Le 24 juillet 1923, les cloches de la cathédrale de Lausanne, sur les bords du lac Léman, carillonnent pour annoncer au monde la signature d'un traité entre la République turque et les vainqueurs de la Grande Guerre. Ce texte annule et remplace le précédent traité de paix, signé à Sèvres, près de Paris, le 10 août 1920, par les représentants du sultan.
Les Turcs et leur chef, Moustafa Kémal, prennent ainsi une spectaculaire revanche sur le destin.
La Turquie moderne émerge des négociations de Lausanne sous la forme d'un quadrilatère massif de 780 000 km2 dont seulement le coin nord-ouest, avec Istamboul et son arrière-pays, appartient au continent européen (3% de la superficie du pays). Elle compte au total 13 millions d'habitants, ce qui fait d'elle un pays malgré tout modeste avec trois fois moins d'habitants que la France sur une surface moitié plus grande (un siècle après, le rapport de force a bien changé, la Turquie étant devenue le pays le plus peuplé au nord de la Méditerranée avec 85 millions d'habitants).
Le sursaut de la dernière chance
Sans attendre l'humiliant traité de Sèvres, qui dépèce la Turquie ottomane au profit de ses voisins et des minorités, les Grecs ont envahi l'Anatolie avec l'approbation tacite des Alliés ! Mais en janvier puis en mars 1921, ils sont battus à Inönü par le lieutenant de Moustafa Kemal, Ismet Pacha. Malgré cela, ils arrivent à repousser les forces nationales turques au-delà de la Sakarya, un fleuve qui se jette dans la mer de Marmara.
Dans un sursaut d'énergie, et avec l'aide de la Russie communiste, les forces nationales turques écrasent dans un premier temps les Arméniens, ne laissant à ces derniers que le petit territoire de l'Arménie actuelle, au coeur du Caucase. Vient ensuite le tour des Grecs, forts de cent mille hommes.
Avec le titre de généralissime et des pouvoirs dictatoriaux, Moustafa Kémal les arrête sur la Sakarya en août 1921 après une longue bataille de trois semaines. Il complète son succès par une victoire à Doumloupinar le 30 août 1922.
Les troupes grecques refluent vers la mer Égée, semant la terreur et le feu sur leur passage. Le 8 septembre 1922, elles quittent Smyrne en désordre. L'illustre métropole de la Grèce d'Asie, abandonnée aux troupes turques, est livrée au pillage et ses populations chrétiennes massacrées.
Le vainqueur signe avec l'ennemi héréditaire un armistice (dico) à Mudanya un mois plus tard, le 11 octobre 1922. Ce triomphe inespéré lui vaut de recevoir de l'Assemblée nationale d'Angora (Ankara) le titre de « Ghazi » (le Victorieux).
Les vainqueurs de la Première Guerre mondiale ont très vite compris que le traité de Sèvres, signé dans la manufacture de porcelaine et justement surnommé le « traité de porcelaine », devait être réécrit.
Une nouvelle conférence de la paix s'ouvre à cet effet à Lausanne le 20 novembre 1922. Mussolini et Poincaré participent à la séance d'ouverture de même que Venizélos pour la Grèce et le général Ismet pacha pour la Turquie. D'emblée, ce dernier dénonce avec vigueur les atrocités des Grecs en Anatolie !
Moustafa Kémal est alors au zénith de sa gloire et vient d'abolir sans ciller le sultanat ottoman de Constantinople. Par le truchement de son ami Ismet pacha, il va proprement dicter les termes du traité.
Avec le traité de Lausanne :
• Les Turcs récupèrent une pleine souveraineté sur Istamboul et son arrière-pays européen ainsi que sur l'Arménie occidentale, le Kurdistan occidental et la côte orientale de la mer Égée (Smyrne, Éphèse...).
• Les troupes françaises qui s'étaient installées en Cilicie, au sud, ne conservent plus qu'une enclave majoritairement arabe, le sandjak d'Alexandrette et Antioche, qu'elles évacueront en 1939 et remettront à la Turquie, en violation du droit international.
• La frontière avec l'Irak est dessinée en pointillé :
Les Britanniques, qui occupent l'Irak, proposent habilement de laisser à la Société des Nations (SDN) le soin de décider du sort du vilayet de Mossoul (l'ancienne Assyrie), une région du nord de l'Irak peuplée de Turcs, de Kurdes, d'Arabes et d'Assyro-chaldéens, revendiquée tant par les Turcs que par les Britanniques eux-mêmes. Comme on pouvait s'y attendre, le 16 décembre 1925, sans avoir pris la peine de consulter les populations, la Société des Nations octroie à titre définitif la région de Mossoul à l'Irak et donc aux Britanniques.
Notons que, suite à la plaidoirie d'Ismet pacha, la proposition d'un « territoire autonome des Kurdes » inscrite dans le traité de Sèvres passe aux oubliettes.
• Une annexe au traité prévoit - fait inédit - des échanges de populations entre la Grèce et la Turquie. Elle entérine pour l'essentiel les déplacements plus ou moins forcés qui se sont produits au cour.
• Les Capitulations, établies en 1536 entre le sultan Soliman le Magnifique et le roi de France François 1er et plus tard élargies à d'autres pays européens, sont abolies ; ces conventions octroyaient aux Occidentaux des droits particuliers en Turquie ainsi qu'un droit de regard sur le sort fait aux chrétiens de ce pays. En échange de ce cadeau, la République turque accepte toutefois de prendre à sa charge l'essentiel de l'immense dette ottomane, ce qui va peser sur son développement futur...
• Les Détroits bénéficient de la liberté de navigation mais il est prévu une zone démilitarisée de 10 à 20 kilomètres sur les deux rives du Bosphore, de la mer de Marmara et du détroit des Dardanelles. De plus, la garnison de Constantinople est limitée à 1200 hommes... La Turquie profitera des tensions mondiales pour abolir ces atteintes à sa souveraineté par la convention de Montreux du 20 juillet 1936.
À ce détail près, les Turcs ont tout lieu d'être satisfaits du texte. C'est le seul des traités d'après la Grande Guerre dans lequel les vainqueurs et le vaincu ont pu négocier d'égal à égal.
Moustafa Kémal va pouvoir proclamer la République turque sur les ruines du vieil empire multiculturel ottoman.
Chassés par l'offensive turque de 1922, 1,3 million de Grecs orthodoxes établis en Anatolie depuis la haute Antiquité traversent précipitamment la mer Égée et sont recueillis par la Grèce, qui voit sa population de seulement cinq millions d'habitants croître d'un tiers.
Notons le sort particulier des « Karamanlides », une communauté paysanne d'origine grecque et chrétienne qui peuple l'antique Cappadoce, au centre de l'Anatolie. Forte de 400 000 âmes, elle a adopté la langue de ses maîtres, le turc, et ne souhaite aucunement émigrer en Grèce, abandonner ses champs et ses fameuses églises troglodytes. Elle y est néanmoins forcée par les accords gréco-turcs. Ses traces sont aujourd'hui soigneusement effacées par les autorités turques.
La république laïque de Moustafa Kémal ne compte dès lors plus qu'une poignée de chrétiens, notamment 100 000 Grecs de Constantinople, autorisés à rester sur place. La Grèce, en retour, expulse 300 000 Turcs ou Grecs islamisés à l'exception d'une petite communauté musulmane de Thrace occidentale.
En inaugurant la pratique des « nettoyages ethniques » et en faisant de la Turquie l'un des pays les plus homogènes de la planète, au moins sur le plan religieux, Moustafa Kémal a ouvert la voie aux nationalismes totalitaires : « un État, une terre, une religion, une langue, une race ». Ces nettoyages ethniques légitimés par le traité de Lausanne constituent une première dans l'histoire de la diplomatie. Mais force est de reconnaître qu'ils ont évité des conflits incessants entre les deux pays concernés et en leur sein...

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Benoit de BIEN (10-08-2016 15:46:51)
Très intéressant ces articles dans le contexte géopolitique actuel. Il n'y a pas que les accords Sykes-Picot qui sont à la base des remous actuels, la constitution de la Turquie kemaliste et ces trait... Lire la suite