6 février 1956

Des tomates pour Guy Mollet

Les Européens d'Algérie redoutent l'abandon. Leur révolte oblige le gouvernement socialiste à proclamer «l'inébranlable volonté française» de présence en Algérie.

Fabrice Madouas
Une réception inattendue

La Delahaye du président du Conseil vient de quitter l'aérodrome de Maison-Blanche. Guy Mollet tire sur la cigarette qu'il a nerveusement allumée. Tout au long des vingt kilomètres qui le séparent d'Alger, il aperçoit le cordon de policiers et de soldats qui lui font une haie d'honneur, mais surtout un rempart. Le gouvernement a dépêché sur place le directeur de la Sûreté nationale, Jean Mairey, et fait acheminer de métropole douze compagnies de CRS, par Bréguet deux ponts et DC 4. Paris se méfie d'Alger.

Le secrétaire d'État aux Forces armées, Max Lejeune, qui l'a devancé de deux jours, a prévenu le président du Conseil : «Ton arrivée sera mouvementée.» Guy Mollet a seulement accepté de modifier l'heure de son départ, dans l'espoir, dérisoire, de tromper les manifestants. Parti de Villacoublay sous la bruine, le SO Bretagne s'est posé vers 15 heures à Alger. «Je lance un appel de paix à tous les esprits sages, à tous ceux qui ne se laissent pas entraîner par la passion, déclare-t-il au pied de la passerelle. J'ai vu avec surprise et tristesse des hommes s'interroger : "La France va-t-elle abandonner l'Algérie ?" Que signifie la présence du président du Conseil, sinon l'affirmation encore renouvelée du caractère indissoluble des liens entre l'Algérie et la métropole ?»

Mais il en faudrait plus pour rassurer les 986 000 Français d'Algérie, attachés à cette terre qui est aussi la leur : 80% d'entre eux y sont nés.

La Toussaint rouge

Les musulmans, dont la population a beaucoup augmenté grâce aux progrès sanitaires, sont un peu moins de 9 millions. Seule une minorité d'entre eux est acquise à la rébellion que les fellagha (les coupeurs de route) ont déclenchée le 1er novembre 1954.

La situation s'aggrave l'année suivante. Le 20 août 1955, dans le Constantinois, le FLN excite la foule algérienne contre les Européens et les musulmans récalcitrants. Incendies, viols, assassinats. À El-Halia, à vingt kilomètres à l'est de Philippeville, «les insurgés, armés de cartouches de dynamite, de bouteilles d'essence, de fusils, de haches, massacrent les hommes», les habitants des mechtas voisines s'acharnent sur les femmes et les enfants. «Et c'est en pataugeant dans des mares de sang que les militaires découvrent la tuerie», rapporte Yves Courrière dans Le temps des léopards(Fayard). À l'issue de ces heures d'épouvante, on compte cent vingt-trois morts, dont soixante et onze Européens. La répression sera proportionnelle à la terreur suscitée par le FLN : elle fera 1 273 morts, officiellement.

En décembre, la cadence des assassinats augmente encore. En Kabylie, on compte une moyenne de douze victimes par semaine, surtout des musulmans accusés de "collaboration" par les fellagha parce qu'ils exercent de modestes fonctions d'autorité, comme les gardes champêtres. Le drame algérien est au cour de la campagne pour les élections législatives de 1956.

Pour les Français d'Algérie, la victoire du Front républicain n'est pas une bonne nouvelle. Ils ne veulent pas des élections au collège unique que le gouvernement prétend organiser alors que la paix n'est pas revenue. Ils se souviennent que Guy Mollet a dénoncé cette «guerre imbécile et sans issue», dans l'organe officiel de la SFIO, le Populaire. Ils se méfient de son ministre d'État, Pierre Mendès France, qui a mis fin à la souveraineté française sur l'Indochine en 1954. Surtout, ils récusent le général Catroux, que Mollet veut leur imposer comme ministre résident : ils l'accusent d'avoir préparé la "capitulation" de la France au Maroc en négociant le retour à Rabat de Mohammed V, en novembre 1955. Pour eux, Catroux est «le symbole de l'abandon».

Le 2 février, ils ont fait un triomphe romain à son prédécesseur, Jacques Soustelle qui, s'il a tenté des réformes, a refusé de négocier avec les fellagha : 80.000 personnes l'accompagnent sous les vivats jusqu'au bateau qui le ramène en France. On crie «Soustelle avec nous», «Catroux à la mer». Comment Guy Mollet n'y penserait-il pas ce lundi 6 février, en roulant vers Alger sous un ciel gris ?

Tomates pour le Président

C'est dans une ville morte que pénètre le cortège officiel : les commerçants européens ont baissé le rideau de fer de leurs boutiques. «Fermé pour cause de deuil», affichent les devantures. Les Français d'Algérie ont suivi les consignes du Comité d'entente des anciens combattants, travaillés par Me Biaggi, un héros de la résistance «si grièvement blessé en Alsace qu'on en a fait un officier de la Légion d'honneur à titre posthume», raconte Claude Paillat dans Vingt ans qui déchirèrent la France (Robert Laffont). Il faut aussi compter avec les troupes du "chouan de la Mitidja", Robert Martel, et celles du cafetier du Forum, Jo Ortiz, le patron du groupe action du mouvement poujadiste. Sept cents hommes décidés à faire entendre la voix d'Alger à Guy Mollet.

Le président du Conseil a prévu d'aller déposer une gerbe au monument aux morts, situé au centre d'un escalier-jardin qui dévale du gouvernement général jusqu'à la mer. 20.000 manifestants l'y attendent. Quand il descend de sa Delahaye, on n'entend plus rien que le grondement assourdissant de la foule en colère. «Guy Mollet à Paris !», «L'armée avec nous !», «Al-gé-rie fran-çaise !» Des balcons s'abat sur le cortège une pluie de légumes et de tomates mûres. Plusieurs s'écrasent aux pieds du président du Conseil qui, bien que livide, parvient à se maîtriser. La minute de silence ne dure que quelques secondes, avant que les officiels ne regagnent prestement leurs voitures «dans l'odeur piquante des grenades lacrymogènes», écrit l'envoyé spécial du Figaro, Serge Bromberger.

Il était temps ! Un groupe d'étudiants réussit à rompre le cordon de police et met en pièce la gerbe que Guy Mollet vient de déposer auprès de la stèle. L'émeute s'étend aux alentours du Palais d'Été où s'est réfugié le président du Conseil. Il appelle l'Élysée, bouleversé par la révolte du petit peuple d'Alger. «Je suis ému, je suis ému profondément, dit-il à René Coty. Les manifestations que nous craignions se sont déroulées. Mairey ne répond pas du maintien de l'ordre si Catroux persiste à vouloir venir». La démission du général Catroux est connue peu après 17 heures. Alger, en liesse, réclame aussi celle de Guy Mollet, mais les manifestants qui tentent d'investir le Palais d'Été dans la soirée seront dispersés sans l'obtenir.

Dans la presse, le revirement du président du Conseil est diversement apprécié. «M. Guy Mollet n'a pas pris la foudre. Il a pris des tomates pourries, mais sur le nez. Et si ce n'était que sur le sien, nous nous serions fait une raison. Mais c'est l'État qui a reçu cet outrage», grince François Mauriac dans l'Express, cependant que Combat affirme : «Le terrain est ainsi déblayé pour un nouveau départ».

Pour remplacer Catroux, Guy Mollet choisit Robert Lacoste : «Toi seul peux nous sauver. Tu es un homme de caractère. Viens !» Militant syndicaliste, élu socialiste de Dordogne, Lacoste est un lutteur. «Un ventre confortable, un langage truculent, du rire mais aussi d'effroyables colères, écrit Claude Paillat. L'empire colonial, qu'il ne connaît pratiquement pas, a été construit par des gens de gauche : à Alger, il ne l'oubliera pas. Il réagira donc en conservateur d'un legs familial».

De retour à Paris, Guy Mollet justifie sa décision devant l'Assemblée nationale, le 16 février. La «douloureuse manifestation» d'Alger, dit-il, était «l'expression de sentiments profonds et hautement respectables : l'attachement à la France, l'angoisse d'être abandonnés». Surtout, il proclame «l'inébranlable volonté française à la fois de présence en Algérie et d'évolution». En mars, les députés, communistes compris, autorisent le gouvernement à prendre par décret toutes mesures relatives au développement économique de l'Algérie ainsi qu'au rétablissement de l'ordre. C'est la loi sur les pouvoirs spéciaux.

En avril et mai, l'extension de la rébellion conduit Guy Mollet à rappeler partiellement les classes 1951 à 1954. Le service militaire est allongé de dix-huit à vingt-sept mois. Les effectifs engagés en Algérie passent de 200 000 en début d'année à 400 000 en juillet. Un renforcement du contingent accompagné d'appels au cessez-le feu rejetés par le FLN qui décide, au contraire, de multiplier les attentats au cour des villes.

Le 30 septembre, deux bombes explosent à Alger, à 18 h 35, l'une au Milk Bar de la place Bugeaud, l'autre à la Cafétéria, rue Michelet. «L'engin du Milk Bar, qui avait été placé dans un sac de plage et déposé contre le comptoir, faucha littéralement les plus proches consommateurs, tandis que les glaces s'abattaient sur les clients installés à la terrasse,écrit Le Monde, le 2 octobre . Un spectacle horrible s'offrit alors aux yeux des rares rescapés : le sang avait giclé sur les marbres blancs des parois, tandis que çà et là des femmes et des enfants, jambes déchirées ou arrachées, s'agitaient en des soubresauts convulsifs». La bataille d'Alger était engagée.

[Article publié dans l'hebdomadaire (21 juillet 2006)]

Publié ou mis à jour le : 2020-08-02 19:53:42
joseph (11-09-2006 21:03:40)

Dans la partie intitulée "La toussaint rouge, vous ecrivez que les émeutes firent 123 morts et dans la meme phrase que la répression fut proportionnée "1273 morts, officiellement". Une proportion ... Lire la suite

L'Etranger (26-08-2006 11:33:13)

Tous ces événements et bien d'autres sont soigneusement tus ou même niés par la France. Quand s'occupera-t-on de mettre au grand jour le véritable génocide de Français en Algérie? Le terme de ... Lire la suite

Serin Guy-André (05-08-2006 08:14:14)

Bravo pour vos articles qui retablissent la VERITE sur cette période malheureuse

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