Le 5 mai 1988, l'armée française donne l'assaut à des preneurs d'otages kanaks (note), sur l'île d'Ouvéa, une dépendance de la Nouvelle-Calédonie. 19 ravisseurs sont tués, soit la moitié du groupe environ. Les otages sortent quant à eux tous vivants de la grotte où ils avaient été confinés. L'armée déplore la mort de deux de ses hommes.
Trois jours plus tard, le 8 mai, le deuxième tour de l'élection présidentielle donne une large victoire au président sortant François Mitterrand (gauche) sur son Premier ministre Jacques Chirac (droite).
Le drame d'Ouvéa est l'acmé des revendications indépendantistes en Nouvelle-Calédonie. Il va aboutir cinquante jours plus tard, le 26 juin 1988, aux accords de Matignon (d'après l'hôtel Matignon, résidence du Premier ministre de la France). Ils sont complétés le 20 août 1988 par un texte signé rue Oudinot, au ministère de l'Outre-Mer. Il s'ensuit un compromis inespéré entre les représentants du gouvernement français et les chefs kanaks qui va rétablir la paix civile pendant trois décennies sur ce territoire d'outre-mer...
Enjeux politiciens et revendications indigènes
L'arrivée du socialiste François Mitterrand à l'Élysée en 1981 a réveillé les revendications indépendantistes des Kanaks, bien que ceux-ci fussent encore très minoritaires en Nouvelle-Calédonie. En juillet 1983, une table ronde réunit près de Paris loyalistes et indépendantistes. Pour la première fois, le « droit à l’indépendance » est reconnu à l'archipel et un référendum d’autodétermination est proposé à ses habitants pour 1989.
L'année suivante, les indépendantistes s'unissent au sein du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS). Leurs leaders Jean-Marie Tjibaou, Eloi Machoro et Yéwéné Yéwéné aspirent à une revanche sur les Européens, les « Caldoches », qui leur ont pris leur terre et les ont mis en minorité.
Ils appellent au boycott des élections territoriales du 18 novembre 1984 pour protester contre un projet de nouveau statut de la Nouvelle-Calédonie. Il s'ensuit de premières émeutes : axes routiers bloqués, mairies incendiées. Du 20 au 22 novembre 1984, les indépendantistes investissent la ville minière de Thio et occupent les gendarmeries. Le 1er décembre 1984, le FLNKS proclame un « gouvernement provisoire de Kanaky ».
Le délégué du gouvernement Edgard Pisani débarque en catastrophe le 4 décembre 1984 à Nouméa. Il libère dix-sept prisonniers indépendantistes et obtient en contrepartie du FLNKS la levée des barrages. Mais le lendemain, 5 décembre 1984, a lieu le massacre d’Hienghène : des métis anti-indépendantistes tuent dans une embuscade dix Kanaks dont deux frères de Jean-Marie Tjibaou.
Des émeutes anti-indépendantistes éclatent à Nouméa le 11 janvier 1985. Le lendemain, 12 janvier 1985, Eloi Machoro est abattu par un tireur d'élite du GIGN (Groupe d'intervention de la Gendarmerie Mobile) lors de l'occupation d'une propriété européenne.
L’état d’urgence est proclamé mais il ne peut empêcher une quasi-guerre civile entre indépendantistes et anti-indépendantistes avec la mort de plusieurs dizaines de personnes.
De la guerre civile au drame d'Ouvéa
En 1986, la France se donne un gouvernement de droite en la personne de Jacques Chirac. Prenant le contrepied des gouvernements antérieurs, il apporte son appui aux Caldoches et à leur leader, Jacques Lafleur, leader des loyalistes et président du principal parti, le RPCR (Rassemblement pour la Calédonie dans la République).
Bernard Pons, ministre des départements et territoires d'outre-mer, concocte un nouveau statut que dénonce aussitôt le FLNKS. Le ministre organise aussi un référendum d'autodétermination ouvert aux habitants de la Grande Terre et des îles Loyauté (Ouvéa, Lifou et Maré).
Le 13 septembre 1987, à la question : « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à l'indépendance ou demeure au sein de la République française ? », les Calédoniens répondent non à 98,3% (59% de participation), malgré les appels au boycott du FLNKS.
Des élections régionales sont alors programmées le 24 avril 1988, en même temps que le premier tour de l'élection présidentielle. Voyant que la voie des urnes lui est fermée, le FLNKS décide de recourir à la violence, en s'inspirant du lointain précédent algérien.
Le 22 avril 1988, soit deux jours avant les élections, une poignée de militants kanaks investissent la gendarmerie de Fayaoué, sur l'île d'Ouvéa. Dans la panique, quatre gendarmes sont tués par balles (et non à coups de machette comme l'assurera Jacques Chirac). Deux d'entre eux, désarmés,sont abattus dans le dos. Un troisième, blessé, est achevé. Les Kanaks emmenèrent en otage les autres gendarmes, 27 au total. Ils se séparent en deux groupes.
À Paris, sitôt l'alerte donnée, le gouvernement envoie pas moins de 700 militaires lourdement équipés sur la petite île d'Ouvéa. Le premier groupe se rend sans un coup de feu. Le second, isolé dans une grotte près du village de Gossanah, hésite sur la conduite à prendre.
Un jeune magistrat tente alors une négociation auprès des rebelles avec le capitaine Philippe Legorjus, du GIGN. Capturé, ce dernier doit livrer en otage six de ses hommes. Le capitaine et le magistrat effectuent plusieurs allers-retours entre Nouméa et la grotte pour tenter d'obtenir des chefs du FLNKS qu'ils fassent pression sur les preneurs d'otages et leur chef Alphonse Dianou.
Pendant ce temps, à Gossanah, le général Jacques Vidal prépare un assaut de la grotte sous la supervision du ministre Bernard Pons en personne. Ils ordonnent la fin des négociations et planifient l'assaut.
L'« opération Victor », initialement prévue le 4 mai, est repoussée au lendemain... pour laisser au Premier ministre le temps d'accueillir à Paris deux otages français fraîchement sortis des geôles du Liban, Jean-Paul Kauffman, Marcel Carton et Marcel Fontaine.
Le matin du 5 mai, deux assauts successifs, avec 75 hommes d'élite du GIGN et du 11e Choc, ont raison des preneurs d'otages. 19 d'entre eux sont tués, soit la moitié du groupe environ. Les otages sortent quant à eux tous vivants de la grotte. L'armée déplore la mort de deux de ses hommes. Trois jours plus tard, le deuxième tour de l'élection présidentielle donne une large victoire à François Mitterrand. Pour Jacques Chirac, la fermeté n'aura pas payé.
L'opinion publique a été fortement troublée par le drame d'Ouvéa mais l'éloignement, le manque de curiosité des médias et les remous de l'élection présidentielle ne lui ont pas permis d'obtenir de réponse à ses questions. Le drame est instructif en ce qu'il révèle un très large fractionnement des responsabilités :
• Le Premier ministre Jacques Chirac son ministre de l'outre-mer Bernard Pons ont eu la responsabilité la plus lourde, d'abord en attisant les conflits entre Kanaks et Caldoches au lieu de les apaiser, ensuite en engageant l'armée et des moyens démesurés pour libérer les otages, enfin en privilégiant très vite la manière forte, dans le but d'impressionner leur électorat,
• Le président de la République François Mitterrand a eu aussi sa part de responsabilité en n'acceptant pas de médiation en temps utile et en signant l'ordre de donner l'assaut pour ne pas apparaître en retrait par rapport à son Premier ministre.
• Les dirigeants du FLNKS ont refusé d'intervenir auprès des preneurs d'otages pour éviter d'apparaître comme les complices d'une faction terroriste (cela vaudra à Jean-Marie Tjibaou et Yéwéné Yéwéné d'être plus tard assassinés par un dissident de leur parti).
• Des militaires ont failli à leur devoir en brutalisant des villageois.
Le drame d'Ouvéa a fourni au cinéaste Mathieu Kassovitz, en 2011, la matière d'un film engagé, L'Ordre et la morale.
Les accords de Matignon : un laboratoire post-colonial
Sitôt en fonction, le gouvernement socialiste de Michel Rocard entame des négociations avec le FLNKS. Chacun des protagonistes ayant le souci de calmer le jeu, elles aboutissent le 26 juin 1988 à l'accord de Matignon et se concluent par une poignée de main entre les protagonistes, Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur, sous les yeux de Michel Rocard et de son chargé de mission Christian Blanc (le succès monta à la tête de ce dernier, qui enchaîna dès lors avec bien moins d'éclat les postes à responsabilité).
Les accords de Matignon-Oudinot sont entérinés par un référendum de pure forme le 6 novembre 1988. La Nouvelle-Calédonie est alors découpée en trois régions dont deux reviennent aux indépendantistes : les Îles de la Loyauté à l'Union calédonienne et le Nord au Palika. La troisième, le Sud, où se trouve la capitale Nouméa, reste aux loyalistes du RPCR.
Les accords de Matignon-Oudinot entraînent une rénovation complète des institutions de l'île, avec pour conséquence de transformer le territoire en un laboratoire institutionnel. Les gouvernants français se défont de leurs tropisme centralisateur et accordent des pouvoirs très étendus aux instances politiques territoriales ; ils reconnaissent les institutions coutumières kanakes en matière de justice ; ils entament une politique volontariste de redistribution des terres en rachetant des terres à des propriétaires privés et en les confiant à des clans kanaks de manière « inaliénables, insaisissables, incommutables et incessibles ». Ils autorisent même des statistiques ethniques, interdites partout ailleurs dans la République française, pour mieux cerner les inégalités liées à l'origine ethnique.
Dans les années 1990, les leaders kanaks participent activement à l'exploitation du nickel à travers la Société Minière du Sud-Pacifique (SMSP), concurrente de la SLN. Dirigée par André Dang, Calédonien indépendantiste d'origine vietnamienne, la société est devenue le premier exportateur mondial de nickel et s'est dotée d'une usine de transformation à Koniambo, dans la province Nord. La chute brutale des cours du nickel dans les années 2010 l'a toutefois plongée dans de grandes difficultés (entretemps, fortune faite, André Dang a pu prendre sa retraite au Vietnam).
Pour beaucoup de Kanaks mais aussi pour d'autres Calédoniens, métis, migrants des autres îles et d'Asie, descendants des premiers bagnards et colons... l'indépendance demeure toutefois un horizon inéluctable. Aussi, en 1998, soit dix ans après les accords de Matignon-Oudinot, les différentes parties en présence vont se retrouver à Nouméa pour compléter leur accord en vue d'un nouveau référendum d'autodétermination.
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Jean LOIGNON (31-10-2018 16:30:03)
La crise néo-calédonienne fut dramatique et le nombre de morts doit être considéré au regard d'une population réduite (moins de 150 000 habitants). L'intervention des militaires à Ouvéa s'est ... Lire la suite