Le 3 mai 1936 a lieu en France le deuxième tour des élections législatives pour le renouvellement de la Chambre des députés (le premier tour s'est déroulé le 26 avril). Le scrutin donne la majorité à une coalition de gauche, le Front populaire, conduite par le socialiste Léon Blum.
Les vainqueurs affichent haut et fort leur volonté d'aller de l'avant dans le domaine social et de rattraper le retard pris par la IIIe République depuis sa fondation en 1870. Ils soulèvent dans les classes populaires un espoir d'autant plus grand que le pays est tétanisé depuis plusieurs années déjà par la crise économique dérivée du krach de Wall Street de 1929.
Après une kyrielle de réformes menées tambour battant, les désillusions vont très vite se faire jour. Les résultats sur le front du chômage se font attendre et à l'étranger, le gouvernement affiche son impuissance face aux interventions italienne et allemande dans la guerre d'Espagne. Dès février 1937, Léon Blum se résigne à une « pause sociale » et le mois suivant, son gouvernement est disqualifié par la répression meurtrière d'une manifestation de gauche à Clichy, près de Paris. Léon Blum doit remettre sa démission treize mois après son arrivée en fanfare à la tête du gouvernement...
Une classe politique mal aimée
Le scandale Stavisky a suscité deux ans plus tôt une grande vague d'émotion populaire en France. Et le 6 février 1934, une violente manifestation antiparlementaire a pu faire craindre qu'un régime de type fasciste ne s'installe en France comme dans plusieurs pays d'Europe centrale, sans parler de l'Allemagne tombée sous la férule de Hitler.
Staline demande aux partis communistes nationaux de sortir de leur isolement et de s'allier aux autre partis de gauche. C'est ainsi qu'en France, mais aussi en Espagne, ses partisans mettent en veilleuse leur hostilité à l'égard des socialistes réformistes et acceptent la perspective d'un Front populaire.
Répondant à la « main tendue » de Maurice Thorez, secrétaire général du parti communiste, un demi-million de militants socialistes et communistes défilent ensemble le 14 juillet 1935 à Paris, de la Bastille à Nation.
Le 27 octobre 1935, Maurice Thorez conclut une alliance électorale avec la SFIO de Léon Blum, ancêtre du parti socialiste, et, plus près du centre, le parti radical et radical-socialiste d'Édouard Daladier (Édouard Herriot, autre figure du parti, se tient en retrait).
Le 12 janvier 1936 est publié un programme de Rassemblement populaire. Ainsi naît le Front populaire qui réunit les trois grands partis de gauche.
Dans l'attente des élections législatives, les gouvernements qui se succèdent à la tête de la France en 1935 se montrent incapables de résoudre les défis intérieurs et extérieurs.
Pierre Laval, un centriste pacifiste venu du socialisme, croit résoudre la crise économique par la « déflation » ; autrement dit une baisse autoritaire des salaires. Il s'ensuit une chute de la production industrielle de l'ordre de 30% et... 500 000 chômeurs.
Laval négocie par ailleurs une alliance avec l'Italie de Mussolini ainsi qu'avec l'URSS de Staline afin de protéger la France contre la menace allemande. Mais le traité l'invasion de l'Éthiopie par l'Italie signe son échec et il démissionne le 22 janvier 1936.
C'est le moment où Hitler commence à peser dans les relations internationales. À sa satisfaction, en janvier 1935, les Sarrois demandent par référendum leur rattachement au IIIe Reich.
Le 7 mars 1936, profitant de ce que les Français sont absorbés par la campagne des législatives, le Führer réoccupe la Rhénanie démilitarisée et le 16 mars, il annonce le réarmement de l'Allemagne et le rétablissement du service militaire en violation du traité de Versailles.
L'arrivée du microphone et la généralisation de la radio (TSF ou Télégraphie Sans Fil) favorisent l'émergence des variétés populaires, avec des chansons dans l'air du temps. En 1935, Ray Ventura et ses Collégiens chantent Tout va très bien, Madame la marquise (musique de Paul Misraki, paroles d'André Hornez).
Dans l'euphorie du Front populaire, le jeune Charles Trenet écrit pour le chanteur Jean Sablon Vous qui passez sans me voir. C'est un immense succès. Appelé sous les drapeaux, Charles Trenet écrit à la caserne Y'a d'la joie. Il confie la chanson à Maurice Chevalier qui la chante pour la première fois au Casino de Paris le 10 février 1937. Enfin libéré, Charles Trenet se fait lui-même connaître avec une chanson douce-amère, Je chante, histoire d'un vagabond las des brimades, qui se pend dans sa cellule. On est en 1938 et l'orage gronde.
Une victoire longtemps attendue
Les élections législatives des 26 avril et 3 mai 1936 ont donc donné la victoire au Front populaire. La coalition, qui a fait campagne autour du slogan : « Pain, paix, liberté », remporte 376 sièges contre 222 à la droite... avec seulement 200 000 voix de majorité. Grâce au désistement en faveur du candidat le mieux placé au second tour, le parti communiste se retrouve avec 72 députés au lieu de 11 précédemment. Il se prononce pour un soutien sans participation.
L'autre surprise vient du recul relatif du parti radical qui obtient seulement 106 députés contre 147 pour la SFIO. Le 4 juin, c'est donc le chef de celle-ci, Léon Blum (64 ans), qui est appelé à former le gouvernement. On y recense pour la première fois des femmes, au nombre de trois, alors que les Françaises n'ont pas encore le droit de vote.
Léon Blum est un normalien issu de la bourgeoisie israélite (ce qui lui vaut des attaques indignes, y compris à la tribune de la Chambre des députés). Cet intellectuel aux convictions profondes et sincères a repris en main le parti socialiste (la « vieille maison ») après le départ des communistes, lors du congrès de Tours de Noël 1920.
Orateur remarquable, fidèle à l'humanisme de Jean Jaurès, il séduit ses partisans autant qu'il irrite ses adversaires (même si ceux-ci n'ont jamais affirmé : « Plutôt Hitler que Blum » comme le prétend une propagande de mauvais aloi !).
L'avènement du Front populaire suscite des attentes démesurées dans la classe ouvrière. À peine le gouvernement est-il installé que se multiplient dans tout le pays les grèves et les occupations d'usines, de chantiers et de magasins, dans l'espoir d'un renversement du système capitaliste.
Ces grèves sur le tas gagnent très vite l'ensemble du secteur privé. Au total deux millions de grévistes. Fait notable : elles se déroulent de manière pacifique et dans l'allégresse et la joie. Chacun croit à l'imminence d'une nouvelle révolution, qui pour s'en réjouir, qui pour s'en alarmer.
Les possédants, caricaturés par la presse et les dirigeants de gauche sous l'appellation des « 200 familles » (allusion aux 200 actionnaires privés de la Banque de France), multiplient les obstructions à l'égard du gouvernement. Les fuites de capitaux aggravent la situation économique. On craint le pire.
Le gouvernement restaure précipitamment la paix sociale en signant avec les représentants patronaux et syndicaux les accords Matignon dans la nuit du 7 au 8 juin 1936 (l'hôtel Matignon est la résidence du président du Conseil). Ces accords prévoient des augmentations de salaires, l'élection de délégués ouvriers dans les usines, l'établissement de contrats collectifs et non plus individuels...
Le 11 juin 1936, à Paris, fort de ce premier succès, Maurice Thorez lance un appel peu commun aux grévistes : « il faut savoir terminer [une grève] dès que satisfaction a été obtenue. Il faut même savoir consentir au compromis si toutes les revendications n’ont pas encore été acceptées mais que l’on a obtenu la victoire sur les plus essentielles revendications ».
Le travail reprend dans les entreprises mais très lentement. Le 14 juillet 1936, on recense encore 1500 entreprises paralysées dont 600 occupées.
Léon Blum mène tambour battant des réformes sociales spectaculaires : congés payés (11 juin 1936) et semaine de 40 heures (12 juin 1936) pour tous les salariés.
Il réforme l'organisation de la Banque de France (24 juillet 1936). Il nationalise aussi les principales usines d'armement (11 août 1936) et crée un Office interprofessionnel du Blé (15 août 1936) pour maîtriser le cours des céréales.
Le 31 décembre 1936, surmontant ses difficultés, ses peines et ses échecs, Léon Blum prend le temps de savourer l'oeuvre accomplie. Il déclare devant les députés : « Il est revenu un espoir, un goût du travail, un goût de la vie ».
L'effervescence politique rejaillit sur les mœurs et la culture. À l'été 1937, encore insouciants, les Français se ruent en nombre vers les plages pour jouir des congés payés. Ceux-ci ont été généralisés à l'initiative du sous-secrétaire d'État aux sports et à l'organisation des loisirs, Léo Lagrange (36 ans). Son ministère lui vaut les moqueries de la presse d'opposition. Il sera le seul parlementaire à s'engager lors de la mobilisation et sera tué au combat le 8 juin 1940.
Les auberges de jeunesse connaissent un franc succès d'autant qu'elles pratiquent la mixité, le début de la révolution sexuelle des années 60 !
Reflet prémonitoire de ce moment de grâce quelque peu illusoire, le film de René Clair : À nous la liberté ! (1932) raconte la métamorphose d'une usine aux cadences infernales en un joyeux camp de vacances. Il a inspiré Les Temps modernes (1936) de Charlie Chaplin. En 1936 même, porté par l'euphorie, le cinéaste Jean Renoir, fils du peintre Auguste Renoir, réalise deux films militants : La vie est à nous et La Marseillaise.
Le Front populaire et Léon Blum déchaînent très vite les passions. À gauche, beaucoup dénoncent son impuissance face à la montée des périls extérieurs. Le 17 juillet 1936, de l'autre côté des Pyrénées, le gouvernement légitime, également issu d'un Front populaire, est récusé par un coup d'État militaire. Il s'ensuit une cruelle guerre civile dans laquelle Léon Blum refuse de s'impliquer, à la différence des dictateurs allemand et italien.
À droite, on ne se prive pas de calomnier le président du Conseil ni de dénoncer ses origines israélites. Dès février 1936, Léon Blum avait éprouvé la violence de ses adversaires, sa voiture ayant été coincée dans le cortège funéraire de l'historien Jacques Bainville, militant de la ligue royaliste Action française. Pris à partie par les Camelots du Roi, le service d'ordre de la ligue, il s'était retrouvé à l'hôpital !
Plus dramatique fut le sort de Roger Salengro. Maire de Lille et député du Nord, il devient à 46 ans ministre de l'Intérieur dans le gouvernement de Léon Blum et participe activement à la conclusion des accords de Matignon.
À l'été 1936, L'Action française de Charles Maurras et l'hebdomadaire de droite Gringoire et son directeur Henri Béraud (un ancien journaliste du Canard Enchaîné !) l'accusent d'avoir déserté pendant la Grande Guerre.
Une enquête montre qu'il avait été en fait capturé en allant chercher le corps de l'un de ses compagnons, avec l'accord de son chef.
Disculpé mais affecté par la campagne de calomnies et, qui plus est, déprimé par la mort de sa femme, Roger Salengro se suicide le 17 novembre 1936.
Source : BNF (Retronews).
Orages en vue
Malheureusement, sur le front du chômage, la situation ne s'améliore pas. La limitation à 40 heures de la durée hebdomadaire du travail (au lieu de 48 ou davantage), sans possibilité de dérogation, entraîne des tensions dans de nombreux secteurs industriels qui souhaiteraient augmenter leurs effectifs pour maintenir ou accroître leur production mais ne trouvent pas les professionnels qualifiés dont ils auraient besoin.
Ainsi, paradoxalement, la réduction autoritaire de la semaine de travail se solde par une relance du chômage comme l'a montré l'économiste Alfred Sauvy (Histoire économique de la France entre les deux guerres).
Le 17 septembre 1936, Léon Blum procède à une dévaluation du franc qui donne un peu d'air à l'économie mais vient trop tard. Le 13 février 1937, dans une allocution radiodiffusée, il se résigne à annoncer une « pause sociale »...
Aux déconvenues sociales s'ajoutent les désillusions politiques. Le 16 mars 1937, à Clichy, en banlieue parisienne, la police du ministre de l'Intérieur Max Dormoy tire sur des manifestants qui voulaient s'opposer à un meeting du Parti social français du colonel de La Rocque. Bilan : cinq morts et 200 blessés. La popularité du gouvernement et de son chef est en miettes.
En juin 1937, ne sachant comment redresser l'économie, Léon Blum tente d'instaurer un contrôle des mouvements de capitaux. Le Sénat s'y oppose à l'instigation du président de la Commission des Finances, Joseph Caillaux. Les atermoiements du gouvernement face à la guerre civile espagnole et à la menace hitlérienne achèvent de le discréditer et dès le 21 juin 1937, le leader socialiste doit remettre sa démission.
La fin des illusions
Léon Blum est remplacé à la tête du gouvernement par le radical-socialiste Camille Chautemps. Celui-ci donne du mou à la législation sur la semaine de 40 heures en facilitant les heures supplémentaires. Il poursuit par ailleurs les réformes en nationalisant les compagnies privées de chemin de fer, gravement déficitaires, et en les regroupant le 1er janvier 1938 dans un monopole public, la SNCF. Mais les communistes et les socialistes lui reprochent de tarder à appliquer le programme du Front populaire dans son intégralité.
Confronté à la crise économique et au creusement du déficit budgétaire, Camille Chautemps réclame les pleins pouvoirs mais se les voit refuser, ce qui provoque sa démission le 9 mars 1938. De l'autre côté du Rhin, cette crise à la tête du gouvernement français fait les affaires du Führer qui convoque le chancelier autrichien et lui pose un ultimatum...
Le 13 mars 1938, quand Léon Blum revient à la tête d'un gouvernement d'union nationale, la tension internationale est à son comble : la veille même, Hitler a annexé l'Autriche à l'Allemagne (l'Anschluss) !
Sans moyens et sans idée, le gouvernement remet sa démission moins d'un mois plus tard, le 8 avril 1938. Le 12 avril 1938, sous le coup de l’émotion provoquée par l’Anschluss, le radical-socialiste Édouard Daladier forme un nouveau gouvernement avec la droite modérée. Il obtient la confiance quasi unanime de la Chambre des députés (576 pour, 4 abstentions). C'en est fini du Front populaire.
Daladier, qui a été ministre de la Guerre sous le Front populaire, va dès lors tenter à la hâte de réarmer le pays à la hâte. Invoquant les mânes de la Révolution et le Salut public, il obtient des députés les pleins pouvoirs financiers pendant deux mois et promulgue à la hâte 182 décrets-lois. Il abroge même en août 1938 la très populaire loi de la semaine des 40 heures afin que les usines d'armement puissent intensifier leur production.
Mais quand surgit la crise des Sudètes, Édouard Daladier se heurte au refus de son allié britannique de le soutenir en cas d'invasion de la Tchécoslovaquie à laquelle la France est liée par la Petite Entente. La mort dans l'âme, il sera amené à signer les détestables accords de Munich avec Hitler, Mussolini et Chamberlain avant de devoir déclarer la guerre à l'Allemagne quand celle-ci agressera la Pologne.
Suite à l'invasion de la France et à l'armistice, les sénateurs et les députés élus en mai 1936 (à l'exception des députés communistes, exclus en raison du pacte de non-agression entre Hitler et Staline) se réunissent le 10 juillet 1940 dans le Casino de Vichy et votent les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Quatre-vingts parlementaires seulement s'y opposent. Parmi eux Léon Blum.
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Anonyme (03-05-2017 23:01:37)
Encore une fois la France a manqué de vision. En ne combattant pas les forces allemandes envahissant la Rhénanie, la France n'a pas été à la hauteur de ce que le monde pouvait s'attendre du vainq... Lire la suite
Charon Bernard (02-05-2016 07:55:56)
Où peut-on trouver les principales déclaration de Léon Blum, en tant que chef de gouvernement, pour ce qui concerne la guerre d'Espagne ? Merci
Bernard Charon - Jumièges
pierre (01-05-2016 19:29:02)
c'etait une bonne idée que ce front populaire... arrivé malheureusement au moment ou l'Allemagne devenait aggressive. En fait c'est le pacifisme (comprehensible apres la saignée de 14-18) qui a ac... Lire la suite
Henri Goldszer (09-09-2013 10:37:11)
Bonjour, Il est bon de rappeler les grands moments de notre Histoire, toutes les avancées sociales votées par le gouvernement du Front Populaire. L'Histoire parait-il ne se répète pas, mais les... Lire la suite
Cyrille (20-11-2006 11:19:44)
Raymon Aron, qui n'était à l'époque qu'un jeune homme sans notoriété finissant ses études, écrira beaucoup plus tard que le Front Populaire était voué à l'échec pour cause de programme in... Lire la suite