Le 15 février 1942, au coeur de la Seconde Guerre mondiale, le port britannique de Singapour, à la pointe de la péninsule malaise, capitule devant les armées japonaises. Défendue par 85 000 hommes sous le commandement du général Arthur Percival, Singapour était une forteresse réputée imprenable, du moins par la mer. Mais les 30 000 hommes du général japonais Tomoyuki Yamashita, surnommé le « Tigre de Malaisie », contournent la difficulté en l'attaquant par la terre !
Singapour, le « Gibraltar de l’Est », situé à l’extrémité sud de la péninsule malaise, est alors la principale base militaire britannique en Asie orientale. C’est un verrou qui protège les Indes britanniques contre toute agression venue de l’Est. Son port constitue aussi un relais indispensable entre l’Europe et la Chine ainsi que l’Australie et la Nouvelle Zélande.
Cependant le sort de cette base navale est étroitement lié au destin de la Malaisie britannique qui a été envahie à partir du 8 décembre 1941 par l’armée nippone. Face à cette attaque, les armées britanniques commandées par le général Arthur Ernest Percival doivent se replier sur l’île que constitue Singapour.
Après une campagne de 73 jours, le 15 février 1942, Percival n’aura pas d’autres choix que de signer la capitulation de l’armée britannique.
La perte de Singapour sera considérée par Winston Churchill comme la « pire des catastrophes » et la reddition la plus importante de l’Histoire militaire du Royaume-Uni. En faisant sauter ce verrou, le Japon ouvre à sa marine et à son armée l'Océan Indien, l'Insulinde et même l'Australie. Pour la Grande-Bretagne, depuis peu soutenue par les États-Unis et l'URSS, c'est le moment le plus critique de sa lutte contre les puissance de l'Axe, Allemagne, Italie et Japon.
Le raz de marée japonais
Le 27 septembre 1940, l’Empire du Japon s'est allié à l’Allemagne nazie et à l’Italie fasciste, créant ainsi l’axe Rome-Berlin-Tokyo. Mais peu soucieux de se frotter à l’Union soviétique, il évite d’entrer dans le conflit qui vient de débuter en Europe. Il préfère entreprendre pour son compte la conquête de l'Asie orientale et du Pacifique, jusqu'aux Indes britanniques et l'Australie.
Toutefois, l’embargo sur ses approvisionnements stratégiques par les États-Unis l’oblige à les attaquer dès le 7 décembre 1941. Le voilà derechef en guerre contre les États-Unis mais aussi l’Angleterre.
La guerre du Pacifique est le résultat de la politique expansionniste du Japon en Asie, son objectif étant de conquérir la Chine et de mettre fin à la domination des puissances coloniales européennes en Asie du Sud-Est, afin de créer une « grande sphère asiatique de coprospérité » sous contrôle japonais…
Les pays européens, alors en guerre ou déjà occupés par l’Allemagne nazie, sont mal équipés pour défendre leurs colonies. En juillet 1940, les forces japonaises envahissent le sud de l’Indochine française ce qui leur permet de disposer à Saigon d’une base navale et aérienne avancée pour un assaut sur la Malaisie. Cependant, les États-Unis, encore neutres, s’opposent à l’invasion de la Chine par le Japon ainsi qu’à l’envoi de troupes nippones en Indochine française. En 1941 cette opposition se manifeste par un embargo - notamment pétrolier - sur le Japon.
Pour de nombreux dirigeants japonais, se battre contre les États-Unis semble irréaliste, dès lors un dilemme s’offre à eux : abandonner toutes ambitions impériales ou mener une guerre que le Japon a peu de chances de remporter. Au bout du compte, ils estimèrent qu’une série de victoires rapides pouvait mettre le pays dans une position de force à laquelle les États-Unis devraient s’habituer.
Le plan de guerre des Japonais consistait à envahir le sud-est de l’Asie et certaines îles du Pacifique, tout en attaquant simultanément la flotte américaine du Pacifique basée à Pearl Harbor (Hawaï). Cette dernière attaque devait surprendre les Américains et laisser le temps aux Japonais de consolider leurs conquêtes, tout en établissant un périmètre de sécurité entre les îles Aléoutiennes, au large de l’Alaska, et la Birmanie.
Le 7 décembre 1941, l’attaque est lancée sur Pearl Harbor. Torpilleurs, bombardiers et chasseurs Zero japonais font d’énormes dégâts même si l’attaque est en partie un échec pour les Japonais car les porte-avions des escadres américaines ne se trouvaient pas dans le port et survécurent. Le 8 décembre, les forces japonaises franchissent la frontière avec la Chine et usent de l’artillerie et de l’aviation pour repousser les Britanniques sur l’île de Hong-Kong.
En même temps, bombardiers et chasseurs japonais partis de Formose (aujourd’hui Taïwan) se dirigent vers les Philippines sous tutelle américaine et détruisent au sol les 200 avions de l’armée commandée par le général Douglas Mac Arthur. Enfin, toujours le même jour, les Japonais débarquent au sud-est de la Thaïlande, (plus ou moins alliée du Japon et qui n’oppose donc aucune résistance sérieuse) prêts à déferler sur la Malaisie britannique avec comme objectif : Singapour !
Ce plan de guerre risqué atteint remarquablement ses objectifs de départ et les Anglo-Saxons sont balayés par la rapidité et la violence du massacre japonais. Ils sont également saisis par la capacité des Japonais à tenir l’ensemble de ces fronts à la fois (au plus fort de la guerre, leur ligne de front s’étendait sur plus de 35 000 km !). En 1941-1942, le Japon remporte les premières victoires dont il avait besoin grâce à la qualité de son aviation navale (avec le rôle primordial des porte-avions) et à une infanterie particulièrement douée pour combattre dans la jungle.
La bataille de Malaisie : les forces en présence
À cette période la Malaisie britannique produit non seulement 38 % du caoutchouc mondial, mais aussi 58 % de l’étain, c’est pourquoi elle est autant convoitée par le Japon, surtout depuis que le blocus américain s’est intensifié.
Le commandement de la 25e armée japonaise chargée de mettre la main sur ces possessions est confié au général Tomoyuki Yamashita (1885-1946), bientôt surnommé le « tigre de Malaisie ». C’est un homme qui a déjà fait ses preuves et que beaucoup d’officiers considèrent comme le meilleur soldat que le Japon ait jamais eu.
Cette figure de héros lui attire aussi beaucoup d’ennemis et notamment parmi ses supérieurs, il sait donc que toute erreur entraînerait son renvoi et sa disgrâce immédiate. Yamashita se retrouve isolé et dans une situation difficile, aussi seule une victoire rapide pourrait le sauver. Il a sous ses ordres environ 55 000 hommes et aurait pu en avoir plus mais il choisit de n’accepter que deux divisions sur les quatre disponibles pour la campagne.
À ses côtés, le colonel Masanobu Tsuji, petit homme autoritaire et pointilleux, a bien étudié et préparé la bataille de Malaisie. Il tire trois conclusions sur les objectifs de la guerre. Premièrement la forteresse de Singapour est solide et forte sur son front de mer, mais l’arrière, en face de la province malaise de Johore (aujourd’hui Johor), n’est pratiquement pas défendu.
Deuxièmement, les reportages des journaux sur la puissance de combat de la Royal Air Force sont exagération et pure propagande. Et enfin l’armée qui défend la Malaisie, composée de troupes britanniques et du Commonwealth, comprend cinq ou six divisions représentant environ 80 000 hommes, dont probablement moins de 50 % d’Européens.
Les soldats japonais sont donc inférieurs en nombre mais cette disproportion n’est qu’apparente. L’armée japonaise est une armée d’élite et aguerrie tandis que l’armée britannique qui défend la Malaisie est disparate et mal entraînée.
En effet, sous le commandement du général Arthur Ernest Percival on trouve à la fin de la campagne, après l’arrivée des renforts, environ 137 000 soldats dont 39 000 Britanniques, 15 000 Australiens avec leurs propres généraux, 16 000 soldats de la région (troupes malaises) et pas moins de 67 000 Indiens de l'Indian Army qui n’ont pour la plupart que très peu d’expérience. De plus, les troupes australiennes sont entraînées pour se battre dans le désert du Moyen-Orient et non pas dans la jungle tropicale de Malaisie contrairement aux troupes japonaises qui s’étaient entraînées plusieurs mois dans la jungle de Formose (Taïwan).
La progression japonaise : un désastre total pour les Britanniques
Le 8 décembre 1941, soit au lendemain de Pearl Harbor, les Japonais opèrent un double débarquement en Malaisie ainsi qu’en Thaïlande, à l’endroit où la péninsule est la plus étroite. Puis les troupes nippones se mettent en marche et descendent des deux côtés de la péninsule, mettant ainsi en place une sorte de pince qui enserre les forces ennemies et les obligent à descendre vers le sud en direction de Singapour.
Les troupes britanniques sont débordées car beaucoup plus lentes que l’armée japonaise dont un contingent se déplace à vélo ! Cette rapidité de mouvement, surnommée la « bicycle blitzkrieg », couplée à la supériorité aérienne (ils disposent en effet de 570 avions, trois fois plus que les Britanniques qui en ont 180) créé une impression de superpuissance.
Dans leur avancée, les Japonais bénéficient en plus d’une force de dissuasion sur terre que les Britanniques n’ont pas : les chars. Ces derniers ne sont pas tout récents mais suffisent à mettre en fuite certaines troupes de l’armée britannique ; c’est que de nombreux soldats indiens n’avaient encore jamais vu de tanks.
Pour couronner le tout, les Japonais effectuent régulièrement des petits débarquements qui prennent à revers les Britanniques incapables de former une ligne de défense stable. Harcelés par l’aviation, et sous une pluie torrentielle, il leur faut sans cesse reculer et établir de nouvelles positions défensives.
Malgré les appels du général Percival, Winston Churchill refuse de renforcer sa force aérienne car il préfère envoyer les avions les plus modernes en masse en Union soviétique pour combattre Hitler. L’autre priorité pour Churchill se trouve ensuite au Moyen-Orient. Il n’a pas d’autres choix : s’il veut sauver l’Égypte, cela se fera aux dépens de Singapour.
Néanmoins, le 2 décembre 1941, le Premier ministre anglais avait envoyé à Singapour deux des plus belles unités de la flotte britannique : le cuirassé HMS Prince of Wales et le croiseur de bataille HMS Repulse. Mais dès le 10 décembre, ces navires britanniques, étant sortis de la rade de Singapour pour empêcher le débarquement ennemi, sont tous deux attaqués par l’aviation japonaise et coulent avec 800 hommes avant même d’avoir pu tiré le moindre coup de canon.
Dès lors, les Japonais ont une maîtrise totale des mers et des airs d’autant plus qu’ils possèdent aussi des ballons de reconnaissance qui leur donnent une bien meilleure connaissance du terrain et leur permettent de savoir tout ce qui se passe dans le camp adverse.
La retraite alliée sur Singapour
Le 7 janvier 1942, la 11e division d’infanterie indienne est anéantie, de nuit et sous la pluie, à la bataille de la Slim River et le 11 janvier la 5e division japonaise entre dans Kuala Lumpur, la ville la plus importante de la colonie de Malaisie.
Le général Percival ordonne l’abandon de la Malaisie centrale, les Japonais ont alors parcouru plus de 450 km en à peine plus d’un mois. Le 20 janvier, Churchill envoie un message personnel qui ne laisse aucun doute sur sa pensée : « Ceci doit être absolument clair : j’entends que chaque pouce de terrain soit défendu, chaque pièce détruite pour éviter de tomber entre les mains de l’ennemi et qu’on n’envisage une capitulation qu’après des combats prolongés dans les ruines de la cité de Singapour. »
Le 22 janvier, des renforts arrivent à Singapour : 7 000 hommes de la 44e brigade d’infanterie indienne et d’autres formations, suivis deux jours plus tard, par 1 900 Australiens et le gros de la 18e division britannique. Mais beaucoup de ces soldats manquent d’entraînement sans compter la confusion et l’esprit défaitiste qu’ils rencontrent sur l’île et qui achèvent de les démoraliser. Qui plus est, les Britanniques manquent de temps pour renforcer leurs positions, organiser la défense de Singapour et permettre aux nouvelles troupes de s’habituer au climat.
Le 27 janvier, l’ordre est donné d’abandonner la péninsule malaise et quatre jours plus tard, toutes les forces alliées regagnent l’île de Singapour. Comme une défense de dernière chance, le général Percival décide de faire sauter la digue qui relie l’île à la province de Johore. Le commandant des forces britanniques estime qu’il dispose maintenant de 85 000 hommes, dont 15 000 des services auxiliaires et d’unités non combattantes.
La prise de Singapour : dernière phase de la bataille de Malaisie
Une fois la Malaisie tombée, la chute de Singapour n’est plus qu’une question de temps car même si sa base navale était considérée dans l’entre-deux-guerres comme la plus grande forteresse jamais construite par les Britanniques, en réalité elle avait toujours été délaissée et mal défendue. Sa construction, entreprise dès 1923, avait coûté plusieurs millions de livres, mais l’armée n’avait pas encore les moyens d’y accueillir une flotte importante.
Le soir du 7 février, les Japonais lancent une attaque de diversion à l’Est de l’île tout en préparant la véritable offensive prévue au lendemain. Ce 8 février, une fois la nuit tombée, ils embarquent sur des bateaux et atteignent un littoral marécageux cette fois-ci à l’extrémité ouest de Singapour. À l’aube, plusieurs divisions et une partie de leur artillerie ont déjà mis le pied sur l’île.
Surpris face au débarquement et à l’avance des Japonais, le général australien Henry Gordon Bennett ne parvient pas à se coordonner avec les autres forces alliées. Depuis le début de la campagne il entretenait d’ailleurs des relations conflictuelles avec Percival et agissait souvent sans en référer aux Britanniques. L’avance japonaise se poursuit alors vers le sud-est et refoule les Anglais vers la ville de Singapour.
Le 13 février, les Britanniques se retrouvent complètement assiégés par les troupes de Yamashita et s’enferment dans un périmètre de 45 km autour de la ville où un million d’habitant sont dès lors soumis à une lourde attaque aérienne. Le général Percival réalise qu’il ne pourra pas continuer les combats dans les rues de Singapour qui est encombrée de soldats déserteurs et de presque 400 000 réfugiés venus de la péninsule et qui ne peuvent être évacués.
Il ordonne de continuer la résistance mais il sait qu’il ne pourra pas tenir plus de deux jours car les bombardements japonais ont endommagé les réservoirs et le système de distribution d’eau. Au-dessus de la ville, le ciel est couvert par une fumée noire provenant des réserves de mazout détruites au moment de la retraite, ajoutant un effet de panique et de frayeur parmi les civils.
Pourtant, Yamashita est lui aussi dans une situation critique ; il est à court de vivres et de munitions car son système de ravitaillement ne fonctionne plus. Il craint que les Britanniques découvrent l’infériorité numérique de son armée et est en fait à deux doigts de se replier ! Il décide donc de bluffer et d’accentuer la pression pour décourager ses ennemis en leur faisant croire qu’il a une quantité illimitée de munitions.
Sa ruse réussit et le 15 février 1942, le général Percival décide de capituler malgré l’ordre de Churchill qui appelait à se battre jusqu’au bout. Yamashita et Percival se rencontrent à la Old Ford Motor Factory de Bukit Timah à environ 10 km de la ville de Singapour, pour négocier la capitulation de l’armée britannique et mettre fin à l’une des campagnes les plus désastreuses de l’histoire militaire anglaise.
Sur les 73 jours de la bataille de Malaisie, les pertes au sein des troupes japonaises s’élèvent à moins de 10 000 hommes (dont 6100 blessés et 3500 tués lors de la prise de Singapour) et pas un seul prisonnier, tandis que du côté des forces britanniques et du Commonwealth on compte 9000 tués et 130 000 capturés.
Les conséquences de la défaite
La chute de Singapour est une catastrophe militaire pour les Alliés car cette base était le verrou des possessions britanniques dans le Pacifique.
Au vu de l’enchaînement des victoires japonaises, les Britanniques craignent un démantèlement rapide de leur Empire et, en effet, les Japonais peuvent dès lors menacer l’Inde à l’ouest et l’Australie au sud. Mais c’est aussi une catastrophe d’ordre politique car, pour Churchill, la perte de Singapour constitue une atteinte grave au prestige de l’Empire, notamment vis-à-vis des populations colonisées.
C’est pour cela qu’il avait demandé à Percival de se battre jusqu’au dernier homme, la défaite risquant de révéler au monde la faiblesse de l’Empire britannique et son incapacité à défendre ses possessions.
Après la capitulation, le général Arthur Percival passa trois ans de prison aux mains des Japonais. Il fut considéré comme le responsable des fautes et des erreurs commises par les autorités civiles et militaires sur place. Pourtant en 1938, il avait exactement anticipé le plan d’attaque japonais mais n’avait pas été écouté !
Le général australien Gordon Bennett, quant à lui, avait planifié sa fuite dès le moment où les Alliés s’étaient repliés sur l’île de Singapour. Il avait quitté la ville assiégée le jour de la capitulation et disparut d’une façon très controversée ; il fit d’ailleurs l’objet d’une commission d’enquête après les hostilités. Encore aujourd’hui, assez curieusement, bien des points relatifs à cette catastrophique campagne de Malaisie demeurent obscurs.
Suite à sa victoire, le général Tomoyuki Yamashita repartit pour commander les troupes japonaises aux Philippines. Après la guerre, en février 1946, il fut traduit en justice par les Alliés et condamné à mort pour les atrocités commises par ses soldats sur les civils et les prisonniers de guerre. Car comme partout, l’occupation japonaise à Singapour fut violente d’autant plus que les trois quarts des habitants de la ville étaient chinois. De fait, une fois les Britanniques partis, la première mesure des forces japonaises consista à fusiller entre 5 000 et 10 000 jeunes Chinois sur les plages de l’île et ces tueries se répétèrent partout en Malaisie.
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Pierre Beck (29-01-2023 18:23:24)
Je n’avais jamais lu cette guerre! On peut comprendre la honte des historiens occidentaux et particulièrement britanniques!