28 septembre 1956

Les kilowatts de Marcoule

À l’origine des Trente Glorieuses : des savants, des ingénieurs et une grande continuité dans l’appui des politiques malgré l’instabilité gouvernementale.

La France maîtrise l'atome

C’est par un simple communiqué conjoint du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et d’EDF que les Français l’apprendront : le 28 septembre 1956, pour la première fois en Europe continentale de l’Ouest, ils ont produit de l’électricité d’origine nucléaire. La première étape avait eu lieu le 7 janvier lorsque G1, la pile atomique construite à Marcoule dans le Gard, avait « divergé » c’est-à-dire lorsque, chargée d’uranium, elle avait produit sa première réaction nucléaire. Depuis lors, le réacteur était monté en puissance pour dégager une chaleur suffisante pour faire tourner un générateur d’EDF. C’était l’aboutissement d’une aventure scientifique qui faisait entrer la France dans une ère nouvelle.

Vues aériennes du site nucléaire de Marcoule.

La France avait joué un rôle de pionnier dans l'histoire de l’atome. Pierre et Marie Curie puis sa fille Irène, mariée à Frédéric Joliot, tous deux prix Nobel de chimie en 1935, avaient par leurs découvertes jeté les bases de cette nouvelle technologie. Les premiers brevets nucléaires français étaient déposés en 1939.

Très vite, les possibilités de l’atome, aussi bien thérapeutiques (la radiothérapie), énergétiques que militaires avaient été pressenties. Lorsque la guerre a éclaté, en 1940, la France a acquis en Norvège un stock d’eau lourde, substance qui pourrait être utilisée à la fabrication d’une bombe ou d’un moteur atomique pour les sous-marins. Tout s’arrête en juin 1940 avec l’invasion allemande.

Lorsque le Général de Gaulle embarque le 15 juin pour l’Angleterre, il rapporte dans ses mémoires de guerre que son navire transportait une précieuse cargaison : les stocks d’eau lourde de la France. En fait, il se trompe. Ce liquide destiné à ralentir la réaction nucléaire avait été embarqué à Bordeaux à destination de l’Angleterre avec quelques savants français.

Désormais l’aventure atomique se poursuivrait en terre anglo-saxonne, au Royaume Uni, au Canada et, bien sûr, aux Etats-Unis, où elle allait aboutir un matin de juillet 1945, quelque part dans le désert du nouveau Mexique, à l’explosion de la première bombe nucléaire.

La France, en pointe à la veille du conflit, avait vu se réaliser sans elle la maîtrise de la réaction nucléaire. Frédéric Joliot-Curie qui dirigeait le laboratoire du Collège de France avait refusé de partir en Angleterre. Il refusera d’apporter son concours aux Allemands, eux aussi engagés dans la course à l’atome. Une poignée de ses collaborateurs, comme Bertrand Goldsmith, auteur des Pionniers de l’atome (Stock) partiront et participeront à l’effort de guerre allié. A leur retour, ils permettront à la France libérée de revenir dansla course.

Le Général de Gaulle avait, comme beaucoup, été frappé de stupeur par l’efficacité redoutable de l’arme atomique dont deux exemplaires avaient suffit à mettre le Japon hors de combat. « Je dois dire que la révélation des effroyables engins m’émeut jusqu’au fond de l’âme » écrira-t-il dans ses mémoires. L’explosion d’Hiroshima avait eu lieu le 6 août 1945. Le 18 octobre de la même année le Général créait le Commissariat à l’énergie atomique. Frédéric Joliot-Curie prenait la responsabilité scientifique du nouvel organisme tandis que Raoul Dautry, ancien ministre du ravitaillement et de l’effort de guerre de Daladier en prenait la direction administrative et financière. Les équipes de 1939 étaient reconstituées.

Quels étaient alors les vrais buts de la France ? Officiellement, il s’agissait de domestiquer l’énergie nucléaire à des fins pacifiques. A partir de 1948, année de la mise en route de la première pile atomique française « Zoé » dans un laboratoire à Châtillon, la guerre froide fait rage. Frédéric Joliot-Curie est entré au parti communiste dans la résistance. Pour lui, il est hors de question de participer à la construction d’une arme qui pourrait être utilisée contre « la patrie des travailleurs », l’URSS. De toute façon la France n’a aucun intérêt à révéler qu’elle cherche « la bombe » et, pour elle, la personnalité de Frédéric Joliot-Curie est une caution de ses bonnes intentions.

Au demeurant l’opinion publique croit aux vertus pacifiques de l’atome sur lesquelles elle fonde de grands espoirs. Persuadés qu’il fournira une énergie bon marché inépuisable, les « écolos » d’alors mettent en avant les promesses du nucléaire civilpour combattre les projets de construction de barrages hydro-électriques. Frédéric Joliot-Curie devra les détromper et leur faire comprendre que l’énergie nucléaire, cen’est pas pour tout de suite. Même le premier réacteur de Marcoule mis en route en cette année 1956 consommera davantage d’électricité qu’il n’en produira.

En réalité, l’objectif français est double et d’abord militaire. Il le deviendra de plus en plus à mesure des progrès de la recherche. Le général de Gaulle, trop amer de ne pas avoir pu convaincre les politiques avant guerre de doter la France d’un corps de bataille cuirassé ne veut pas rater cette nouvelle révolution dans la stratégie militaire. Nul doute qu’il pense à la bombelorsqu’il crée le commissariat à l’énergie atomique.

La particularité de la technologique utilisée à cette époque pour produire de l’électricité, de l’uranium non enrichi, du graphite et du gaz, est de générer un sous-produit directement utilisable à la fabricationdes bombes : le plutonium.

EDF, en rivalité avec le CEA, n’est pas forcément convaincue des avantages compétitifs de l’atome.Si l’établissement public veut être dansle coup, c’est plus à titre expérimental que dans un but vraiment industriel. En 1955, au moment où l’on construisait Marcoule, le directeur général d’EDF, Roger Gaspard, déclarait qu’il n’était pas question pour son entreprise de jouer les mécènes à l’égard du CEA. « Le CEA visait le prix Nobel, EDF le prix du kilowattheure » expliquera-t-il plus tard.

Un mois après la mise en route de Marcoule, les Français trouvaient du pétrole dans le Sahara. Celui-ci allait rester très bon marché jusqu’à la guerre du Kippour. Des années plus tard, en 1969, l’un de ses successeurs, Marcel Boiteux, n’acceptait que ses ingénieurs participent à la construction de centrales nucléaires que « comme gymnastique en attendant que l’atome devienne compétitif » (voir le livre de Lionel Taccoen, « Le pari nucléaire français » aux éditions L’Harmattan). Il a fallu attendre l’embargo de 1973 et le plan Messmer de 1974 pour que la France se dote des 58 réacteurs qui assureront son indépendance énergétique. Elle le fera en adoptant une technologie américaine mise au point par Westinghouse.

C’est donc les applications militaires qui prendront le pas sur les applications civiles et l’électricité qui deviendra un sous-produit du plutonium. En 1950, Frédéric Joliot-Curie sera renvoyé du CEA pour ses déclarations prosoviétiques et Raoul Dautry décèdera un an plus tard. « C’est alors que deux hommes providentiels apparurent dans notre ciel obscurci » racontera plus tard Bertrand Goldsmith : Félix Gaillard, nommé secrétaire d’État à la présidence du conseil et Pierre Guillaumat, qui prendra la tête du CEA. Le premier, fervent défenseur de l’atome dans tous les gouvernements obtiendra les moyens financiers nécessaires à la poursuite des programmes. Le plan Gaillard, prévoyant la construction de deux réacteurs à Marcoule fut présenté en 1952 au Parlement par le gouvernement Pinay. Un amendement communiste visant à interdire l’utilisation du plutonium à des fins militaires fut rejeté, y compris par les socialistes. En 1958, dernier président du conseil de la IVème république, Félix Gaillard donnait les ordres pour que les premiers essais d’une bombe atomique ait lieu au Sahara en 1960. Pierre Guillaumat, devenu ministre des Armées du général de Gaulle exécutera le programme.

L’aventure du CEA illustre la recette qui allait permettre à la France d’après guerre de redevenir une puissance économique et militaire : planification, continuité de la collaboration entre les ingénieurs, les scientifiques et les politiques pour la plupart issus de la résistance et soucieux de reconquérir l’indépendance. Même si ils ne l’avouent guère, des hommes de gauche comme Mendes France et Guy Mollet ont soutenu l’effort nucléaire français. L’humiliation de la conférence de Genève qui mit fin en 1954 à la guerre d’Indochine et le piteux retrait de Suez en cette même année 1956 rendait ce choix de la bombe inévitable. Comme plus tard le chantage à l’embargo pétrolier allait conduire le pays à se doter d’une industrie nucléaire civile performante pour maîtriser la totalité du cycle du combustible. Ce sont ces choix faits depuis 1945 qui conduisent la France d’aujourd’hui à accueillir le prototype de réacteur à fusion nucléaire Iter à Cadarache. Et c’est la nostalgie de ces années de croissance et de plein emploi qui amène le gouvernement à relancer des grands projets industriels et scientifiques autour des pôles de compétitivité. Reste à restaurer l’enseignement universitaire scientifique car tout a commencé dans les laboratoires.

David Victoroff, Valeurs actuelles (25 août 2006)
Publié ou mis à jour le : 2023-09-28 11:47:34

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