Le 11 avril 1961, le monde occidental a les yeux fixés sur Jérusalem où s'ouvre le premier procès d'un criminel nazi depuis les procès de l'après-guerre, à Nuremberg. Dans le box de l'accusé se tient un petit homme chauve et myope de 55 ans, Adolf Eichmann.
Le procès de ce bureaucrate consciencieux et à l'intelligence médiocre met en lumière la « banalité du mal », selon la forte expression de la philosophe Hannah Arendt.
Le « crime de bureau » d'un employé exemplaire
Le futur acteur de la Solution finale est né le 19 mars 1906 à Solingen, en Rhénanie. Sa famille s'installe à Linz, en Autriche, et en avril 1932, devenu représentant de commerce après de médiocres études, il entre au parti nazi autrichien.
Deux ans plus tard, il est contraint de retourner en Allemagne pour échapper à la traque des nazis par le gouvernement autrichien de Dollfus. Il entre alors au Bureau des affaires juives comme modeste employé mais son zèle lui vaut d'en gravir assez vite les échelons jusqu'au sommet.
En 1937, Eichmann noue des contacts avec l'Agence Juive en vue de faciliter l'émigration des Juifs allemands vers la Palestine. Lui-même effectue un voyage en Palestine et en Égypte. En grande partie du fait de son initiative, 17 000 Juifs émigrent en Palestine en 1939, à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Dans le même temps, à Vienne, après l'Anschluss, puis à Prague, suite à son occupation par la Wehrmacht, il organise l'expulsion de plusieurs dizaines milliers de Juifs par des pressions brutales. En dix-huit mois, 150 000 juifs autrichiens, soit 60% du total, sont poussés à l'émigration après avoir été dépouillés de leurs biens au profit des SS.
Son efficacité convainc Goering d'étendre ses méthodes à l'ensemble du Reich et lui vaut de devenir le spécialiste de l'émigration forcée avec la direction du « Bureau central pour l'émigration juive ».
En juin 1940, après l'invasion de la France, Eichmann s'investit dans le « Plan Madagascar », qui vise à déporter tous les Juifs allemands dans la colonie française et à les y laisser dépérir. Le projet est abandonné dès novembre 1940 du fait de la maîtrise des mers par les Anglais et les nazis se rabattent sur le projet d'une déportation vers l'Est, en Pologne.
Adolf Eichmann entre alors à la Gestapo et prend la tête du Service central de l'émigration du Reich, au sein de l'Office central de sécurité (RSHA) dirigé par Reinhard Heydrich. En octobre 1941, il accède au grade de lieutenant-colonel (Obersturmbannführer).
Loin d'être seulement un employé de bureau (lors de son procès, Hannah Harendt parlera à son propos de « crime de bureau »), c'est un exécutant consciencieux qui n'hésite pas à se rendre sur le terrain et payer de sa personne. Il est particulièrement apprécié par son supérieur Ernst Kaltenbrunner, qui prendra la direction du RSHA après l'assassinat de Heydrich.
En attendant, ce dernier lui confie l'organisation de la « conférence » de Wannsee, en janvier 1942, au cours de laquelle sont peaufinées les modalités logistiques de la Solution finale.
Sa principale mission se déroule toutefois à la fin de la guerre, en mars-décembre 1944, à Budapest, en Hongrie. Il y organise de sa propre initiative la déportation et l'extermination des Juifs hongrois (sur 400 000 déportés, 275 000 périront). En avril de cette année-là, l'Agence Juive tente de négocier avec lui le sauvetage d'un million de Juifs hongrois en échange de la livraison de 10 000 camions. La négociation n'aboutit pas mais un convoi de 1600 personnes (le « train Kasztner ») parvient néanmoins à rejoindre la Suisse.
Cavale et procès
Eichmann est arrêté par les Alliés après la guerre mais arrive à s'évader en février 1946. Avec la complicité de milieux ultra-conservateurs, il s'enfuit en Argentine avec sa femme Vera et leurs trois enfants en juillet 1950. Un quatrième enfant naîtra en exil. Sur place, il mène une vie modeste, allant d'échec en échec, à la différence d'autres réfugiés nazis plus débrouillards comme Martin Bormann ou le sinistre docteur Josef Mengele qui procéda à des expérimentations à Auschwitz-Birkenau.
Comme ceux-ci, il doit se cacher sous une fausse identité et fréquemment changer de domicile pour échapper à la traque des justiciers : le « chasseur de nazis » Simon Wiesenthal et le Mossad, le service israélien d'espionnage. Celui-ci, à vrai dire ne fait pas de zèle. En Israël, les rescapés de la Shoah sont plutôt mal accueillis. On leur reproche injustement de n'avoir pas résisté et de s'être comportés comme des « savonnettes »...
Eichmann est en définitive débusqué en Argentine grâce au procureur général de Francfort, Fritz Bauer, qui en informe les Israéliens. Mais c'est seulement au bout de deux ans que ceux-ci décident de le capturer et le juger, le Premier ministre David Ben Gourion ayant compris que la société avait besoin d’une expérience profonde et réunificatrice au sujet de la Shoah.
Eichmann vivotait dans une maison misérable de la grande banlieue de Buenos Aires, qu'il avait construite lui-même avec ses fils, quand il est enlevé par les agents secrets israéliens au nez et à la barbe des autorités argentines.
C'est ainsi que, le 23 mai 1960, le Premier ministre annonce d'une voix émue à la Knesset (la chambre des députés) l'arrestation d'Adolf Eichmann.
Prise de conscience de la Shoah
Le gouvernement israélien fait de l'arrestation et du procès de ce responsable nazi de second rang une grande opération cathartique en vue d'éveiller l'opinion internationale - et l'opinion israélienne elle-même - à la conscience de la Shoah. Dans les années d'après-guerre, en effet, les rescapés des camps de la mort étaient restés relativement discrets sur leur sort, ne souhaitant pas le dissocier de celui des déportés ordinaires.
De leur côté, les pionniers qui ont fondé Israël ne veulent rien avoir à faire avec le génocide. Si Israël a pris forme, le mérite en revient exclusivement au mouvement sioniste, bien antérieur aux persécutions nazies. Ces dispositions d'esprit vont évoluer sous l'effet du procès d'Eichmann, largement couvert par les médias internationaux pendant plusieurs mois.
De nombreux rescapés des camps sont appelés à témoigner et pour la première fois, quinze ans après les faits, la Shoah apparaît pour ce qu'elle est : un génocide planifié de façon méthodique. Elle s'enracine dans la conscience occidentale.
Adolf Eichmann apparaît quant à lui comme un personnage médiocre, qui écrit plutôt mal l'allemand et s'embrouille dans des propos alambiqués.
Comme Israël a aboli la peine de mort sauf dans les cas prévus par une loi de 1950 (crime contre le peuple juif, crime contre l'humanité et crime de guerre), le prévenu sait qu'il encourt la peine capitale.
Mais à seulement 55 ans, au terme d'une existence ratée, il puise dans le procès l'occasion de se bâtir un « destin » en devenant le dernier symbole vivant du nazisme. Pour cela, il répond sans réticence apparente à l'interrogatoire des juges. À la différence notable du gestapiste Klaus Barbie, arrêté beaucoup plus tard au soir de sa vie.
Avec le mince espoir d'échapper à la mort, Eichmann parle d'abondance et, dans sa cellule, noircit des centaines de pages. Il se justifie en plaidant le devoir d'obéissance.
Sans trop de surprise, il est finalement condamné à mort et pendu à Jérusalem le 31 mai 1962. Ses cendres sont dispersées en mer au-delà des eaux territoriales.
L'effet le plus notable du procès est de libérer enfin la parole des rescapés des camps. Il faut attendre toutefois les années 1970 pour que l'opinion publique internationale prenne conscience de la spécificité du génocide (ce n'est pas la même chose de traquer un résistant ou un enfant qui n'a d'autre tort que d'être juif).
Bibliographie
Sur Eichmann et son procès, on peut lire le très complet et très instructif livre d'Annette Wieviorka : Eichmann, de la traque au procès (André Versaille éditeur, 2011, 286 pages).
Parmi les journalistes qui ont suivi le procès d'Eichmann figure Hannah Arendt (55 ans), qui représente le New Yorker.
Cette philosophe américaine, née en Allemagne dans une famille juive, a eu dans sa jeunesse une liaison discrète et passionnée avec le philosophe Martin Heidegger et témoignera en sa faveur après la Seconde Guerre mondiale, lors des procès en dénazification. Elle accède à la notoriété en 1951 avec son ouvrage Les origines du totalitarisme, qui fait le lien entre l'antisémitisme moderne et la montée des régimes totalitaires.
Avide de se confronter charnellement au nazisme qu'elle a placé au centre de sa réflexion, elle arrive à Jérusalem le 10 avril 1961, à la veille de l'ouverture du procès d'Eichmann, et va assister à celui-ci jusqu'au 7 mai 1961, pendant trois brèves semaines. Cela lui suffira. La philosophe publie en 1963 le compte-rendu de ses observations sous le titre : Eichmann à Jérusalem, Étude sur la banalité du mal, sous la forme de cinq articles dans le New Yorker.
Hanna Arendt s'attendait, en arrivant à Jérusalem, à rencontrer un monstre. Au contraire de cela, elle découvre un fonctionnaire plutôt borné. Elle en déduit que le mal n'est pas le produit de cerveaux spécialement maléfiques mais de personnages ordinaires, voire de simples bureaucrates comme Eichmann. Autant dire que tout homme est susceptible de basculer dans l'abjection si les circonstances s'y prêtent, pour peu qu'il ait renoncé à faire usage de sa conscience et de son libre-arbitre.
Malheureusement, les divers témoignages sur les bourreaux nazis tendent à donner raison à Hannah Arendt. Ainsi de la correspondance privée de Himmler avec sa femme, qui révèle un petit bourgeois d'une insondable médiocrité, à mille lieues du tout-puissant maître de la SS.
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Eric Nemeth (13-04-2020 12:08:20)
Il me semble que la mort de Martin Bormann en mai 1945 a été confirmée et son squelette retrouvé en 1972 lors de travaux à Berlin. Il ne peut donc s'être "débrouillé" en Argentine