Attablé au bar d’un somptueux casino, un ténébreux brun aux yeux bleus commande un vodka-martini. « Au shaker, pas à la cuillère ! » Mais qui est cet homme exigeant ? L’agent 007, bien sûr !
Tout le monde le connaît, il est l’espion le plus célèbre du monde. Paradoxal, n’est-ce pas ? En plein cœur de la guerre froide, James Bond nait d’un subtil mélange entre l’imagination et le parcours de son créateur, Ian Fleming. Les ventes des romans explosent grâce à leur adaptation au cinéma à partir de 1962, avec le grand Sean Connery dans le rôle de l’espion.
S’il est un personnage de fiction, James Bond a aussi un rôle politique. Véritable fierté nationale, il incarne une Angleterre puissante avec, en toile de fond de chacune de ses aventures, les enjeux géopolitiques de son temps...
Le métier d’espion serait l’un des plus vieux au monde ; le plus vieux même, aux dires de certains, car pour trouver une personne disposée à louer ses charmes, il faut du renseignement !...
À toutes les époques, les sociétés ont su trouver des moyens ingénieux pour faire passer des messages : Nabuchodonosor écrivait sur le crâne rasé d’un esclave dont les cheveux repoussaient ensuite, César décalait les lettres de ses missives. Pour décrypter ces messages codés, Louis XV créa, lui, le Secret du roi, l’ancêtre des services secrets français.
Si des activités d’espionnage sont racontées dans les textes les plus anciens comme L’Illiade ou L’Art de la guerre, il faut attendre le XIXème siècle pour assister à la naissance de la littérature d’espionnage. Dans son ouvrage Énigmes et complots, le sociologue Luc Boltanski écrit que le genre est né avec l’invention de l’État-Nation, la montée des nationalismes et la généralisation de l’alphabétisation.
Les premiers récits d’espionnage sont publiés sous la forme de roman-feuilleton. Le premier roman d’espionnage serait en 1821 L’espion (The Spy) de l’Américain James Fenimore Cooper, plus connu pour Le dernier des Mohicans. La recette fonctionne bien, les ingrédients utilisés par l’auteur seront donc repris par ses successeurs : de l’action, un arrière-plan historique, encore de l’action, une pincée de romance, toujours de l’action, et un happy end patriotique.
Si l’Américain est le premier à faire de son protagoniste un espion, ce sont les Britanniques qui donnent leurs lettres de noblesse au roman d’espionnage. Rudyard Kipling met en scène un jeune espion à la solde de l’Angleterre sur fond de rivalité entre le Royaume-Uni et la Russie en Asie dans Kim (1901), John Buchan décrit l’atmosphère intrigante d’une société secrète dans Les 39 marches (1915) que le maître du suspense Alfred Hitchcock adaptera à merveille sur grand écran. On peut citer enfin la reine du crime Agatha Christie, qui s’inspire elle aussi du milieu des espions.
Le roman d’espionnage se renouvelle avec la guerre froide, contexte le plus propice au développement du renseignement militaire et politique. MI6, CIA et KGB maîtrisent l’art de la cueillette d’informations. Certains espions se métamorphosent alors en romanciers. C’est le cas de l’agent David John Moore Cornwell, au service du MI5 puis du MI6 dans les années 1950 et 1960. Plus connu sous le nom de John le Carré, il est l’auteur de nombreux romans dont le best-seller l’Espion qui venait du froid (1963).
Le père de James Bond fut lui un espion de la Seconde Guerre mondiale. Né à Londres en 1908, Ian Fleming travaille d’abord comme reporter pour l’agence de presse Reuter, puis comme agent de change avant de devenir un officier du renseignement naval en 1939. Durant toute la durée de la guerre, il se familiarise avec le monde de l’espionnage et participe notamment à l’opération Goldeneye, visant à conserver le contrôle militaire stratégique du détroit de Gibraltar.
En 1946, après la guerre, il s’installe en Jamaïque où il fait construire une maison qu’il baptise… « Goldeneye » ! Le 17 février 1952, à 44 ans, il se met devant sa machine à écrire et crée son alter ego romanesque. Un espion, comme lui, mais surtout l’homme qu’il aurait aimé être. Comme lui, son personnage est un coureur de jupons qui fume et boit beaucoup. Mais c’est aussi un bellâtre en costume à la culture encyclopédique, à l’humour aussi cynique qu’irrésistible, qui aime la vie et s’y connaît : la cuisine, le vin, les voitures de sport, les femmes…
Quel nom lui donner ? En regardant dans sa bibliothèque, Fleming tombe sur le livre d’un ornithologue, Les oiseaux des Indes occidentales. Son auteur est un certain James Bond, nom que Fleming trouve assez banal. Il ne le restera pas longtemps !
En 1953, James Bond apparaît pour la toute première fois, dans le roman Casino Royale. Bien accueilli par le public, le livre se vend à 5 000 exemplaires. L’éditeur est ravi, c’est très satisfaisant pour un premier roman !
Une routine se met en place entre l’auteur et l’éditeur : chaque année Fleming passe deux, trois mois à Goldeneye et planche sur un roman tandis qu’un autre est en cours d’édition. Ainsi, chaque année, un nouveau James Bond arrive sur les rayons des libraires. En douze ans, Fleming publie donc douze romans : Casino Royale (1953), Vivre et laisser mourir (1954), Moonraker (1955), Les diamants sont éternels (1956), Bons baisers de Russie (1957), James Bond contre Dr No (1958), Goldfinger (1959), Opération Tonnerre (1961), Motel 007 (1962), Au service secret de Sa Majesté (1963), On ne vit qu’une fois (1964) et l’Homme au pistolet d’or (1965). Il publie également deux recueils de nouvelles.
Les aventures de James Bond captivent les lecteurs. Ses missions impossibles l’entraînent aux quatre coins de la planète. Son matricule – 00 – est une licence pour tuer. Avec ses acolytes, M, Q et Moneypenny, l’espion affronte ses plus grands ennemis : le Chiffre, Requin, Dr No ou encore Goldfinger.
Si les lecteurs sont au rendez-vous, les ventes explosent en 1961. Cette année-là, le magazine LIFE publie la liste des dix livres préférés du président Kennedy. Bons baisers de Russie figure à la neuvième place. Jackie Kennedy en recommande de son côté la lecture au patron de la CIA, Allen Dulles, qui en fut l'un des plus importants admirateurs. James Bond devient une star en Amérique. Le cinéma s’intéresse donc vite à son cas.
Il faut trouver le bon acteur pour incarner James Bond. C’est un enjeu de taille car maintenant, tout le monde connaît l’espion et s’en est fait une idée. Fleming a rendu la tâche facile en livrant une description très détaillée de son personnage : « Nom : Bond. Prénom : James. Taille : 1 m 83, poids : 76 kg. Corpulence svelte, yeux bleus, cheveux noirs. Cicatrice à la joue droite et sur l’épaule gauche. » peut-on lire dans Bons Baisers de Russie.
On apprend plus tard qu’il a la trentaine, excelle au pistolet, à la boxe, au lancer de couteau, qu’il parle français et allemand, fume énormément et boit, mais sans excès.
Un jeune acteur d’origine écossaise de 27 ans, qui joue dans un téléfilm de la BBC, tape dans l’œil des producteurs (et de leurs épouses). C’est un très bel homme, viril et désinvolte, qui a fini troisième au concours de Mister Univers en 1950. Bien que d'origine prolétaire, il va très vite adopter les manières stylées de son personnage. Sean Connery signe avec la 20th Century Fox et l’aventure commence.
James Bond contre Dr No sort en 1962. C’est un immense succès au box office d'autant qu'il révèle aussi une jeune actrice suisse appelée à une belle carrière, Ursula Andress. Le film rapporte près de 60 millions de dollars de recettes à l’international.
Adoubé par Fleming lui-même, l’acteur interprète l’espion dans sept films jusqu’à l’âge de 53 ans. Comme le bon vin, il vieillit bien. À 59 ans, il est élu l’homme le plus sexy de la planète par le magazine People. Des agences de presse ont annoncé sa mort prématurément en 1993 mais Sean Connery est finalement mort un autre jour, le 31 octobre 2020, à l’âge de 90 ans.
En France, dans les années 1950, les romans de Fleming avaient été publiés par les Presses internationales qui avaient dénaturé l’œuvre de son créateur, changeant les titres et coupant le texte. Après ce flop éditorial, Gallimard avait également proposé des traductions médiocres de deux romans de Fleming dans sa collection « série noire ». Il faut donc attendre James Bond contre Dr No au cinéma pour que l’éditeur Plon rachète les anciens romans et s’empare des nouveaux. Les traductions sont fidèles et réussies et, enfin, James Bond connaît le succès qu’il mérite auprès des lecteurs français. Les ventes explosent.
Ian Fleming, souffrant de troubles cardiaques et n’ayant pas pu calmer ses abus d’alcool et de tabac, meurt en 1964 à l’âge de 56 ans d’une crise cardiaque, à Canterbury. À sa mort, il a vendu 40 millions de romans.
Après Sean Connery, les « beaux gosses » se succèdent dans le rôle de « Bond. James Bond » : George Lazenby, Roger Moore, Timothy Dalton, Pierce Brosnan et, enfin, Daniel Craig. Ce dernier, dont le style marque une rupture avec ses prédécesseurs, interprète l’agent 007 pour la cinquième fois dans Mourir peut attendre. Mais la sortie de ce film, prévue en novembre 2019, a été reportée en avril 2021 à cause de la pandémie du coronavirus. Cette nouvelle en a déçu plus d’un car le succès de l’espion ne décline pas. En moyenne, quatre milliards d’humains auraient vu au moins l’un des vingt-quatre films de la saga James Bond, soit un habitant de la planète sur deux.
Lire un roman ou voir un film de James Bond, ce n’est pas seulement se plonger dans une œuvre de fiction. Les aventures du célèbre espion s'ancrent dans le contexte de l'époque. Fleming est un fervent anticommuniste, son héros affronte en conséquence régulièrement les services secrets soviétiques, et la situation géopolitique du monde est la toile de fond des films adaptés de ses romans.
James Bond contre Dr No fait écho à la crise des missiles de Cuba (1962), Moonraker (1979) évoque la conquête spatiale. Tuer n’est pas jouer (1987) aborde la question de l’invasion soviétique en Afghanistan et l’organisation terroriste de Casino Royale (2006) rappelle la menace d’Al-Qaida.
À la toute fin du XXème siècle et en ce début de XXIème siècle, de nouveaux enjeux ont émergé. Ainsi James Bond se confronte-t-il au pouvoir des grands médias internationaux dans Demain ne meurt jamais en 1997. La menace environnementale est évoquée dans Le monde ne suffit pas en 1999, et le manque d’eau dans Quantum of Solace en 2008. Le cyberterrorisme est lui évoqué dans les films Casino Royale, Skyfall et Spectre.
Du fait de ces références géopolitiques, certains films ont été interdits dans plusieurs pays, comme l’URSS où le Moyen-Orient. Devant ses députés, l’Égyptien Nasser présentait James Bond comme l’incarnation de l’impérialisme occidental. Plus qu’un personnage de fiction, James Bond est une vraie personnalité politique.
En novembre 1956, le Premier ministre du Royaume-Uni Anthony Eden se rend en convalescence avec sa femme en Jamaïque, au domaine Goldeneye de Ian Fleming. Ce séjour paraît dans la presse et James Bond bénéficie ainsi d’une bonne publicité́ auprès des Britanniques. Les ventes des romans grimpent en flèche.
Les Britanniques et leurs Premiers ministres ne sont pas les seuls fans de l’espion des services secrets anglais, la reine elle-même adore ce dandy patriote. Après avoir anobli Sean Connery en 2000, Elizabeth II a joué son propre rôle au côté de Daniel Craig dans un court-métrage diffusé lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Londres en 2012. Ça en dit long sur la place de James Bond, ce représentant de la Grande-Bretagne sur la scène internationale.
Il faut dire que le héros arrive, après la Seconde Guerre mondiale, à un moment crucial dans l’histoire de l’Angleterre, anciennement plus grande puissance mondiale tout juste détrônée par les États-Unis. Les spécialistes du cinéma s’accordent tous sur un point : James Bond représente le fantasme d’une Angleterre au sommet de sa puissance.
L’empire perdu est montré comme s’il était toujours conquis. C’est le cas de l’Égypte dans L’espion qui m’aimait où les préjugés coloniaux sont très forts : pyramides, chameaux, danseuses du ventre voilées (pour le plus grand plaisir de Bond).
On peut également noter les inventions de Q qui s’inscrivent dans la droite lignée des inventions de la Grande-Bretagne au XXème siècle. Comme le rappelle l’historien Alexandre Adler « Ses ingénieurs ont inventé le radar dès 1940, les premiers ordinateurs, l'intelligence artificielle. Malgré les apparences, malgré le mobilier ancien, l'Angleterre reste une grande puissance technologique grâce à sa capacité à faire usage de sa science. »
Au service de sa Majesté, James Bond est aussi au service des idées d’une société. Le cinéma reflétant l’évolution des mœurs, il a donc fallu modifier certains traits de caractères du héros, jugés inadaptés. Dans les films les plus récents, James Bond, fumeur invétéré et séducteur misogyne dans les romans de Fleming, a lâché la cigarette et se montre plus respectueux envers les femmes !
Dans Les diamants sont éternels, Ian Fleming décrit la « James Bond Girl », acolyte féminine de l’espion : « La femme idéale doit savoir faire la sauce béarnaise aussi bien que l'amour. Il faut aussi qu'elle soit douée de tous les petits talents de société habituels. Des cheveux d'or. Des yeux gris. Une bouche à damner un saint. Un corps parfait. Et naturellement un grand sens de l'humour, de l'élégance, et une dextérité convenable aux cartes. Il attend d'elle, encore, qu'elle ne commette pas d'erreur de parfums comme la plupart des Anglaises. Qu'elle sache s'habiller : il adore les robes noires surtout sur une peau bronzée, pas trop de bijoux et des ongles exempts de vernis. »
La première actrice ayant relevé le défi quasi impossible de répondre aux exigences de l’auteur, revues par les producteurs, est Ursula Andress. Première James Bond Girl du cinéma, elle incarne la séduisante Honey Rider dans James Bond contre Docteur No en 1962. Face à Sean Connery, elle fait sensation dans une scène où elle sort de l'eau en maillot de bain. Le passage connaît un tel succès qu’il sera repris dans Meurs un autre jour, cette fois avec Halle Berry. Le bikini ivoire que porte Ursula Andress est devenu mythique. En 2001, un fan en a fait l’acquisition chez Christie’s pour la modique somme de 68 000 euros. Ça fait cher le bout de tissu.
Dans le parcours d’une actrice, incarner une James Bond Girl a souvent été un tremplin. Éclectique, cette grande famille hollywoodienne a compté plusieurs Françaises comme Carole Bouquet, Sophie Marceau, Eva Green ou encore Léa Seydoux.
L’émancipation des femmes au XXIème siècle s’illustre aussi au cinéma. L’évolution de James Bond s’accompagne logiquement de celle de ses James Bond Girls. Au fil des films, ces dernières perdent leur rôle de potiche au profit d’un investissement dans l’histoire. Fini les clichés de femmes fatales ou demoiselles en détresse ! Le prochain film, Mourir peut attendre, présentera un nouvel agent 007, une espionne 2.0, interprétée par l’actrice noire Lashana Lynch.
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Liger (07-02-2021 13:25:49)
Franchement, que d'honneur pour du cinéma commercial dont les films aux normes apparemment britanniques mais en réalité très rapidement étasuno-globishesques (cf. l’origine essentiellement Ã... Lire la suite