Dans les années 1950, la situation se gâte du fait, en particulier, de la pression démographique.
En quête de pâturages supplémentaires, les éleveurs tutsis grignotent les champs des agriculteurs hutus. Plus instruits que ces derniers, ils en viennent à réclamer l'indépendance dans le dessein de consolider leur suprématie. Les colonisateurs s'inquiètent de leurs prétentions. Ils jugent l'indépendance prématurée et, pour la différer, encouragent les revendications hutues.
C'est ainsi qu'en mars 1957 est publié le Manifeste des Bahutu par un Comité des 9 (parmi lesquels Kayjibanda et Habyarimana, futurs présidents du pays). Les protestataires ressortent à cette occasion le mythe selon lequel les Tutsis seraient des intrus venus de la région du Nil... et les invitent à y retourner !
La tension débouche le 1er novembre 1959 sur une révolution sociale, la première et la seule qu'ait connue le continent noir. Les paysans armés de machettes assaillent les Tutsis, brûlent leurs fermes et tuent leur bétail, se repaissant de viande pour la première fois de leur vie !
Cette « Toussaint rwandaise » se solde par des dizaines de milliers de morts. Un nombre équivalent de Tutsis se réfugient dans les pays voisins (Ouganda, Congo, Burundi). Ils s'installent dans des camps, au pied des hauts plateaux rwandais, dans la nostalgie de leurs pâturages et de leurs troupeaux.
C'en est fini de la suprématie tutsie au Rwanda. L'année suivante, le roi est déposé par les Belges. Le 1er juillet 1962, enfin, la république du Rwanda devient indépendante (de même que le royaume du Burundi, où s'est maintenue la suprématie tutsie).
En décembre 1963, des Tutsis tentent un retour en force au Rwanda depuis leurs bases du Burundi. La répression est terrible. Une nouvelle fois, des dizaines de milliers de Tutsis sont assassinés, y compris les derniers ministres tutsis du gouvernement. D'autres fuient et rejoignent les camps des pays voisins...
Au Burundi, où une dictature militaire a succédé à la monarchie, ne voilà-t-il pas que les Hutus tentent de suivre l'exemple rwandais. Ils se soulèvent en 1972 et assassinent quelques milliers de Tutsis. L'armée réplique avec brutalité. 100 000 Hutus sont à leur tour massacrés.
Dans un tragique mouvement de balancier, plusieurs centaines de milliers de Hutus se réfugient au Rwanda. Leur afflux déstabilise le pays.
En août 1988, des paysans hutus se soulèveront à nouveau et à nouveau se feront massacrer (20 000 morts « seulement »). Ce massacre, comme les précédents, passera pratiquement inaperçu de l'opinion mondiale, en butte à bien d'autres soucis...
Le 5 juillet 1973, le président Grégoire Kayjibanda, un modéré, est déposé par le général Juvénal Habyarimana, partisan de la manière forte. Le pays est mis en coupe réglée par le clan familial du dictateur, de sa femme Agathe et de ses beaux-frères.
Français et Américains s'invitent dans le conflit
Dans les années 1980, le Rwanda est en proie à la misère, au surpeuplement et à une croissance démographique explosive. L'ambassadeur de France Georges Martres écrit en 1990 dans une note publiée par la commission Duclert : « La disette devient famine dans certaines campagnes, où les paysans les mieux nantis en terres font garder jour et nuit leurs récoltes contre les affamés que l’on n’hésite pas à tuer s’ils sont surpris à voler. Ailleurs, on signale des parents qui abandonnent leurs enfants à leurs voisins, faute de pouvoir les nourrir ».
Le reste de l'Afrique centrale n'est guère mieux loti et connaît un regain de troubles. En Ouganda, pays anglophone au nord du Rwanda, la dictature sanglante de Milton Obote succède à celle d'Idi Amin Dada. Un opposant, Yoweri Museveni, lève des troupes et recrute massivement des réfugiés tutsis rwandais de la deuxième génération. Beaucoup d'entre eux, devenus des officiers aguerris, sont à ses côtés lors du défilé de la victoire à Kampala, capitale de l'Ouganda, en janvier 1986.
Ces Rwandais de la diaspora sont plus que jamais décidés à récupérer la terre de leurs ancêtres. Ils fondent avec Paul Kagamé le Front Patriotique Rwandais (FPR). Convertis à l'anglais, ils attirent l'attention des Américains au moment où ceux-ci commencent à s'intéresser à l'Afrique. Washington voit en eux un moyen de prendre pied au coeur du continent noir, dans une région au sous-sol riche en métaux précieux et rares.
Dans la nuit du 30 septembre 1990, les hommes du FPR quittent leurs casernes et pénètrent au Rwanda. C'est l'affolement à Kigali, dans le clan Habyarimana, où l'on commence à faire les valises. « Les partisans peuvent arriver dans la capitale en un ou deux jours. C'est sans doute ce qui se serait passé, car l'armée de Habyarimana n'oppose aucune résistance », écrit Ryszard Kapuscinski (Ébène). « Peut-être l'hécatombe de 1994 aurait-elle été évitée, s'il n'y avait eu ce coup de téléphone : un S.O.S. adressé par le général Habyarimana au président Mitterrand ».
À Paris, depuis la chute du Mur de Berlin, la diplomatie française est aux abois. Le président Mitterrand n'est plus perçu comme un partenaire incontournable par les Allemands, les Américains, les Soviétiques. Au sommet africain de La Baule, il s'est consolé en promettant d'aider ses invités du continent noir dans tous les domaines, y compris militaire, à condition qu'ils acceptent les formes démocratiques de gouvernement.
Et voilà que des gens venus d'une ancienne colonie anglaise, l'Ouganda, voudraient renverser le gouvernement légitime du Rwanda francophone. Il n'est pas question pour le président et les diplomates du Quai d'Orsay que soit porté atteinte à un pays du « champ » (l'Afrique francophone liée à la France) ! Jean-Christophe Mitterrand, fils aîné du président français, surnommé par les Africains « Papamadit », est l'ami personnel du fils du dictateur rwandais. Il garantit à celui-ci le soutien de l’armée française sur son sol en échange d’une évolution démocratique.
Le 2 octobre 1990, l'amiral Lanxade, chef de l’état-major particulier du président, alarme celui-ci sur les risques induits par l'agression du FPR. Il n'en faut pas plus pour que débarquent à Kigali quelques centaines de parachutistes. Nom de code : Noroît. Les Français se font accompagner de quelques Belges mais aussi de soldats du Zaïre (ou Congo) voisin, pour atténuer l'aspect néocolonial de l'opération. C'est du pain bénit pour le dictateur discrédité du Zaïre, Mobutu, qui retrouve un peu de crédit sur la scène internationale.
Paul Kagamé ne se soucie pas d'affronter la France et interrompt sa marche en avant. Mais à Kigali, pour éviter que les Français ne repartent trop vite, on simule un combat avec le FPR dans la nuit du 4 octobre 1990.
L'attente
Une grande partie des Hutus, y compris et surtout la classe dirigeante, ne cachent plus leur souhait d'en finir et de massacrer ce qui reste de Tutsis dans le pays. En prévision de l'ultime affrontement, que chacun sait inéluctable, le « Hutu Power » du dictateur forme dans tous les villages une milice hutue, les Interhamwe, ce qui signifie : « Frappons ensemble ».
Habyarimana porte aussi les forces armées rwandaises (FAR) de 5 000 à 35 000 hommes. Tandis que les militaires belges rentrent chez eux, leurs homologues français doivent suppléer à tous les niveaux aux défaillances de cette troupe de bric et de broc.
Les combats reprennent en juillet 1992 au nord du pays. Dans la zone ainsi « libérée » par ses troupes, Paul Kagamé procède en février 1993 à une « épuration ethnique ». Des centaines de milliers de Hutus sont chassés vers Kigali. Sur les routes qui mènent à la capitale, les troupes françaises doivent elles-mêmes procéder à des barrages filtrants en ne laissant passer que les Hutus. La radio des Mille Collines lance de premiers appels au meurtre des Tutsis, qualifiés de « cancrelats ».
À Paris, on commence à mesurer le risque de dérapage et l'on décide de passer le relais à l'ONU. Sous la pression de celle-ci, Habyarimana crée le poste de Premier ministre et le confie le 17 juillet à une Hutue modérée, Agathe Uwilingivimana. Le 4 août 1993, à Arusha, dans la Tanzanie voisine, les frères ennemis Tutsis et Hutus concluent la paix.
Le 5 octobre 1993, le Conseil de Sécurité de l'ONU crée la Mission d'Assistance des Nations Unies au Rwanda (MINUAR). Elle est placée sous l'autorité de Jacques Roger Booh-Booh (Cameroun), nommé Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU au Rwanda. Il a sous ses ordres le général canadien Roméo Dallaire, chef militaire de la mission, avec 2539 Casques bleus sous ses ordres. Leur mission est de faire respecter ces premiers accords d'Arusha.
Les militaires français, à l'exception d'une poignée de gradés, peuvent enfin se retirer en décembre 1993. Il n'y aura donc aucun militaire français sur place au Rwanda quand surviendront les massacres six mois plus tard...
Dans les pays anglophones de la région, cependant, des « conseillers » américains commencent à débarquer en nombre. Une prise de pouvoir par les Tutsis anglophones ne serait pas pour déplaire aux diplomates de Washington. Elle consacrerait l'éviction de la France de la région.
Le cauchemar
Le 4 avril 1994, les dirigeants de la région des Grands Lacs se retrouvent à Arusha en vue de mettre en oeuvre les accords de l'année précédente, avec partage du pouvoir et intégration de Tutsis dans l'armée. À Kigali comme dans le camp de Paul Kagamé, beaucoup grincent des dents en regrettant d'être ainsi privés de leur victoire... Deux jours plus tard, l'avion qui ramène le président Juvénal Habyarimana et son homologue burundais est touché par deux missiles peu avant d'atterrir à Kigali. Les passagers et les pilotes, des militaires français, sont tués.
Vingt ans après, le doute demeure sur les commanditaires de l'attentat. Le tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), créé par l'ONU et siégeant à Arusha de 1995 à 2016 va recueillir des témoignages convergents mettant en cause des soldats tutsis au service de Paul Kagamé. Cette thèse va être reprise par le juge Jean-Louis Bruguière mais sera bien évidemment contestée par le principal intéressé.
En janvier 2010, l'ouverture des archives donnera à penser, au contraire, que l'attentat a été commis par les extrémistes hutus, désireux d'enterrer les accords d'Arusha et impatients d'exterminer les Tutsis. Cette hypothèse sera reprise en janvier 2012 par le juge Marc Trévidic, successeur de Jean-Louis Bruguière, à la grande satisfaction de Paul Kagamé. Mais elle reste à démontrer et rien n'indique que le génocide ait été planifié d'après les conclusions du TPIR.
Toujours est-il que l'attentat est le déclencheur du cauchemar...
Dans les heures qui suivent l'attentat, les troupes tutsies de Paul Kagamé pénètrent au Rwanda et attaquent sans attendre les casernements de la gendarmerie afin d'empêcher cette dernière de sécuriser la capitale. Le général Dallaire, débordé par cette crise à laquelle il ne comprend goutte, replie ses forces et laisse le champ libre aux protagonistes.
Le lendemain même, à Kigali, les militaires hutus massacrent la Première ministre et les dix Casques bleus belges chargés de sa protection. Sont aussi massacrés les opposants hutus modérés. Le clan Habyarimana et les extrémistes du « Hutu Power » saisissent l'occasion de réaliser le projet dont, semble-t-il, ils rêvaient depuis longtemps. Rien moins que l'extermination des Tutsis (et des Hutus modérés).
Pas question pour cela de mettre en oeuvre les moyens lourds de l'armée. On fera appel au bon vouloir de chacun, de façon à impliquer tous les Rwandais dans le crime. C'est ainsi que la radio des Mille Collines multiplie les appels au meurtre et désigne, village par village, les futures victimes. Les souvenirs anciens, les peurs et les haines transmises de génération en génération guident le bras des assassins. Parmi eux, nombre d'ecclésiastiques prompts à éliminer les Tutsis réputés mauvais chrétiens.
Alors que les Casques bleus et les étrangers plient bagage en toute hâte, les troupes tutsies du FPR entament leur marche vers Kigali où elles font leur entrée trois mois plus tard, le 4 juillet 1994. Las, l'irréparable a déjà été accompli avec le massacre de pas moins de 800 000 personnes de toutes conditions.
Le jeu trouble des grandes puissances
La France a pu évacuer en catastrophe les principaux chefs du « Hutu Power » responsables du génocide, en particulier la veuve Habyarimana. Les Français encore présents sur place se tiennent dans l'expectative, ne sachant trop qui sont les victimes et les bourreaux, meurtris à la pensée que les militaires qu'ils ont formés seraient devenus des assassins.
Au Conseil de sécurité de l'ONU, les États-Unis et la France s'opposent dans un premier temps à ce que le drame soit qualifié de génocide car cela entraînerait ipso facto une intervention militaire internationale. Les Américains veulent laisser à leurs amis tutsis le temps de prendre le pouvoir tandis que le président de la République française veut rester loyal envers ses anciens affidés. De cette manière, il espère rassurer les autres chefs d'État de l'Afrique francophone en leur prouvant qu'ils peuvent compter sur la France quoiqu'il advienne.
Le 22 juin 1994, François Mitterrand donne le feu vert à une opération unilatérale de la France, qualifiée de « militaro-humanitaire » et baptisée Turquoise. Elle a pour but officiel de pacifier ce qui peut l'être. Pour le président français, accablé par des informations de plus en plus précises et sans doute taraudé par le remords de n'avoir pas su prévenir le drame, il s'agit de se dédouaner des accusations de complicité avec les génocidaires, qui commencent à courir ; il s'agit sans doute aussi de mettre à l'abri ses anciens alliés.
Dans le cadre de Turquoise, 2 500 militaires débarquent à Goma, au Zaïre, puis pénètrent au Rwanda. Ils établissent une « zone humanitaire sûre » dans le sud du pays où ils accueillent les réfugiés qui fuient les combats. Par centaines de milliers, cette fois, ce sont des Hutus qui fuient la vengeance des Tutsis. Ils se rendent dans la province zaïroise du Kivu et, à leur tour, vont connaître la désespérance des camps.
Leur cauchemar ne fait que commencer. Ils vont être l'objet de violences sans nom de la part des militaires et des miliciens hutus qui ont profité de l'opération Turquoise pour quitter avec leurs armes le Rwanda. Ces tueurs vont poursuivre leurs méfaits au Congo (République « démocratique » du Congo, ex-Zaïre) contribuant à l'effondrement de ce pays grand comme la moitié de l'Europe et fabuleusement riche en matières premières. On évalue à plusieurs millions les victimes de ce conflit interminable qui, plus de dix ans après, fait encore, semaine après semaine, à l'Est du Congo, des milliers de meurtres, de mutilations et de viols...
Le drame du printemps 1994, d'une ampleur sans précédent en Afrique, s'inscrit dans une longue suite de massacres de Hutus par les Tutsis et réciproquement, ce qui a conduit des officiels français, à commencer par le président Mitterrand, à parler de « génocides » (au pluriel) !
Depuis le génocide de 1994, la paix demeure précaire au Rwanda comme au Burundi, pays surpeuplés parmi les plus pauvres du monde, malgré la présence de ministres tant hutus que tutsis dans les gouvernements.
Le Rwanda est passé sous la domination de la minorité tutsi, avec à sa tête l'inflexible et impitoyable Paul Kagamé, qui a grandi en exil en Ouganda, dans un milieu anglophone.
Le chef du FPR a été irrité par les procédures judiciaires lancées de Paris contre ses proches, accusés d'avoir commis l'attentat meurtrier contre Habyarimana. Aussi a-t-il pris ses distances avec la « Françafrique » (collusion d'intérêts diplomatiquo-affairistes entre Paris et ses anciennes colonies).
C'est ainsi que le Rwanda a provisoirement rompu ses relations diplomatiques avec la France et, en novembre 2009, obtenu son intégration dans le Commonwealth, club anglophone qui réunit une quarantaine d'anciens pays de l'Empire britannique. L'anglais a même été érigé en langue officielle au côté du français ! Un fait encore sans précédent en Afrique, de mauvais augure pour la francophonie.
Paul Kagamé a également instauré dans son propre pays un ordre rigoureux, accueillant à bras ouverts les investisseurs étrangers. Il peut se flatter d'avoir relever en un quart de siècle le pays. Quoique encore très pauvre, le Rwanda fait figure de modèle en Afrique en conjuguant stabilité politique, début d'industrialisation et croissance économique très rapide (multiplication par quatre du PIB par habitant en 25 ans).
Paul Kagamé peut aussi se flatter d'avoir effacé les séquelles du drame et gommé les haines communautaires. En 2001 ont été institués des tribunaux populaire pour juger les prévenus qui encombraient les prisons. Dirigés par les anciens des villages, sur le modèle des tribunaux traditionnels dits gacaca (« sur l'herbe » en kinyarwanda), ces tribunaux ont pu condamner les prévenus à des travaux d'intérêt général sous réserve qu'ils avouent et demandent pardon aux familles de leurs victimes. Ils ont été supprimés en 2012, mission accomplie... et tant pis si les droits de la défense n'ont pas toujours été strictement respectés.
Washington n'a toutefois pas le coeur à se réjouir. Depuis le début du XXIe siècle, ses priorités ne sont plus en Afrique mais au Moyen-Orient, où plane le spectre d'Al-Qaida. Français et Américains ont perdu la main dans la région des Grands Lacs et les Chinois se disposent à ramasser la mise, investissant à tour de bras dans les ressources du sol et du sous-sol, sans plus d'égards pour les populations locales.
Du génocide à la guerre des Grands Lacs
Pour ne rien arranger, Paul Kagamé, qui bénéficie de l'armée la plus aguerrie et la plus disciplinée de la région, en a usé pour traquer les miliciens hutus jusque dans la province limitrophe du Nord-Kivu (République démocratique du Congo) où ils s'étaient réfugiés.
Il a apporté son soutien actif à une rébellion locale, le M23, et en a profité pour mettre la main sur les richesses minières de l'Est du Congo au prix d'exactions meurtrières. C'est ainsi qu'au génocide rwandais a succédé la guerre des Grands Lacs, laquelle perdure encore trente ans après. Aux dires des rares observateurs et des officiels congolais, elle aurait causé plusieurs millions de morts, sans compter les blessés, les femmes violées ainsi que les personnes déplacées.
« Héros » de la lutte anti-terroriste dans les années 1980, le juge Jean-Louis Bruguière s'est d'abord fait connaître par son enquête sur l'attentat de la rue des Rosiers en 1982, enquête qui n'a rien donné. Il a plus tard enquêté aussi sur un attentat qui a coûté la vie à onze ingénieurs français à Karachi (Pakistan), le 8 mai 2002. D'emblée, il a évoqué la piste al-Qaida et en a écarté une autre : l'implication des services secrets pakistanais. Celle-ci mettait en cause le gouvernement français d'Édouard Balladur en faisant de l'attentat une vengeance des Pakistanais, lésés dans le versement de pots-de-vin sur un contrat d'armement conclu en 1995.
Également chargé en 2003 de l'enquête sur la mort des moines de Tibéhirine, qui impliquait la sécurité algérienne et la DST française, le juge Jean-Louis Bruguière a enterré le dossier jusqu'en 2007. À ce moment-là, il a quitté ses fonctions et s'est présenté aux élections législatives comme candidat du parti présidentiel UMP (il a été battu).
C'est donc le même juge qui s'est vu confier l'enquête sur la mort des pilotes français lors de l'attentat de Kigali (6 avril 1994). En novembre 2006, il a abouti à la conclusion que l'avion présidentiel aurait été atteint par deux missiles tirés par des Tutsis du FPR de Paul Kagamé, l'actuel président rwandais. Il est probable que sur cette affaire-là, il ait eu raison comme s'est efforcé de le démontrer le journaliste Pierre Péan.
Le juge a signé en conséquence neuf mandats d'arrêt internationaux à l'encontre de proches du président rwandais Paul Kagamé. Mais ce dernier a riposté en rompant les relations diplomatiques avec la France et en reprenant à son compte les accusations de complicité de génocide adressées dès 1994 à la France et à son armée. Le 12 septembre 2011, le président Nicolas Sarkozy a tenté de renouer les liens avec le Rwanda en accueillant son bouillant président à Paris et, le 12 janvier 2012, le juge Marc Trévidic a enterré la thèse de son prédécesseur aux affaires antiterroristes Jean-Louis Bruguière et laissé entendre que l'avion présidentiel aurait été abattu par des dissidents hutus conformément aux dires de Kagamé. Peu importe en définitive, les deux camps ayant amplement démontré qu'ils étaient l'un et l'autre capables du pire.
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Voir les 12 commentaires sur cet article
Christian (11-04-2024 07:00:15)
En dépit du fait qu'il occupe une bonne partie des provinces congolaises du Kivu, où il soutient depuis des années les rebelles du M23, le gouvernement quasi dictatorial du président Kagame béné... Lire la suite
Bernard (08-04-2024 20:10:10)
La situation dans ces pays avant que n'éclate cette succession de massacres épouvantables rappelle étrangement celle de la France actuelle, après 50 ans d'immigration massive : alors qu'il ne pass... Lire la suite
Christian (21-12-2022 16:47:34)
Plus de vingt-huit ans après le génocide au Rwanda et plus de vingt-cinq ans après la chute de Mobutu au Zaïre, les conséquences se font encore cruellement sentir dans la région. Interviewé ... Lire la suite