Le 6 août 1945, trois mois après la capitulation de l'Allemagne, l'explosion d'une bombe atomique au-dessus de la ville d'Hiroshima, au Japon, met un terme à la guerre du Pacifique, précipite la fin de la Seconde Guerre mondiale et inaugure l'Âge nucléaire.
Réduits à l'impuissance, les généraux nippons avaient discrètement demandé la paix dès juillet 1945 mais le gouvernement américain y avait mis pour condition la mise en jugement de l'empereur Hirohito (Shôwa). Inacceptable pour les dirigeants japonais ! Peu désireux de voir leurs alliés soviétiques s'associer au dépeçage du Japon, les Américains ont alors précipité sa capitulation en recourant à l'arme atomique. Dans le même temps, les Soviétiques ont écrasé l'armée japonaise de Mandchourie. Craignant plus que tout une occupation de l'archipel par les communistes, les généraux nippons ont consenti à capituler et les Américains ont accepté le maintien de l'empereur sur le trône.
Depuis lors plane sur le monde la crainte qu'un conflit nucléaire ne dégénère en une destruction totale de l'humanité. On peut déplorer que la bombe atomique ait été employée contre le Japon sans justification militaire mais disons-nous que sans ce précédent, les deux Super-Grands de la guerre froide auraient peut-être eu moins de scrupules à déclencher une véritable guerre atomique, autrement plus cataclysmique...
Un projet ancien
Le 2 août 1939, dès avant la Seconde Guerre mondiale, les physiciens hongrois Szilard, Teller et Wagner réfugiés aux États-Unis avertissent le président Franklin Roosevelt du risque que Hitler et les nazis ne mettent au point une bombe d'une puissance meurtrière exceptionnelle fondée sur le principe de la fission nucléaire. Avec le soutien d'Albert Einstein, ils lui recommandent d'accélérer les recherches dans ce domaine afin de devancer à tout prix les Allemands.
À la suite de quoi, en novembre 1942, le président inaugure en secret le programme de mise au point de la bombe atomique sous le nom de code Manhattan Engineer Project.
Il en confie la direction au physicien Julius Robert Oppenheimer. Les essais se déroulent dans le laboratoire de Los Alamos (Nouveau-Mexique).
À la mi-1945, la bombe est pratiquement au point mais les conditions de la guerre ont entretemps changé. L'Allemagne nazie est à genoux et s'apprête à capituler sans condition. Seul reste en guerre le Japon, mais celui-ci est loin de disposer d'une puissance militaire, industrielle et scientifique comparable à celle de l'Allemagne.
Résistance désespérée du Japon
À l'instigation des généraux qui tiennent le pouvoir, le Japon s'entête dans une résistance désespérée.
Les Américains ont pu en mesurer la vigueur lors de la conquête de l'île méridionale d'Okinawa: pas moins de 7 600 morts et 31 000 blessés dans les rangs américains entre avril et juin 1945 ! Dans la conquête de l'île d'Iwo Jima, 5 000 Américains sont tués. Les Japonais, quant à eux, n'ont que 212 survivants sur 22 000 combattants....
Les avions-suicides surnommés kamikaze (« vent divin ») et jetés contre les navires américains montrent également que les Japonais ne reculent devant rien pour retarder l'échéance.
Les bombardements conventionnels qui se multiplient depuis le début de l'année 1945 n'ont pas davantage raison de leur détermination. Le plus important a lieu le 19 mars 1945 : ce jour-là, une armada de 234 bombardiers B-29 noie Tokyo sous un déluge de bombes incendiaires, causant 83 000 morts.
L'état-major américain avance le risque de perdre 500 000 soldats pour conquérir Honshu, l'île principale de l'archipel (un débarquement est projeté le... 1er mars 1946). Le président Truman, dans ses Mémoires, évoque même le chiffre d'un million de victimes potentielles (sans étayer ce chiffre).
Plus sérieusement, d'aucuns pensent aujourd'hui qu'une soumission de l'archipel par des voies conventionnelles aurait coûté environ 40 000 morts à l'armée américaine. Une évaluation raisonnable compte tenu de ce que les Américains ont perdu un maximum de 400 000 hommes dans la Seconde Guerre mondiale, tant en Europe que dans le Pacifique (c'est environ cinquante fois moins que les Soviétiques).
C'est ainsi qu'émerge l'idée d'utiliser la bombe atomique, non plus contre l'Allemagne mais contre l'empire du Soleil levant, en vue de briser sa résistance à moindres frais.
Le président Franklin Roosevelt meurt le 12 avril 1945 et son successeur à la Maison Blanche, le vice-président Harry J. Truman, reprend à son compte le projet d'un bombardement atomique sur le Japon. Celui-ci paraît d'autant plus opportun qu'à la conférence de Yalta, le dictateur soviétique Staline a promis d'entrer en guerre contre le Japon dans les trois mois qui suivraient la fin des combats en Europe, soit avant le 8 août 1945.
En mai 1945, à Los Alamos, une réunion de hauts dirigeants et de scientifiques établit la liste des villes japonaises susceptibles d'être bombardées. La première de la liste n'est autre que Kyoto, l'ancienne capitale impériale, riche de son patrimoine culturel. À la demande expresse du secrétaire à la Guerre Henry Lewis Stimson, elle est rayée de la liste et laisse la première place à la cité industrielle et portuaire d'Hiroshima (300 000 habitants).
Le 3 juin 1945, l'empereur Hirohito, qui a compris que son pays a de facto perdu la guerre, demande par l'entremise de l'URSS l'ouverture de négociations de paix. Mais Staline, qui voudrait participer à l'invasion de l'archipel et au partage de ses dépouilles, fait traîner les choses.
De son côté, Truman, informé par ses services secrets de cette demande de négociations, feint de l'ignorer. Le président américain commence à s'inquiéter des visées hégémoniques de Staline et souhaite donc en finir avec le Japon avant que son encombrant allié n'ait l'occasion d'intervenir.
Il souhaite aussi ramener le dictateur soviétique à plus de mesure. Dans la perspective de l'après-guerre, il ne lui déplaît pas, ainsi qu'aux militaires et au lobby militaro-industriel, de faire la démonstration de l'écrasante supériorité militaire américaine. Ce sera le véritable motif de l'utilisation de la bombe atomique, la plus terrifiante des « armes de destruction massive ».
Les généraux nippons, partisans d'une résistance à outrance, se tiennent satisfaits du rejet de la demande de négociations.
Le bombardement
Le 16 juillet 1945, l'équipe de scientifiques rassemblée autour de Robert Oppenheimer procède dans le désert du Nouveau Mexique, sur la base aérienne d'Alamogordo (près de Los Alamos), à un premier essai nucléaire. L'expérience est pleinement réussie et convainc le président Truman de passer à la phase opérationnelle.
Un ultimatum est adressé au Japon le 26 juillet par les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Chine, pendant la conférence de Potsdam. Il exige une capitulation sans condition et laisse planer la menace d'inculper l'empereur lui-même comme criminel de guerre, ce qui est inacceptable pour les généraux. L'ultimatum fait aussi implicitement allusion à une arme terrifiante...
À Washington, dans les cercles du pouvoir, chacun est partagé entre la crainte d'ouvrir la boîte de Pandore et la hâte d'en finir avec la guerre. Pour éviter de tuer des civils innocents, on évoque l'idée d'une frappe atomique sur le sommet du Fuji Yama, la montagne sacrée du Japon. L'idée est rapidement abandonnée car son efficacité psychologique est jugée incertaine et en cas d'échec, les Américains, qui ne disposent que de deux bombes A (A pour atomique), seraient en peine de rattraper le coup.
Disons aussi que, faute d'expérience, les scientifiques du projet Manhattan ne mesurent pas précisément les effets réels de la bombe atomique sur les populations. Et la perspective d'une bombe atomique sur une ville ennemie choque assez peu les consciences après les bombardements massifs sur les villes d'Allemagne et du Japon, les révélations sur les camps d'extermination nazis et les horreurs de toutes sortes commises sur tous les continents.
Finalement, au petit matin du 6 août 1945, un bombardier B-29 s'envole vers l'archipel nippon. Aux commandes, le colonel Paul Tibbets (30 ans). La veille, il a donné à son appareil le nom de sa mère, Enola Gay.
Dans la soute, une bombe à l'uranium 235 de quatre tonnes et demi joliment surnommée Little Boy (« petit garçon ») par les scientifiques. Sa puissance est l'équivalent de 12 500 tonnes de TNT (trinitrotoluène, plus puissant explosif conventionnel) avec des effets mécaniques, radioactifs et surtout thermiques).
L'appareil est seulement accompagné de deux autres avions, l'un pour effectuer des mesures scientifiques pendant et après l'explosion, l'autre pour prendre des photos.
L'objectif est déterminé pendant le vol. Parmi les cibles potentielles, l'état-major choisit en raison de conditions météorologiques optimales Hiroshima (300 000 habitants).
Le B29 largue la bombe à 8h15 - heure locale - et aussitôt effectue un virage serré sur l'aile et s'éloigne au plus vite pour échapper au souffle de l'explosion.
La bombe explose à 600 mètres du sol, à la verticale de l'hôpital Shima. Elle lance un éclair fulgurant, sous la forme d'une bulle de gaz de 4000°C d'un rayon de 500 mètres ! Puis elle dégage le panache en forme de champignon caractéristique des explosions atomiques.
Plus de 70 000 personnes sont tuées et parfois volatilisées sur le coup sous l'effet conjugué de l'onde de choc, de la tempête de feu et des rayonnements gamma. La majorité meurent dans les incendies consécutifs à la vague de chaleur. La ville est totalement détruite sur un rayon de deux kilomètres.
Plusieurs dizaines de milliers de personnes sont grièvement brûlées et beaucoup d'autres mourront des années plus tard des suites des radiations (on évoque un total de 140 000 morts des suites de la bombe).
Le président Truman annonce aussitôt l'événement à la radio, non sans abuser son auditoire sur la nature prétendument militaire de l'objectif (un mensonge comme le pouvoir américain en a l'habitude) : « Le monde se souviendra que la première bombe atomique a été lancée sur Hiroshima, une base militaire. Pour cette découverte, nous avons gagné la course contre les Allemands. Nous l'avons utilisée pour abréger les atrocités de la guerre, et pour sauver les vies de milliers et de milliers de jeunes Américains. Nous continuerons à l'utiliser jusqu'à ce que nous ayons complètement détruit le potentiel militaire du Japon » (note).
Les Soviétiques sortent de leur neutralité
L'attaque sans précédent sur Hiroshima ne suffit pas à vaincre la détermination des généraux japonais. Ceux-ci sont révulsés par la menace de voir l'empereur condamné comme criminel de guerre et l'Empire aboli. Par contre, elle convainc Staline de rompre son pacte de neutralité avec les Japonais et d'attaquer ceux-ci avant qu'ils ne se rendent aux Américains !
Dès le surlendemain, le 8 août, il déclare la guerre au Japon et lance ses troupes sur la Mandchourie. Pour les Japonais, c'est une défaite sans nom malgré l'héroïsme désespéré des fantassins qui attaquent les chars soviétiques à la baïonnette, au cri de « Banzaï ».
En l'espace d'une journée, toute l'armée de Mandchourie, soit 1,2 million de soldats japonais, s'est rendue à l'agresseur.
La débandade face aux Soviétiques achève de convaincre les généraux japonais de mettre fin à une résistance désespérée. Ils appréhendent plus que tout l'invasion de l'archipel par des troupes communistes qui installeraient un gouvernement à leur dévotion.
Ils préfèrent à tout prendre les Américains et souhaitent seulement qu'Hirohito, symbole essentiel de la nation, soit maintenu sur le trône.
À Washington, c'est la consternation. Truman a perdu son pari de faire fléchir les Japonais et, plus grave que tout, a provoqué l'intervention soviétique contre le Japon. Il décide donc de jouer sans attendre sa dernière carte. Le même jour, le 9 août, il donne l'ordre de larguer la deuxième et dernière bombe atomique dont il dispose. Surnommée Fat Man (« gros homme »), celle-là est au plutonium et non à l'uranium 235, une différence au demeurant insignifiante du point de vue des futures victimes.
Le bombardier B-29 de Charles Sweeney survole d'abord la ville de Kokura. La cible étant occultée par les nuages, il poursuit sa route vers Nagasaki (250 000 habitants) où une éclaircie du ciel lui permet d'effectuer le funeste largage. 40 000 personnes sont cette fois tuées sur le coup et des dizaines de milliers d'autres gravement brûlées (80 000 morts au total selon certaines estimations). Plusieurs milliers de victimes sont catholiques, la ville étant au cœur du christianisme japonais.
Le Japon, ravagé par les bombardements, le blocus américain et les menaces de famine, n'est depuis longtemps plus en état de résister à qui que ce soit. L'empereur Hirohito réunit le conseil de guerre en son palais et chacun de se prononcer sur l'opportunité d'une capitulation. Les généraux n'arrivant pas à s'accorder, c'est l'empereur qui, pour une fois enfin, use de son autorité morale pour imposer celle-ci.
Le 12 août, à Washington, Truman peut fièrement annoncer avoir reçu un télégramme du gouvernement japonais par lequel celui-ci déclare accepter une capitulation sans condition. C'est la jubilation générale.
Rien de tel au Japon. Le 15 août, à leur domicile, à leur travail ou dans la rue, les Japonais, sidérés, entendent pour la première fois à la radio et dans les hauts-parleurs la voix de leur empereur qui annonce sa décision de mettre fin à la guerre et la justifie par le fait que « l'ennemi a commencé de recourir à une bombe de l'espèce la plus cruelle qui soit, à la puissance incalculable et susceptible de briser la vie d'innombrables innocents ».
L'empereur se garde habilement de faire allusion à l'attaque massive de l'Armée rouge et à l'effondrement de l'armée de Mandchourie. Il veut modérer l'humiliation de la défaite en l'attribuant seulement à la cruauté d'une arme nouvelle. Il veut aussi n'avoir de compte à rendre qu'aux Américains, dont il espère qu'ils respecteront la Constitution impériale du Japon.
Les Américains ne font pas la fine bouche. Ils ont maintenant hâte d'en finir car l'Armée rouge progresse sur tous les fronts en Asie, en Corée, vers le 38e parallèle comme sur le sud de l'île de Sakhaline, jusque-là sous souveraineté japonaise. Il n'est donc plus question donc de chipoter sur la responsabilité de l'empereur dans les dérives criminelles des dernières décennies...
Le 2 septembre 1945, le général américain Douglas MacArthur reçoit la capitulation sans condition du Japon. La Seconde Guerre mondiale est terminée... et le monde entre dans la crainte d'une apocalypse nucléaire.
Points de vue
Pour les survivants d'Hiroshima et Nagasaki, le calvaire allait se poursuivre jusqu'à leur mort. Beaucoup allaient rapidement mourir des suites de leurs brûlures ou de leur irradiation. Les autres, appelés hibakusha (« personnes irradiées »), à peine plus chanceux, allaient être ostracisés toute leur vie par la société nippone, systématiquement empêchés de se marier, voire de simplement travailler en entreprise.
Les forces d'occupation américaines, de mèche avec l'administration nippone, allaient maintenir pendant plusieurs décennies une chape de plomb sur les conséquences humaines des bombardements, immédiates et à plus long terme.
Notons que l'opinion publique occidentale ne prit guère la mesure des événements qui venaient de se produire ces 6 et 9 août 1945. Ainsi le quotidien français Le Monde titra-t-il le 8 août 1945, comme s'il s'agissait d'un exploit scientifique quelconque : « Une révolution scientifique. Les Américains lancent leur première bombe atomique sur le Japon ».
Parmi les rares esprits lucides figure le jeune romancier et philosophe Albert Camus, qui écrit dans Combat, le même jour, un article non signé : « Le monde est ce qu'il est, c'est-à-dire peu de chose. C'est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d'information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique. On nous apprend, en effet, au milieu d'une foule de commentaires enthousiastes, que n'importe quelle ville d'importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d'un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l'avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Il est permis de penser qu'il y a quelque indécence à célébrer une découverte qui se met d'abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l'homme ait fait preuve depuis des siècles ».
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Voir les 11 commentaires sur cet article
Bernard (04-08-2022 06:44:46)
"On peut déplorer que la bombe atomique ait été employée contre le Japon sans justification militaire"... Fichtre ! C'est vite dit. Rappelons quand même que le largage de la bombe a permis d'éco... Lire la suite
Michèle CHERBONNEAU (10-08-2020 16:34:55)
Merci, Monsieur, pour cet article sobre mais complet sur Hiroshima et pour avoir cité Camus;
Je n'avais pas 15 ans le 6 août 45 et j'avais peur de l'avenir.
pmlg (28-12-2017 15:45:49)
Un commentaire cite Paul Takashi Nagaï, ce remarquable médecin japonais. Il est un des pionniers de l'imagerie dont on sait aujourd'hui combien elle est essentielle en médecine. Considérée comme ... Lire la suite