Le 21 août 1929, Frida Kahlo et Diego Rivera, les deux enfants terribles de la peinture mexicaine, unissent leur destin et donnent une identité artistique au Mexique.
La Révolution au berceau
1910. C’est la date de naissance que s’était choisi Frida Kahlo. 1910, l’année de la Révolution politique, sociale et culturelle qui marquait le début des Temps modernes au Mexique.
Une grande partie de sa carrière, l’artiste a tenu à revendiquer cette identité : la mexicanidad, si chère à un pays désireux de renouer avec ses racines indigènes, au sortir de la dictature du général Portofirio Diaz, qui régna entre 1876 et 1910. Près de trente-cinq ans d’autoritarisme d’État, au cours desquelles le développement des haciendas avait confisqué la terre aux paysans, et la hausse des prix pénalisé la classe moyenne.
La septième élection que brigue Diaz met le feu aux poudres. Le 20 novembre 1910, « l’apôtre de la révolution », Francisco Ignacio Madero, déclenche une insurrection. Commence alors dix ans d’une guerre civile qui va faire un million de mort.
Le général Alvaro Obregon y met fin en prenant la tête de l’État en 1920. L’une de ses premières mesures est de nommer l’écrivain José Vasconcelos au poste de Ministre de l’Éducation. Dans ce pays en ruine, Vasconcelos entend reconstruire l’identité mexicaine en privilégiant l’alphabétisation, la conscience d’une mémoire, d’une histoire et d’une culture communes.
La révolution a joué un grand rôle dans la réappropriation de l’art comme l’instrument d’une nouvelle identité nationale, au service du peuple, en rejet des influences européennes.
Autrefois caché, méprisé, l’Indien devient figure emblématique. Et tout est à réinventer. Mexico est un carrefour bouillonnant de création, d’inventivité. Les artistes, de retour de l’étranger, commencent à méditer sur leurs origines.
C’est dans ce contexte que les chemins de Frida Kahlo et Diego Rivera se croisent pour ne plus se perdre que dans la symbiose.
Les jeunes années
Née à Coyoacan, banlieue chic du sud-est de Mexico, en réalité le 6 juillet 1907, Magdalena Carmen Frieda Kahlo Calderon est la fille d’un artiste photographe d’origine allemande, et d’une Mexicaine, catholique fervente.
Son père est un homme friand de jeux d’échecs et des grands philosophes tels que Schopenhauer, Goethe et Schiller. Frida qualifie sa mère d’hystérique et dépressive. Troisième d’une fratrie de quatre sœurs, Matilde, Adriana et Cristina, Frida grandit dans la Casa Azul (la couleur de l’amour, dira-t-elle plus tard) que son père a fait construire peu avant sa naissance et où elle passera quasiment toute sa vie.
À six ans, Frida est atteinte d’une attaque de poliomyélite qui lui laisse la jambe menue et une légère claudication. Son père joue un grand rôle dans son rétablissement. Il lui concocte un programme sportif, révolutionnaire à l’époque pour une fille de bonne famille. Le ballon, les patins à roulettes, la bicyclette valent à Frida une image de garçon manqué qu’elle revendique.
En 1922, elle est l’une des premières filles (35 sur 2000 étudiants) à être admise, après concours, à l’École préparatoire nationale qui prépare les futures élites et vient de s’ouvrir à la mixité. À 14 ans donc, elle choisit un cursus qui doit la faire déboucher sur des études de médecine. Elle gravite avec sa bande d’amis, Los Cachuchas (les casquettes), sa seconde famille.
Le 17 septembre en fin d’après-midi, la vie bascule. Le bus qui transporte Frida et Alejandro, son petit ami, percute un tramway. Choqué, Alejandro décrit la scène : « Il s’est produit quelque chose de surprenant : Frida était entièrement nue. Ses vêtements avaient disparus dans le choc. Un passager de bus, sans doute peintre (…), était monté avec un paquet de poudre dorée. Le paquet s’est ouvert et la poudre s’est déversée sur le corps sanglant de Frida ».
Triple fracture à la colonne vertébrale et au bassin, fracture des côtes, de la clavicule, perforation de l’abdomen et du vagin, onze fractures à la jambe droite, dislocation du pied droit… Les médecins de l’hôpital de la Croix-Rouge recollent les morceaux sans trop croire que la jeune fille survivra. Elle se remet cependant.
Les journées à l’hôpital se passent au milieu de la lecture et des visites de ses camarades. Mais la nuit, « la mort danse autour de (s)on lit ».
Sortie de l’hôpital au bout d’un mois, Frida entame une longue période d’immobilisation dans des corsets, sur un lit à colonnes au baldaquin duquel sa mère accroche un miroir. Cette dernière fait fabriquer un chevalet spécial pour que Frida puisse dessiner et peindre plus à son aise. Elle découvre cet art en se scrutant, se découvrant elle-même. Quête existentielle et esthétique se trouvent entremêlées. Cette problématique de sa propre identité restera l’essence même de son art tout au long de sa carrière.
« Diego ! S’il vous plaît, descendez de là ! Il faut que je vous parle de quelque chose d’important ! »
Sortie de son plâtre, Frida décide d’abandonner ses études pour se consacrer à la peinture. Infiltrée dans le monde artistique, elle rencontre Diego Rivera, artiste reconnu, de vingt ans plus âgé qu’elle. « Elle avait un beau corps nerveux surmonté d’un visage délicat. Elle portait les cheveux longs ; des sourcils sombres et épais se rejoignaient au-dessus de son nez. On aurait dit les ailes d’un merle… », écrira-t-il dans son autobiographie Mi Arte, mi vida.
1m80, 150 kg, l’un des Tres Grandes avec José Clemente Orozco et David Alfato Siqueinos s’est vu confier par Vasconcelos la mission d’instruire le peuple mexicain en lui racontant son histoire sur les murs des édifices publics. C’est la première affirmation d’un art collectif soutenue par une authentique réflexion consignée dans la « Déclaration sociale, politique et esthétique », signée au nom du Syndicat des travailleurs techniques, peintres et sculpteurs nouvellement créé.
La légende veut que Frida ait interpellé Rivera au pied de l’échafaudage du maître de la révolution muraliste sur le chantier de La Création dans l’amphithéâtre Simon Bolivar de l’École préparatoire de Mexico. Mais elle l’interpelle sur le chantier de l’Éducation publique, toiles sous le bras, afin d’avoir un avis critique sur son travail. « Je ne suis pas venue vous voir pour chercher des compliments. Je ne suis ni un amoureux de l’art, ni un amateur. Je suis simplement une fille qui a besoin de travailler pour vivre ».
Coureur invétéré, marié, Diego Rivera tombe sous le charme de Frida Kahlo. Il l’épouse le 21 août 1929. « A ver que sale » (Voyons ce qui en sortira), commente Tina Modotti, photographe italienne de leurs amis, au moment de leur union.
Le couple s’installe sur le lieu du chantier de Diego, à Cuernavaca où il peint sur les murs du palais Cortès une fresque en forme de fable, « Conquête et révolution ». Il initie sa femme aux toilettes traditionnelles, costumes et coiffes dont elle ne se déparera plus.
En quatre ans, Rivera a déjà couvert cent vingt-quatre panneaux de fresques, soit 500 m2 à la gloire de la culture populaire mexicaine. À cette époque, Frida tombe enceinte par trois fois. Elle doit pourtant avorter, la faiblesse de son corps ne lui permettant pas de porter des enfants. Le moment de se changer les idées s’impose.
Le 10 novembre 1930, le couple débarque à San Francisco, après les déboires de Diego : désillusion d’un voyage en Union soviétique où le gouvernement de Staline n’a pas donné suite à son projet de peinture murale, exclusion du comité central du Parti communiste mexicain et éviction de la direction de l’Academia de San Carlo, où l’on juge son enseignement trop révolutionnaire.
Aux États-Unis, l’accueil, d’abord réticent, se fait plus chaleureux avec le succès de l’Allégorie de la Californie au Luncheon Club de la Bourse de San Francisco.
Si Diego est galvanisé par l’énergie de l’Amérique, Frida s’isole. L’Amérique, en pleine Grande Dépression, l’écœure par la misère galopante et le clivage riches/pauvres, qu’elle juge indécent. « Un énorme poulailler, sale et inconfortable », dit-elle du pays. En outre, Frida Kahlo détonne avec ses bijoux et vêtements à l’indienne, au point que les passants se retournent sur son passage.
En juin 1931, Diego est sommé par le président Ortiz Rubio de terminer la fresque du grand escalier sur son chantier du Palais national. Le couple rentre au Mexique, mais repart à New York en novembre pour la première rétrospective de l’œuvre de chevalet de Rivera, dans le nouveau Museum of Modern Art (Moma). Le peintre est également sollicité à Detroit pour la réalisation d’une fresque à l’Institute of arts.
Enceinte à nouveau, Frida est hospitalisé. À l’hôpital Henry Ford, elle dessine sans relâche « une série de chefs-d’œuvre sans précédent dans l’histoire de l’art – des peintures qui exaltaient les qualités féminines de l’endurance, de la vérité, de la réalité, de la cruauté et de la souffrance. Jamais une femme n’avait mis sur la toile autant d’angoisse poétique que Frida, à Detroit et à cette période », commente Rivera.
Après un retour au Mexique en septembre 1932 pour assister sa mère mourante, puis sa famille, Frida revient avec Diego aux États-Unis en mars 1933.
L’inauguration des fresques de Detroit soulève alors les protestations, ainsi que la décoration du hall du Radio City America Building du Rockfeller Center de New York, au cœur de Manhattan. Rivera a en effet remplacé la tête d’un syndicaliste par celle de Lénine sans en avertir le commanditaire. « L’Homme à la croisée des chemins » est détruit un an plus tard.
« L’art de Frida est un ruban autour d’une tombe », André Breton, 1939
Au Mexique, le foyer de Frida Kahlo et Diego Rivera devient le lieu de l’intelligentsia où écrivains, peintres, photographes, musiciens et militants se croisent, dans cette maison remplie de singes-araignées, perroquets et chiens Itzcuintli.
L’année 1934 marque trois séjours de Frida à l’hôpital, une période au cours de laquelle Diego a une aventure avec sa belle-sœur, Cristina. Cette énième aventure du grand muraliste cause la séparation du couple.
En 1935, Frida Kahlo peint Quelques petites piqûres, œuvre basée sur un fait divers, qui illustre les tourments de la passion amoureuse.
Après une aventure avec le sculpteur japonais Isamu Noguchi, un séjour à New York, l’artiste torturée sombre dans l’alcool. « J’ai bu, pour noyer mon chagrin, mais il a appris à nager, le maudit ! ». Elle peint à cette période Mes grands-parents, mes parents et moi, sorte d’exutoire de l’abandon.
Toujours soudés dans leur engagement politique, Diego et Frida accueillent Léon Trotski et sa femme Natalia Sedova, alors en exil, à la Casa Azul. À l’aube de ses trente ans, Frida est resplendissante malgré les souffrances physiques qui la tyrannisent. Une liaison se créée entre elle et Trotski, mais s’achève rapidement. Elle lui offre son Autoportrait dédié à Léon Trotski en cadeau de rupture.
1937 et 1938 marquent des années de production féconde. C’est également le début de l’autonomie et de l’indépendance artistique et financière. Le galeriste Julien Levy lui propose une première exposition personnelle à New York, qui est un succès. Frida entame une aventure avec Lévy, puis avec le photographe Nickolas Muray. Invitée à Paris où André Breton est fasciné par son œuvre, elle se lie d’amitié avec, Marcel Duchamp, « le seul à avoir les pieds sur terre, dans cette bande de cinglés de dingos de fils de pute de surréalistes ».
De retour au Mexique, Diego demande le divorce, en 1939. À la douleur émotionnelle s’allie la douleur physique, sa colonne vertébrale la faisant alors atrocement souffrir. Frida coupe sa chevelure, s’habille en complet d’homme et se jette à corps perdu dans le travail, où le thème de la mort est omniprésent. Elle peint notamment Les Deux Frida et Le Suicide de Dorothy Hale.
Après une tentative d’assassinat de Trotski, le 24 mai 1940, Diego Rivera, soupçonné, part à San Francisco. Avide d’une réconciliation avec son ex-épouse, il essaye par tous les moyens de la faire venir à ses côtés.
Après l’assassinat de Trotski à coups de piolet par Ramon Mercader, elle finit par accepter afin d’entamer une cure de repos et de désintoxication. Le 8 décembre 1940, Frida réépouse Diego à deux conditions : indépendance financière et absence de relations sexuelles. Une nouvelle exposition est également organisée à New-York, en 1941.
De retour à la Casa Azul, le couple s’engage dans la construction d’un temple-musée Anahuacalli, en 1942, censé accueillir la collection de pièces archéologiques préhispaniques de Diego.
En 1943, Diego Rivera rejoint un Colegio Nacional créé par le gouvernement pour affirmer l’unité du pays et sa culture. Malgré son succès à l’international, Frida - qui se dédie d’être une surréaliste – veut que son « œuvre soit une contribution à la lutte du peuple pour la paix et la liberté ». En 1942, elle participe à la création du Seminario de Cultura Mexicana, collège d’artistes et intellectuels dont la mission est de promouvoir la culture mexicaine.
Dès 1943, elle est nommée professeur à « la Esmeralda », École de peinture et sculpture du ministère de l’Éducation publique. Elle fait sortir les élèves dans la rue, les influence par sa façon de vivre plus que par sa façon de peindre, leur faisant percevoir toute la beauté du Mexique.
1944 est encore une année de souffrance physique acerbe, immortalisé dans ses tableaux, La Colonne brisée et Sans espoir.
« Yo soy la desintegracion »
En 1950, Frida passe un an à l’hôpital ABC de Mexico où elle subit sept greffes osseuses, qui sont des échecs. Une ambiance de fête règne cependant, grâce au soutien de Diego.
Un an avant sa mort, la galeriste Lola Alvarez Bravo veut rendre hommage à la peintre devenue une icône. La première exposition personnelle de Frida Kahlo au Mexique a lieu en avril 1943. L’artiste y assistera dans son lit, dopée d’antalgiques. En août, elle se fait amputée de la jambe, jusqu’au genou.
Le 2 juillet 1954, elle prend part à une manifestation communiste pour protester contre la destitution du président du Guatemala, Jacobo Arbenz. C’est la dernière sortie officielle. Et la rechute.
L’emblème de la femme engagée et libre meurt le 13 juillet, à 47 ans. Avant sa mort, elle déclarait : « J’espère que la sortie sera joyeuse – et j’espère ne jamais revenir ».
Diego Rivera l’y suivra trois ans plus tard.
Vos réactions à cet article
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Philippe Lambert (29-04-2021 22:26:29)
Bonjour. Article bien instructif.
Sans entrer dans des détails qui n'ont rien à voir avec l'art, j'essaie de m'y retrouver dans ce Mexique aux multiples rebondissements.
Ma question est la suivante : vous dites que c'est Obregón qui a assassiné Zapata. Il l'a bien combattu mais c'est sous la présidence de Carranza qu'il fut abattu. Il me semble qu'Oberón a fait assassiner Villa.
Ou je me trompe. Qu'en pensez-vous?
Cordialement.
Philippe
Fauchon Jean (15-05-2014 22:38:21)
article passionnant et bien documenté. Un grand regret : pas de photos des protagonistes. Merci.