Le 3 mars 1924, les députés turcs votent l'abolition du califat et déposent le titulaire du titre, Abdülmecid II. Cette démarche à fort contenu symbolique fait de la jeune République turque le premier État laïc et républicain du monde musulman et donne le coup d'envoi à la modernisation du pays.
La liquidation de l'héritage ottoman
Le 30 octobre 1922, le général Moustafa Kémal a imposé à la Grande Assemblée nationale réunie à Ankara (ou Angora) l'abolition du sultanat.
Toutefois, il n'ose pas abolir tout de suite la fonction religieuse du sultan, représentée par le titre de calife qui fait de lui le chef spirituel de tous les musulmans sunnites et le remplaçant du Prophète. Le 19 novembre 1922, les députés transfèrent la fonction à Abdülmecid II, cousin de l'ancien sultan, qui devient le 101e (et dernier) calife.
Âgé de 54 ans, il a bien plus de prestance et de charisme que son prédécesseur et témoigne du désir d'assumer sa charge au mieux. N'est-il pas pour 300 millions de sunnites l'« Ombre de Dieu sur terre » ? Dans le prestigieux palais impérial de Dolmabahçe, il reçoit les notables et s'applique à les séduire.
Mais Moustafa Kémal veut en son for intérieur laïciser le pays et en finir avec le cosmopolitisme ottoman : « La Turquie ne saurait être tenue à la disposition du calife pour que celui-ci accomplisse la mission dont on le prétend investi, de fonder un État embrassant tout l'islam. La nation n'y saurait consentir. Le peuple turc n'est pas en état d'assumer une si grande responsabilité, une mission si peu raisonnable. Notre nation a été conduite durant des siècles sous l'influence de cette idée erronée. Mais qu'en est-il résulté ? Partout où elle a passé, elle a laissé des millions d'hommes. Savez-vous quel est le nombre des fils d'Anatolie qui ont péri dans les déserts torrides du Yémen ?... » (note).
Aussi met-il tout en oeuvre pour briser le calife, par exemple en lui refusant les dotations financières qui lui permettraient de tenir son rang et au moins assurer un bien-être raisonnable à ses proches...
Un an plus tard, le 29 octobre 1923, il franchit un pas de plus et fait proclamer la République turque. Lui-même, fort de ses succès militaires face aux Grecs et aux Arméniens, en devient le premier président. Soucieux toutefois de ménager le camp religieux, son adjoint Ismet pacha prend toutefois la précaution de faire inscrire dans la nouvelle Constitution l'islam comme religion d'État.
La détermination de Moustafa Kémal reste intacte.
Deux sommités musulmanes des Indes britanniques s'étant avisées de protester auprès du gouvernement turc contre le mauvais traitement infligé au califé, leur lettre est publiée par des journaux de Constantinople. C'est le prétexte que va saisir le Ghazi pour en finir. Il dénonce devant des journalistes cette ingérence de deux suppôts de l'impérialisme britannique dans les affaires intérieures turques et fait condamner sévèrement les rédacteurs en chef qui ont publié la lettre ! La messe est dite...
Le 3 mars 1924, à Ankara, il harangue les députés kémalistes du Parti républicain du Peuple et leur fait déposer une motion en vue d'abolir le califat et d'expulser l'impétrant et sa famille. La loi est votée sur le champ à main levée par les députés, soumis ou terrorisés plus que convaincus. Dès le lendemain matin, un convoi emmène le calife et les siens à la petite gare de Çatalca, en Thrace, où ils embarquent sur l'Orient Express.
La disparition du califat après treize siècles est accueillie dans une relative indifférence en Anatolie mais inspire aux Stambouliotes, habitants de l'ancienne capitale, une grande détestation de Moustafa Kémal, lequel évite de se rendre à Constantinople et ferme les yeux sur les démonstrations redoublées de ferveur religieuse de certaines administrations (jeûne du Ramadan, prière...).
Elle suscite surtout de l'incompréhension et de l'hostilité dans les cercles religieux et politiques arabes qui voyaient précédemment en Moustafa Kémal un nouvel héros de l'islam universel. Ils s'offusquent de ce qu'il ait pu combattre en agitant l'étendard de l'islam et le rejette une fois la victoire acquise.
Le Ghazi, aussitôt après, engage à marche forcée la construction d'un État de type occidental... Son objectif est de moderniser le pays et plus encore de rendre aux Turcs leur identité nationale en les dépouillant de l'influence arabe.
À l'orée du XXIe siècle, la laïcité instaurée par Moustafa Kémal a de plus en plus de mal à résister à la réislamisation de la société turque. Le retour en force du voile, sous une forme encore plus stricte qu'auparavant, en est un symbole comme autrefois, de la laïcisation kémaliste, le remplacement du fez par la casquette.
Il faut dire que la laïcité n'a jamais eu en Turquie le sens qui est le sien en Occident et en France. Elle ne s'est pas traduite par une séparation de l'État et de la religion mais plutôt par une subordination de celle-ci à l'État. Ainsi Moustafa Kémal lui-même a-t-il eu soin de conserver à l'islam son statut de religion d'État, avec des prérogatives sur les autres religions. La hiérarchie religieuse, rattachée au Premier ministre, a vocation à éduquer les citoyens dans le respect de la morale civique et l'amour de la Nation.
Aujourd'hui encore, la conversion d'un Turc musulman à une autre religion ou la proclamation de son athéisme sont passibles des rigueurs de la loi.
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Voir les 6 commentaires sur cet article
Serg (03-03-2024 12:33:46)
M. Poizat, l'entrée de la Turquie dans la communauté européenne serait la plus grande erreur de l'occident. Cela serait encore pire que la super gaffe du milieu des années 70 quand le Président d... Lire la suite
Solange (06-03-2015 17:57:50)
Je comparerai les réformes et bouleversements imposés par Atatürk aux réformes imposées en France après la Révolution : système métrique, uniformisation des poids et mesures, de la monnaie. N... Lire la suite
Mehdi (04-05-2009 13:19:35)
Je rejoins en partie Farid mais pas totalement, ce n'est pas bien en effet de dépouiller la Turquie de ce qui a fait sa grandeur mais c'est très bien d'avoir eu une vision moins retrograde que le re... Lire la suite