Automne 1944, les Alliés délivrent l'Alsace de l'oppression nazie. Au premier rang des libérateurs figurent l'armée du général de Lattre et la 2e DB du général Leclerc. Là-dessus, les services de renseignement transmettent aux Américains des photos aériennes montrant une concentration inhabituelle de bâtiments à 50 kilomètres de Strasbourg, dans les Vosges, sur la commune de Natzwiler, au lieu-dit le Struthof.
C'est ainsi que le 25 novembre 1944, les GI's découvrent pour la toute première fois un camp de concentration nazi. Actif depuis 1941 sous le nom de KL Natzweiler-Struthof, il témoigne de l’organisation méthodique de la déportation des ennemis du Troisième Reich. Ce fut le seul camp de concentration sur le territoire français. 52 000 déportés y séjournèrent et près de 22 000 y perdirent la vie en moins de quatre ans...
La découverte du camp
Le 23 novembre 1944, les troupes alliées libèrent Strasbourg. Deux jours plus tard, une patrouille américaine s’enfonce un peu plus dans la région. Elle atteint le village français de Rothau et gravit une longue côte dans la montagne.
Les soldats empruntent un chemin bordé de sapins puis, arrivés au lieu-dit « le Struthof », franchissent des barbelés et tombent sur des baraquements, des cellules, des murs criblés de balles. Mais ça ne ressemble pas à une prison. À quoi a bien pu servir ce lieu ? Les militaires sont désorientés. Ils n’ont jamais entendu parler d’un camp de concentration. Les questions se bousculent dans leur tête.
Les GI's viennent de découvrir le tout premier camp de concentration nazi, à l’ouest de l’Europe.
Un lieu de villégiature transformé en camp de concentration
L’Alsace et la Moselle sont annexées par le IIIème Reich après l’armistice du 22 juin 1940. Hitler prend ainsi une revanche sur la défaite de 1918. Immédiatement, la SS investit l'Alsace-Lorraine. Son administration est germanisée ainsi que les usines et les mines. La langue française est prohibée.
Des prospections sont lancées dans toute la région pour exploiter au mieux le pays fraîchement conquis. Hitler, qui vient de se lancer dans une série de projets architecturaux, cherche en particulier des carrières de pierre.
En haut du Mont Louise, dans les Vosges du nord, le géologue colonel SS Karl Blumberg découvre un filon de granit extrêmement rare, du granit rose. Bingo ! C’est exactement ce que cherche le Führer qui considère que le granit fait partie des matériaux durables et de prestige.
Himmler, chef de la Gestapo et de la police, et Oswald Pohl, chef de l’Office central de l’Administration économique de la SS, ont l'idée de faire travailler des déportés dans la carrière.
Il existe déjà sur place une ferme, un hôtel, une auberge et une petite salle des fêtes.
C’est l’endroit parfait pour créer le camp. Le lieu est discret, à l’écart de tout, et une ligne de chemin de fer dessert le bas du Mont Louise.
Le 1er mai 1941, les nazis entament donc la construction du « Struthof ». 300 déportés communistes allemands et autrichiens en provenance de Sachsenhausen sont internés dans les bâtiments existants. Ils doivent tailler le chemin d'accès à la veine de granit et aménager le versant plein nord en y creusant des plateformes destinées à recevoir les 17 baraquements du futur camp.
L’hôtel et les pistes de ski prisés par les Strasbourgeois qui venaient s’y divertir en famille depuis le début du siècle laissent bientôt la place au camp de concentration (KL, Konzentrationslager en allemand). Le petit paradis se transforme en antichambre de l’enfer.
Le camp se compose du camp principal et de près de 70 camps annexes, tant en Alsace que de l'autre côté du Rhin. Au total, il recevra en moins de quatre ans 52 000 prisonniers, les morts étant prestement remplacés par de nouveaux arrivants.
Prévu à l'origine pour 2 500 déportés, le camp et ses annexes en hébergeront jusqu'à 10 000 en 1944, de 32 nationalités différentes.
Une organisation d'une redoutable efficacité
Le fonctionnement du camp est assuré par 80 officiers, sous-officiers, et hommes de troupes, un effectif somme toute très limité au regard de l'effectif de plusieurs milliers de détenus présents en simultané.
C'est que les SS font en sorte de diviser autant que possible les déportés en mettant par exemple dans un même baraquement l'ouvrier communiste et le théologien. Ils exploitent également les antagonismesnationaux en mêlant Serbes et Croates, Russes et Baltes, Grecs et Albanais...
Ils délèguent aussi les taches de surveillance et de répression à une poignée d'entre eux, choisis parmi les plus brutaux et les criminels de droit commun. Ce sont les redoutables Kapos (contraction de Kameradschaftspolizei, « camarade policier »).
Tous sont sous les ordres du Lagerkommandant. Cinq commandants se succéderont à ce poste. Le premier, Huttig, est celui qui bâtit le camp, suivi de Zill le fanatique qui installe la discipline puis de Kramer. À l'automne 44, celui-ci obtient un poste a Birkenau pour aider Eichmann dans l'extermination des 500 000 Juifs hongrois. Son remplaçant Hartjenstein continue son œuvre criminelle et c'est sous sa tutelle que serot exécutés 135 membres du réseau Alliance et du maquis Alsace Vosges. Il est également responsable de l'assassinat de quatre femmes du SOE britannique (Special Operations Executive, « Direction des opérations spéciales ») en juillet 1944.
Josef Kramer, qui commande le camp à la mi-42, est l'archétype du responsable sans état d'âme. Fervent nazi recruté par la SS en 1932, il est passé par plusieurs camps, dont Mauthausen et Dachau. Lorsqu’il arrive à Natzweiler, il a déjà une importante expérience concentrationnaire. C’est lui qui supervise la construction du camp.
Les premiers déportés, majoritairement des déportés politiques et des jeunes résistants, arrivent dès le printemps 1941. Ils ne savent ni où ils sont, ni ce qu’il va leur arriver.
L’un des camps les plus meurtriers du système nazi
Dès leur arrivée au camp, les déportés doivent se déshabiller de la tête aux pieds. Leurs effets personnels leur sont retirés. Ils sont rasés et immatriculés dans une opération de déshumanisation parfaitement orchestrée.
L’anonymat participe de cette déshumanisation. Les nouveaux arrivants doivent mettre un uniforme rayé, seule et unique protection contre le froid. Et contre les coups de leurs bourreaux.
Les SS font preuve d’un sadisme débridé. Surnommé « la Créature », Wolfgang Sseus, pratique tortures et sévices corporels pour se faire obéir ou pour le plaisir.
Comme les camps de Mauthausen et de Gusen, Natzweiler-Struthof est classé « camp de niveau III ». Il fait à ce titre partie des camps les plus meurtriers du système concentrationnaire nazi. Son objectif est l’anéantissement des opposants politiques classés NN (Nacht und Nebel, en français « Nuit et brouillard »).
Natzweiler est un lieu d’extermination par le travail. Un kilomètre sépare le camp de la carrière de granit rose. Chaque jour, pendant dix heures, les détenus doivent extraire des pierres à mains nues, à l’aide d’une simple pelle et d’une pioche. Les accidents du travail sont quotidiens.
Le granit se révèle finalement être de piètre qualité. Mais le but du camp étant de tuer les déportés par le travail, les SS trouvent donc une autre activité. Ils les obligent à démonter et à réparer des moteurs d’avion pour l’armée allemande.
Deux fois par jour il faut affronter l’épreuve de l’appel. Les prisonniers doivent rester debout jusqu’à ce que les nazis aient fini de les compter, sous la pluie, la neige, dans le froid extrême.
Ils sont affamés car ils n’ont quasiment rien à manger. La soupe du midi ressemble à de l’eau, et en solide ils n’ont qu’un quignon de pain par jour et quelques grammes de margarine.
Les savants de l'enfer
Le camp abrite également les expérimentations de trois éminents scientifiques nazis qui enseignent à l’Université du Reich à Strasbourg : August Hirt, Eugen Haagen et Otto Bickenbach. Leur mission : protéger la race aryenne. Ils veulent accélérer les recherches sur les fléaux qui déciment les soldats de la Wehrmacht, comme le typhus et les gaz mortels.
À 800 mètres d’altitude, à l’abri des épaisses forêts des Vosges, le camp est l’endroit parfait pour faire des tests directement sur les hommes en toute discrétion. Asphyxiés, la peau brûlée, les patients meurent dans d’atroces souffrances, sans aucune compassion de la part de ces savants de la mort qui les considèrent comme de simples « rats de laboratoire ».
August Hirt en profite pour mener à bien une expérimentation particulière. Gueule cassée de 14-18, SS de la première heure, fervent adepte de l'idéologie nazie, il enseigne l’anatomie à Strasbourg. Entre ses cours, il monte au camp. Considérant qu’il n’existe que très peu de spécimens de crânes et d’os de la race juive permettant des conclusions précises, il se met en tête de réunir un maximum de squelettes de juifs. Il reçoit l’aval d’Himmler, grand partisan des expérimentations médicales et fait aménager en août 1943 une dépendance de l’ancien hôtel apprécié des vacanciers strasbourgeois en chambre à gaz.
Il extermine ainsi 86 juifs, dont le gazage est supervisé par le commandant Kramer, dans l’idée d’étudier leurs squelettes et d’exposer à l’avenir, lorsque la race juive aura été exterminée, sa collection dans des musées. C'est aussi le bourreau de dizaines de Roms par ses travaux sur l'ypérite.
Eugen Haagen, spécialiste du typhus exanthématique, utilise Slaves et Tziganes dans sa quête d'un vaccin efficace. Il injecte aussi des maladies telles que la lèpre et la peste aux détenus pour analyser les effets de ces contaminations. C’est à cause de ces expérimentations qu’une épidémie de typhus décime la population du camp en 1944.
Otto Bickenbach mène des essais sur le phosgène en vue de trouver l'antidote à ce gaz mortel et pour cela envoie à la chambre à gaz des dizaines de Polonais et Roms.
Épilogue
Hirt s'est suicidé en juin 45, les deux autres scientifiques, arrêtés et jugés par la France, ont été finalement libérés et blanchis au milieu des années 50. Ils sont morts paisiblement chez eux en Allemagne dans les années 70.
En 1944, à mesure que les Alliés reprenaient du terrain dans la guerre, le Reich amplifia sa politique d’extermination. Norvégiens, Hollandais, Belges, Français, les wagons déversaient chaque jour de nouveaux-venus.
L'été 1944, Strasbourg fut bombardé. Sous pression, les SS se déchaînèrent et exécutèrent des centaines de prisonniers dont ils brûlèrent les corps. Le 1er septembre 1944, 107 résistants français du réseau Alliance furent ainsi exécutés en une seule nuit et incinérés dans le four crématoire.
Puis l’ordre tomba de Berlin : il faut évacuer le camp.
Lorsque le camp est découvert par les Alliés en 1944, le calvaire n’est donc pas terminé pour les déportés. Un repli vers les autres camps, notamment celui de Dachau près de Munich, a été organisé en effet par les SS. Après cette mortelle transhumance, une « marche de la mort » comme il y en eu bien d'autres à l'Est, les Américains libèrent Dachau le 29 avril 1945. Quelques miraculés de Natzweiler-Struthof quittent enfin l’univers concentrationnaire.
Le 23 juillet 1960, le général de Gaulle, président de la République française, a inauguré au-dessus du camp le Monument national de la déportation qui, par sa forme, évoque la « flamme du souvenir de la déportation qui ne doit pas s'éteindre ».
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Loraine (24-11-2021 18:35:32)
L'information est peu connue, mais non, le camp de concentration nazi du Struthof n'était pas le seul en France. Un autre camp, avec son four crématoire dans lequel ont été tué de nombreux dépor... Lire la suite
Monique (29-11-2019 09:33:33)
Bonjour, J'ai visité ce camp en août dernierle frère d'une amie de la famille y a été exécuté le 2 sept 1944 avec la centaine de ses compgnons du réseau alliance, il avait 25 ans, son nom fig... Lire la suite
Aerts (25-11-2019 07:43:26)
J'ai visité le camp il y a vingt ans parce que mon père qui, pendant l'Occupation avait été membre de l'ORA m'avait indiqué que l'un de ses chefs, un certain capitaine Lisbonne y avait disparu. ... Lire la suite
Pierre Martin (24-11-2019 17:58:57)
J'ai visité le camp il y’a quelques années. À l’extérieur il y avait quelques croix de bois pour rappeler le souvenir de jeunes patriotes, massacres pour avoir refusé de revêtir l'uniforme a... Lire la suite
MILHAU (24-11-2019 15:21:45)
Merci pour votre article sur le Struthof que j'ai visité adolescent. Merci aussi pour votre ouvrage sur la condition féminine. Ceux-ci représentent des documents remarquables à conserver. Merci. ... Lire la suite
Elsa48 (24-11-2019 13:17:45)
Ce que l'historiographie officielle ne mentionne pas, c'est que le camp du Struthof continua à être utilisé en 1945, pendant l'épuration, par les FFI qui montrèrent la même brutalité que leurs ... Lire la suite