9 septembre 1922

« Grande Catastrophe » de Smyrne

Si les puissances occidentales ont permis à la Grèce d’accéder à l’independance en 1830, elles l’ont aussi enfermée dans des frontières très étroites qui ont laissé une grande partie des Grecs dans l’Empire ottoman. L’ambition d’une réunification, qui prendra le nom de « Grande Idée », structure toute la politique étrangère du pays pendant un siècle.

Lors de la Première Guerre mondiale, alors que l’Empire ottoman a choisi de se ranger aux côtés de l’empire allemand et de l’Autriche-Hongrie, surnommées les « puissances centrales », la Grèce choisit le camp adverse dans l’espoir de parvenir à ses fins. La victoire des Alliés suscite des espoirs mais l’effondrement de l’Empire ottoman et la révolte menée par Mustafa Kemal vont donner un tournure toute différente aux événements.

Olivier Delorme

Incendie de Smyrne, 1922, Ovide Curtovitch, Athènes, musée Benaki ; agrandissement : combat entre Grecs et Turcs, Eugène Delacroix, 1821

L’enfer en spectacle

Le 9 septembre 1922, avec le rembarquement des soldats grecs et l’entrée des kémalistes dans les faubourgs de Smyrne, cette grande cité de la côte orientale de la mer Égée cesse d’être grecque. Les flammes et les massacres de Smyrne marquent bel et bien la fin de 2 700 ans d’hellénisme en Asie Mineure.

Les Grecs et les Arméniens qui ont fui devant l’avancée turque ou qui habitent la deuxième plus grande ville de l’empire ottoman, se terrent chez eux ou campent sur les quais, dans les églises, les entrepôts. Certains espèrent qu’ils pourront reprendre la vie d’avant, une fois passée la tempête, d’autres attendent qu’on vienne les sauver, ou au moins qu’on les protège.

Mgr Chrysostomos. Agrandissement : Mgr Chrysostomos de Smyrne et les hiérarques avec le clergé et les laïcs massacrés.Mais si les Occidentaux, dont 21 navires marchands ou cuirassés sont ancrés dans la rade, ont débarqué quelques maigres troupes, celles-ci n’ont reçu pour instruction que de protéger leurs ressortissants, les consulats et les établissements qui en dépendent. L’arme au pied, les soldats français assistent au martyre de Mgr Chrysostomos qui, arrêté par les autorités kémalistes, est livré à la foule turque. Dénudé, promené sur un âne, battu, on lui crèvera les yeux et on lui coupera les oreilles avant de jeter son corps démembré aux chiens.

Puis, le 13 septembre, le quartier arménien s’embrase. Les kémalistes accusent leurs victimes de l’incendie. Mais outre qu’on ne voit pas la motivation d’un tel acte, les témoignages abondent – y compris ceux des Européens – sur le fait que les nouveaux maîtres de « Smyrne l’infidèle » (métropole symbolique du cosmopolitisme où les chrétiens sont largement majoritaires), militaires kémalistes et civils turcs mêlés, ont allumé de nombreux foyers après avoir apporté sur place des bidons de pétrole.

D’autres attestent que le matériel des pompiers a été saboté ou que les réservoirs de leurs pompes ont été remplis de pétrole. Les quartiers grecs et arménien se consumeront sans que ces pompiers puissent intervenir, alors qu’ils défendront avec succès les quartiers musulmans et juif.

Mais l’incendie ne suffit pas : il donne le signal des pillages systématiques (y compris du quartier européen qui, lui aussi, a en partie brûlé), des viols de masse et du massacre qui dureront une semaine. Les Grecs et Arméniens réfugiés dans des églises qui ont été incendiées sont empêchés d’en sortir par des kémalistes qui montent la garde. Quant à ceux qui, titulaires de passeports occidentaux, sont en principe « protégés » par leurs consulats, ils n’échappent ni aux tortures, souvent publiques et inventives, ni à la mort. Car les élites (religieux, journalistes, avocats…), comme lors du génocide arménien, sont les premières ciblées.

Enfants grecs et arméniens réfugiés à Athènes en 1923, Washington, Library of Congress.

Quant à ceux qui ont reflué vers les quais en espérant que les navires occidentaux les sauveraient, ils attendront en vain. On dit qu’un commandant de vaisseau ordonna qu’on fasse jouer un gramophone aussi fort que possible pour masquer les cris. D’autres témoins rapportent que des nageurs ayant réussi à s’agripper à une coque furent repoussés à coups de gaffe ou ébouillantés ; on parlera même de mains coupées. Éperdus de peur, certains se sont entassés sur des barges qui finissent par chavirer, d’autres se noient en tentant d’atteindre un bateau.

Au final, le nombre de morts s’établit quelque part entre les 2 000 victimes de « dérapages » (reconnues par un négationnisme turc aussi constant et officiel qu’à propos du génocide arménien) et les estimations hautes qui dépassent les 100 000. Sans doute autour de 50 000.

Quel que soit leur nombre exact, ces morts signifient que Grecs et Arméniens n’ont plus de place dans la nouvelle Turquie : un exode à chaud commence, que complètera, l’année suivante, l’exode à froid de l’échange obligatoire entre chrétiens de Turquie et musulmans de Grèce, imposé par Kemal et entériné par les Occidentaux lors de la négociation du traité de Lausanne.

L'Asie mineure et la Turquie entre le traité de Sèvres (1920) et le traité de Lausanne (1923) ; carte de Paul Coulbois pour Herodote.net

La « Grande Idée »

Cette « Grande Catastrophe », selon l’appellation que lui donnent les Grecs, trouve son origine dans la conclusion bancale de la guerre d’indépendante contre le maître ottoman (1821-1830).

Les États qui se proclamaient ses protecteurs (Royaume-Uni, Russie, France) ont enfermé la Grèce dans des frontières non viables qui laissaient plus de Grecs sujets du sultan que de Grecs sujets des rois bavarois puis germano-danois imposés par ces mêmes puissances. De sorte que toutes les énergies du pays furent dirigées vers la réunion, par l’insurrection ou la conquête, de tous les Grecs à la mère patrie.

Portrait officiel du roi Georges Ier, Geórgios Iakovídis, 1910, musée d'histoire nationale d'Athènes. Agrandissement : Constantin Ier de Grèce en grand uniforme, Philip de László, 1914.Avec les guerres balkaniques de 1912-1913, qui permirent l’intégration à la Grèce de la Crète, de l’Épire et de la Macédoine égéenne, la réalisation de cette Grande Idée sembla proche. Et en voulant engager son pays dans la Première Guerre mondiale aux côtés des Franco-Anglo-Russes, contre un Empire ottoman qui avait choisi l’autre camp, le Premier ministre Élefthérios Vénizélos négocia la promesse du rattachement de Chypre, que les Anglais semblaient disposés à céder, ainsi que de Smyrne et d’une partie de l’Asie Mineure, grecques depuis la haute Antiquité, tout en rêvant de la Thrace occidentale échue à la Bulgarie en 1912-1913, où les Grecs n’étaient pas majoritaires, et de la Thrace orientale où ils l’étaient jusqu’aux faubourgs de Constantinople – promise à la Russie.

C’est en référence à cette Grande Idée que le premier roi des Hellènes de la dynastie des Glücksburg, Georges, baptisa son fils aîné Constantin – comme Constantin XI, dernier empereur byzantin, enlevé par les anges, disait une des légendes liées à la chute de Constantinople en 1453, alors qu’il en défendait une des portes, et pétrifié jusqu’au jour où il reprendrait la tête des troupes qui libéreraient La Ville. Si bien qu’après l’assassinat de son père dans une Thessalonique tout juste conquise, en mars 1913, Constantin Ier, devenu roi des Hellènes, ne dédaigna pas qu’on le nomme Constantin XII.

Le prince héritier Constantin de Grèce regarde l'artillerie lourde pendant la bataille de Bizani (première guerre des Balkans), Georges Scott, 1913. Agrandissement : le roi Constantin Ier et sa femme Sophie de Prusse (au centre), entourés, de gauche à droite, des futurs rois Paul Ier, Alexandre Ier et Georges II de Grèce ainsi que des futures reines Hélène de Roumanie et Irène de Croatie., vers 1914, Washington, Library of Congress.

Le schisme national ou dichasmos

Mais Constantin avait épousé la sœur de Guillaume II, et il était aussi pro-allemand qu’admirateur d’un beau-frère qui ne s’embarrassait pas du parlementarisme à l’anglaise si cher à Vénizélos et que Georges Ier avait eu la sagesse de faire sien. Et puis Constantin, principal responsable militaire d’une désastreuse défaite face aux Turcs en 1897, avait été désavoué par son père lorsqu’il s’était opposé à Vénizélos sur la réorganisation de l’armée grecque par une mission française en 1911 comme sur la conduite de la guerre en 1912.

Le roi Constantin Ier de Grèce dans l'uniforme d'un maréchal allemand, grade décerné par l'empereur allemand Guillaume II en 1913. Agrandissement : le Premier ministre grec Elefterios Venizelos avec le roi grec Constantin Ier à la fin de 1913, Le Miroir, n°158.De sorte que le nouveau roi haïssait son Premier ministre et était bien décidé à lui imposer sa ligne pro-allemande, baptisée neutralité, conflit dans lequel Constantin était soutenu par la « Vieille Grèce », celle du Péloponnèse et de la propriété foncière, quand Vénizélos s’appuyait sur son immense popularité dans les territoires nouvellement conquis ainsi que sur la bourgeoisie montante et les milieux populaires, au profit desquels il avait fait adopter la première législation sociale et une réforme agraire.

Aussi, lorsque le roi interrompit les négociations de Vénizélos avec l’Entente, celui-ci démissionna et gagna largement les élections législatives pour la quatrième fois, en juin 1915. Mais Constantin ne désarma pas pour autant, et lorsque Vénizélos autorisa, fin septembre, le débarquement à Thessalonique d’un corps expéditionnaire allié destiné à aider la Serbie qui venait d’être frappée dans le dos par l’entrée en guerre de la Bulgarie au côté des empires centraux, Constantin renvoya inconstitutionnellement Vénizélos et convoqua des élections que boycottèrent les vénizélistes.

La Grèce se divisa alors entre le gouvernement du roi à Athènes et celui que Vénizélos constitua à Thessalonique en octobre 1916 – lequel déclara la guerre à l’Allemagne et à la Bulgarie –, jusqu’à l’intervention militaire franco-anglaise de juin 1917 qui imposa le départ en exil de Constantin, ainsi que de son fils aîné jugé aussi pro-allemand que lui. Vénizélos rentra alors à Athènes, convoqua le Parlement de 1915 et gouverna en tentant de faire comprendre à Alexandre, deuxième fils de Constantin placé sur le trône par les Alliés mais totalement dénué d’intelligence politique, quelles étaient les contraintes de sa charge.

Installation du gouvernement provisoire de Venizélos à Thessalonique en octobre 1916, Médiathèque de l'architecture et du patrimoine.

Un an et demi plus tard, la Grèce alignait 100 000 soldats, sur les 534 000 de l’Armée d’Orient (187 000 Français et coloniaux, 117 000 Britanniques, 94 000 Serbes et 36 000 Italiens), lorsque le général Franchet d’Esperey lança l’offensive de septembre 1918 qui contraignit la Bulgarie (le 29 à Thessalonique) puis l’Empire ottoman (le 30 octobre, sur le cuirassé anglais Agamemnon ancré en rade de Moudros, dans l’île grecque de Lemnos) à signer l’armistice. Et le 13 novembre, les Alliés – dont des Grecs – occupaient Constantinople, un peu avant que le fleuron de la marine hellénique, le croiseur Averoff, ne relâche dans la Corne d’Or. À Constantinople, les Grecs ottomans pavoisent alors aux couleurs du royaume, le portrait de Vénizélos est partout et tous attendent la première messe à Sainte-Sophie convertie en mosquée en 1453.

Le croiseur Aveyroff. Agrandissement : l'amiral Pavlos Kountouriotis et l'équipage de l'Aveyroff pendant la première guerre des Balkans, 1912, Agence Rol, Paris, BnF.

Le calvaire des Grecs ottomans

Lorsqu’il arrive à la Conférence de la paix à Paris, Vénizélos est donc le Premier ministre d’un pays qui a apporté une notable contribution à la victoire ; il est aussi celui qui vient demander des garanties pour des Grecs ottomans qui, depuis 1912, ont vécu un véritable calvaire.

En 1912, ces Grecs sujets du sultan étaient entre 1,8 et 2,2 millions, principalement installés à Constantinople et en Thrace orientale (entre 45 % et 57 % de la population suivant les endroits), sur la rive asiatique du Bosphore, de la mer de Marmara et des Dardanelles, où ils étaient localement majoritaires, au bord de la mer Noire (les Pontiques), et en Cappadoce, autour de Césarée/Kayseri.

Une rue de Smyrne, vers 1840, Thomas Allom. Agrandissement : Vinaigrier turc et couple de bourgeois grecs à Smyrne, 1919, Imperial War Museum de Londres.Mais c’est dans l’antique Ionie, entre Edremit et Kusadasi, que, majoritaires dans certaines localités, ils étaient les plus nombreux – plus de 600 000 dans le seul vilayet d’Aydin (promis à l’Italie après la rupture par Constantin des discussions de Vénizélos avec l’Entente en 1915), où leur nombre n’avait cessé de croître depuis un siècle du fait de la prospérité de Smyrne.

Avec ses 300 000 habitants, cette ville est à la fois la plus peuplée de l’Empire après Constantinople, la plus moderne, la plus active économiquement, la plus européanisée et la seule d’importance où les chrétiens sont majoritaires (64 % de Grecs, ottomans ou expatriés du royaume, 2 % d’Arméniens, Européens catholiques ou protestants).

Et pour les Turcs musulmans (moins de 30 %, on compte aussi 4 % de juifs), « Smyrne l’Infidèle » constitue un symbole – à copier ou à faire disparaître : celui de la réussite des sujets grecs et arméniens du sultan.

Souvent utilisés comme chair à canon, en première ligne, lors des guerres balkaniques, ces Grecs de l’Empire ont d’abord été visés, dès 1912, par des campagnes de boycottage de leurs commerces. Puis en 1913 ont commencé les expulsions, spoliations et déportations vers l’intérieur pour faire place aux musulmans ayant quitté les territoires perdus d’Europe. D’après le patriarcat œcuménique de Constantinople (note), ils auraient été jusqu’à 280 000 (dont 120 000 ont pu partir vers la Grèce) à être chassés de chez eux en Thrace orientale et en Asie Mineure, le mouvement s’accélérant avec l’entrée en guerre de l’Empire ottoman le 29 octobre 1914.

Famille grecque pontique de Kerasounta (Giresun). Agrandissement : Soldats grecs pontiques.

Quant aux massacres sporadiques par des bandes d’irréguliers jouissant de l’appui des autorités, comme ce sera le cas durant le génocide arménien, ils débutent dès avant cette date : bien documenté par une mission archéologique française (note), celui de Phocée, non loin de Smyrne, a lieu en juin 1914. Pillage, incendies, viols, assassinats, y compris d’enfants s’étendent sur plusieurs jours et font une centaine de morts.

Quant aux jeunes Grecs de l’Empire mobilisables, ils ne sont pas incorporés dans l’armée, mais affectés à des « bataillons du travail » (note) et déportés en wagons à bestiaux vers des camps de travail insalubres où ils sont astreints à des travaux forcés (creusement de tunnels, construction de voies ferrés, abattage de forêts, etc.). Maltraités, mal nourris, dépourvus de vêtements chauds, laissés sans soins médicaux alors que la dysenterie et le typhus font rage, ils meurent par milliers.

Les « bataillons du travail ».

Enfin, les Pontiques subissent, avec quelques mois de décalage, un génocide calqué sur celui des Arméniens : en quelques jours, 260 000 hommes, femmes, enfants, vieillards des régions que l’armée russe n’a pas occupées sont jetés sur les chemins des Alpes pontiques où ils sont dépouillés, battus, torturés, violés, assassinés. La plupart des survivants mourront de faim, d’épuisement ou de maladies dans les villages anatoliens où ils seront cantonnés.

Et la persécution reprendra en mars 1919, à l’initiative du général Kemal nommé inspecteur de la IIIe armée : sur les 500 000 Pontiques de 1914, 250 000 à 350 000 auront perdu la vie en 1923.

L'exode des Pontiques. Agrandissement : Prêtre orthodoxe regardant ses fidèles massacrés, Asie Mineure, 1916.

Vénizélos à Paris

À Paris, il ne s’agit donc pas seulement, pour Vénizélos, de réaliser la Grande Idée, il s’agit d’obtenir des gages sérieux que le douzième des Quatorze Points du président américain Wilson – que les non-Turcs de l’Empire ottoman se voient « garantir de manière incontestable la sécurité de leur existence et l’entière possibilité d’un développement autonome » – trouve une traduction concrète.

Le mémorandum grec du 30 décembre 1918 ne réclamera ni Chypre, dont les Anglais avaient envisagé la cession en 1915, ni Constantinople, ni les Détroits, ni les terres pontiques dont Vénizélos souhaite qu’elles soient rattachées à l’État arménien. Mais, outre l’Épire du Nord albanaise depuis 1913, il demande la Thrace occidentale, bulgare depuis 1913, la Thrace orientale jusqu’aux portes de Constantinople et la façade occidentale de l’Asie Mineure, de la mer de Marmara jusqu’au sud de l’Égée.

Sur la Thrace, il obtiendra satisfaction, mais les Américains s’opposent à l’annexion de territoires majoritairement peuplés de Turcs, tandis que l’Italie exige Smyrne et le vilayet d’Aydin que lui avait promis l’Entente en 1915 : mécontent de la tournure des discussions, le Premier ministre Orlando débarque des troupes au sud-ouest de l’Anatolie fin mars 1919, quitte Paris le 24 avril, et envoie deux cuirassés croiser devant Smyrne.

Manifestation populaire lors de la déclaration d'indépendance de l'Épire du Nord le 1er mars 1914, Athènes, musée national et historique de l'ancien Parlement. Agrandissement : Eleftherios Venizelos à Paris en 1917, Agence Rol, Paris, BnF.

Dans le même temps, le retour chez eux des Grecs expulsés et des rescapés des bataillons du travail crée sur place des tensions que Vénizélos exploite habilement, s’il n’en exagère pas un peu l’importance. Des appels à l’insurrection des Turcs sont lancés, il faut garantir la sécurité des Grecs et des Arméniens : à la demande de Vénizélos et en l’absence d’Orlando, Lloyd George obtient que le Conseil suprême donne mandat aux Grecs de rétablir l’ordre à Smyrne et dans sa région, en attendant qu’on statue sur le destin de ce territoire.

Le 15 mai 1919, un corps expéditionnaire débarque à Smyrne, accueilli en libérateur par les Grecs et les Arméniens. Mais un tir tue le porte-drapeau des evzones, d’autres visent la foule, une fusillade et la panique s’ensuivent. Le nombre des morts est impossible à déterminer. Un haut-commissaire interallié grec, Aristidis Stergiadis, prend en main l’administration du vilayet : il fait juger et condamner à mort plusieurs Grecs pour leurs responsabilités dans la fusillade afin de montrer que les autorités ne sont pas hostiles aux Turcs.

Puis des élections démocratiques à un parlement régional sont organisées en novembre 1920, une université et plusieurs écoles supérieures techniques sont fondées... Mais la pratique du pouvoir de Stergiadis est trop solitaire, les uns l’accusent de favoriser les Grecs et ces derniers de privilégier les Turcs tout en s’appuyant sur des agents venus de Grèce plutôt que sur eux – seuls les Arméniens ne lui ménagent pas leur soutien.

 Les dirigeants civils et militaires grecs en Asie Mineure, octobre 1920 : le haut-commissaire grec Aristeidis Stergiadis (à gauche, en costume, regardant le photographe).

Un traité mort-né

Et puis le sort tragique de si nombreux Grecs depuis 1912 incline les autres, et l’armée grecque, à une rigueur à l’égard des Turcs sans doute plus brutale qu’il n’était justifié. En réponse, se constituent des bandes armées dont la violence à l’égard des civils grecs durcit encore la répression, ces bandes se mettant rapidement à l’abri sur le territoire administré par le gouvernement d’Istanbul qui, par connivence ou impuissance, les laisse agir à leur guise.

Le sultan Mehmed VI en 1918, George Grantham Bain, Washington, Library of Congress. Et la situation ne fera qu’empirer lorsque, en juin 1919, le gouvernement du pâle sultan Mehmed VI (1918-1922) est confronté à la rébellion du général Kemal, qui juge inacceptable le traité de paix qui se prépare à Paris.

Ce traité n’en est pas moins signé à Sèvres le 10 août 1920 : le vieil empire est désarmé, démembré et réduit à un quadrilatère anatolien où Français, Anglais et Italiens se taillent des zones d’influence. Quant au district de Smyrne, il reste en théorie sous souveraineté turque, mais l’exercice de celle-ci y est délégué pour cinq ans à la Grèce, le parlement du territoire, ou éventuellement les populations consultées par plébiscite, devant décider alors soit de son rattachement à la Grèce soit de son maintien dans l’Empire ottoman.

Le sultan Mehmed VI, quittant le palais de Dolmabahçe à Constantinople quelques jours après sa déposition (1922).

Sur le papier, tout semble donc réglé, mais entre-temps Kemal n’a cessé de gagner du terrain et a créé un embryon d’État dissident. Installé à Ankara, au centre de l’Anatolie, il a récupéré des stocks d’armes allemandes, il s’entend avec les Italiens qui lui en livrent d’autres, il négocie avec Lénine qui lui envoie, à partir du printemps 1920, armes et or en échange de coton – avant que les deux compères ne liquident de concert l’Arménie indépendante en septembre.

Dès janvier, les kémalistes ont attaqué les Français en Cilicie, destinée au mandat de Paris sur le Levant. Erreurs de commandement et trahison envers les civils arméniens qui comptaient sur leur protection : les Français se sont retirés et 100 000 Arméniens ont été massacrés par les kémalistes. Puis en mars, les Anglais ont tenté de reprendre en main la situation à Istanbul : ils ont investi ministères et administrations, ils ont dissous un parlement qui ne cachait pas ses sympathies pour Kemal, et ils ont interné à Malte ses principaux partisans dans la capitale.

Mais ni Londres ni Paris ne sont prêts à engager des troupes en Anatolie. Et la fatwa lancée contre les kémalistes sur ordre du sultan-calife n’y change rien : en juin, deux mois avant la signature du traité de Sèvres, personne ne semble pouvoir empêcher Istanbul de tomber comme un fruit mûr entre les mains de Kemal.

Lithographie grecque représentant la bataille de la rivière Sangarios (Sakarya) pendant la guerre gréco-turque de 1919-1922. Agrandissement : Troupes près du fleuve sankarya.

Une morsure de singe qui fait 250 000 morts

La seule force capable de s’opposer à Kemal est donc l’armée grecque, et Vénizélos fait savoir à Lloyd George qu’il est prêt à l’engager : le 21 juin 1920, le Conseil suprême (Lloyd George, Millerand, Nitti) donne mandat aux Grecs de sortir du district de Smyrne pour rétablir l’ordre en Anatolie. Et la victoire semble à portée de main : le 8 juillet, l’armée hellénique occupe Brousse/Bursa.

Illustration de l'attentat contre Vénizélos à la gare de Lyon en 1920.Mais Paris et Rome redoutent qu’une victoire trop décisive des Grecs avant la signature du traité ne les conduise à réclamer de nouveaux territoires : ils exigent l’arrêt de l’offensive. Les kémalistes en profitent pour se réorganiser tandis que l’armée hellénique, qui agit au nom des Alliés, doit tenir, face à une guérilla d’escarmouches, un front bien trop étendu pour sa logistique.

Enfin, un attentat contre Vénizélos, perpétré à la gare de Lyon par des partisans de Constantin, deux jours après la signature du traité, suscite des troubles à Athènes et l’assassinat d’un des chefs de l’opposition favorable au roi exilé. Vénizélos éprouve alors le besoin de ressourcer sa légitimité et provoque des élections législatives. Mais moins de deux semaines avant le scrutin, le roi Alexandre meurt d’une septicémie provoquée par la morsure d’un singe du zoo royal. Le régent est un proche de Vénizélos, mais qui va-t-on appeler au trône ?

Les oppositions accusent le Premier ministre d’aspirer à la dictature – ce qui est faux – et de vouloir abolir la monarchie – confronté aux multiples inconséquences du roi Alexandre, Vénizélos a tenté en vain de convaincre Lloyd George que la république, dont il n’a jamais été partisan, serait la moins mauvaise solution. Il se déclare finalement partisan d’offrir la couronne au prince Paul, le dernier fils de Constantin. Mais celui-ci la refuse aussitôt.

Au lieu de porter sur le bilan de Vénizélos, et sur l’avenir, le débat des élections qui se tiennent finalement le 14 novembre s’est focalisé sur la question dynastique ! Et si les vénizélistes recueillent 50,31 % des voix, le mode de scrutin ne leur concède que 118 sièges, contre 246 aux oppositions unies – Vénizélos lui-même est battu. Le cabinet royaliste qui s’installe s’empresse alors d’organiser un plébiscite truqué  (note) : le Oui au rappel de Constantin frôle les… 99 % !

Pour les Alliés, le retour de ce « roi boche », le beau-frère du Kaiser, deux ans après la victoire, est un camouflet. Le 21 février 1921 s’ouvre à Londres une conférence de révision du traité de Sèvres – signé six mois plus tôt ! – où les kémalistes sont invités à côté des délégués du gouvernement d’Istanbul et qui traduit l’isolement diplomatique de la Grèce.

La bataille d'Inönü. Agrandissement : Mustafa Kemal à la fin de la bataille d'Inönü.

Quant à la guerre, Constantin, qui a toujours été convaincu de son génie militaire, entend la mener lui-même. Limogeant les officiers supérieurs vénizélistes, il désorganise le commandement et promeut en fonction de la fidélité à sa personne plutôt que de la compétence. Le 4 janvier 1921, il a lancé une grande offensive ; mais le 10 il décide de ramener les troupes à leur point de départ, en raison d’un revers qui n’avait pourtant rien de décisif, face à Ismet pacha, dans la plaine d’Inönü (près d’Eskişehir, à 380 km de Smyrne et 150 d’Ankara).

Puis, le 23 mars – un siècle après le début de la guerre d’indépendance –, Constantin lance une deuxième offensive, de nouveau victorieuse, et de nouveau stoppée par Ismet, le 31, à Inönü. L’armée hellénique retraite à nouveau. La troupe est harassée, les relèves tardent ou n’ont plus lieu, les lignes de ravitaillement sont désorganisées, l’encadrement royaliste est défaillant : les exactions, pillages et violences sur les populations civiles soudent un peu plus les Turcs derrière Kemal.

Mais au lieu de tirer les leçons de ces échecs, le roi ordonne une nouvelle attaque en juillet : l’armée grecque s’empare cette fois de Kütahya et d’Eskişehir, avant d’être arrêtée sur le fleuve Sakarya – à moins de 100 km d’Ankara. Ce « Verdun anatolien » durera du 23 août au 13 septembre 1921 et fera 40 000 morts (20 % de pertes de chaque côté).

Il se termine sans véritable vainqueur mais l’armée grecque est épuisée par cette alternance d’offensives et de retraites, les soldats ne comprennent plus le sens des ordres, tandis que les kémalistes disposent à la fois de la profondeur stratégique et de la mobilisation de la population – comme les Russes face à la Grande Armée de Napoléon.

Après la Sakarya, les Grecs parviennent à stabiliser le front, mais tout espoir de victoire s’est envolé. Il faudrait négocier, mais Constantin s’y refuse alors que, à Londres comme à Paris, les crédits ouverts à la Grèce de Vénizélos sont désormais gelés.

Non loin du fleuve Sakarya.

Quant à Aristide Briand, après la Sakarya, il dépêche à Kemal un envoyé personnel, Henry Franklin-Bouillon, sans aucune expérience diplomatique et qui, fasciné par le leader nationaliste, signe les accords d’Ankara (20 octobre 1921), équivalent d’une paix séparée qui scandalise Londres et qui, en laissant les mains libres à Kemal en Cilicie, lui permet de concentrer ses forces contre les Grecs. Puis, en novembre, les Alliés se déclarent neutres et décrètent un embargo sur les armes à destination des belligérants… que Français et Italiens violent aussitôt au profit de Kemal.

Rien n’y fait ! Le roi remplace son général en chef qui l’avertit qu’il ne pourra continuer à tenir un front de plus de 1 000 km avec les 180 000 hommes dont il dispose, alors qu’on ne peut plus lui fournir ni armes ni renforts. Quant au commandement royaliste, il est à ce point corrompu que certains généraux vendent aux Turcs une partie de l’intendance destinée à leurs troupes. Mais durant le premier semestre 1922, le roi fait capoter deux médiations alliées, bombarde Samsun et réclame le droit d’occuper Constantinople – provoquant une menace d’intervention armée alliée… contre la Grèce.

Enfin, décision lourde de conséquences meurtrières, son cabinet fait adopter une loi, en juillet 1922, qui interdit aux Grecs d’Asie Mineure de s’établir dans le royaume. Un mouvement de désertions se déclenche, mais Constantin ordonne une nouvelle offensive : le 26 août 1922, la réplique kémaliste disloque le dispositif grec et provoque la débâcle.

Le 8 septembre, le haut-commissaire Stergiadis repart pour Athènes tandis que les avant-gardes kémalistes pénètrent dans Smyrne. Le 9, les troupes grecques finissent d’évacuer la ville : Grecs et Arméniens se retrouvent sans défense, à la merci de leurs voisins turcs et des troupes kémalistes. « Il n’est peut-être pas exagéré de remarquer, conclura Churchill dans ses Mémoires, qu’un quart de million de personnes sont morts de la morsure de ce singe » responsable du retour de Constantin.

La traversée du Sakarya.

La Grande Catastrophe

Le commandement grec, discrédité, a perdu le contrôle de la troupe qui, durant la débâcle, s’est livrée plus d’une fois au pillage pour se nourrir, a incendié, détruit, commis nombre d’exactions et de crimes.

Les kémalistes entendent créer une Turquie « purifiée » de ses minorités : les Grecs, civils autochtones de l’intérieur ou militaires qui n’ont pas fui à temps, ont souvent été massacrés. 200 000 Grecs et Arméniens rescapés ont convergé vers « Smyrne l’Infidèle » : elle sera le symbole, pour tous, qu’il n’y a plus de place en Anatolie que pour les Turcs.

Arrivée de Plastiras et Gonatas à Athènes en 1922.En Grèce, cette Grande Catastrophe sonne l’heure des règlements de compte : le 24 septembre 1922, les colonels Plastiras et Gonatas, héros des guerres balkaniques et d’Asie mineure, vénizélistes, si respectés de leurs hommes que Constantin a renoncé à les limoger, créent un Comité révolutionnaire. Trois jours plus tard, débarqués en Attique, ils contraignent le roi à son second exil ; il mourra à Palerme en janvier 1923.

Georges II, son fils aîné, hérite d’un trône d’où il sera chassé en mars 1924 par l’instauration de la République. Les vénizélistes emprisonnés, dégradés ou révoqués de la fonction publique sont libérés ou rétablis dans leurs grades et fonctions, plusieurs centaines de royalistes sont arrêtés et révoqués.

Des manifestations populaires massives (jusqu’à près d’un tiers de la population athénienne) exigent le jugement des responsables de la Catastrophe. Gounaris, ex Premier ministre, ainsi que cinq de ses ministres et deux commandants en chef de l’armée d’Asie Mineure sont condamnés à mort ; un général et un amiral le sont à la détention à vie ; le prince André, frère de Constantin (et père de Philippe, duc d’Édimbourg), l’est au bannissement perpétuel pour refus de combattre et abandon de poste à la Sakarya. Malgré les pressions alliées, les sentences de mort seront exécutées.

Vénizélos refuse de revenir au pouvoir. Il va se consacrer à limiter les dégâts dans la dure négociation qui s’engage, en novembre 1922 à Lausanne, entre des Alliés qui ne le sont plus vraiment et la Turquie kémaliste pour réviser le traité de Sèvres. La Grèce y perd la Thrace orientale mais conserve la Thrace occidentale et les îles de l’Égée – sauf le Dodécanèse qui demeure italien.

Le 30 janvier 1923, la Grèce et la Turquie concluent une convention d’échange de populations dont Ismet pacha (qui deviendra Ismet Inönü, du nom du lieu où il a arrêté à deux reprises l’armée grecque), ministre des Affaires étrangères et chef de la délégation turque, exige qu’elle soit obligatoire – disposition que lord Curzon, secrétaire au Foreign Office, qualifie de « répugnante et extrêmement défectueuse », ajoutant qu’il « déteste avoir quelque chose à faire avec cela  » (note).

Sur les 1,8 million à 2,2 millions de Grecs ottomans de 1912, environ un tiers est mort en dix ans du fait des politiques turques. D’autres ont fui vers la Grèce avant 1914 ou reflué avec les Russes en 1916-1917 et sont devenus citoyens soviétiques. Environ 900 000 ont quitté l’Asie Mineure et la Thrace orientale après l’incendie de Smyrne.

Souvent dépouillés par les Turcs sur les routes ou avant l’embarquement, ils ont été si affaiblis par les traitements subis alors, que la SDN estimera à 20 % le nombre des morts dans l’année qui suivit. La convention signée à Lausanne en contraindra 350 000 autres au départ, sans qu’ils soient autorisés à négocier leurs biens et, contrairement à ce que prévoyait la convention, sans qu’ils soient jamais indemnisés par la Turquie.

Au total, la Grèce en guerre de manière presque continue depuis 10 ans et qui compte alors 4,7 millions d’habitants aura dû accueillir entre 1,25 et 1,5 million de réfugiés, la plupart du temps démunis de tout, tandis que 350 000 à 400 000 musulmans partiront vers la Turquie.

La Grèce en sera très durablement déstabilisée malgré l’aide substantielle de la SDN ou de l’American Committee for Relief in the Near East (Comité américain de secours pour le Proche-Orient), constitué en 1915 pour venir en aide aux victimes du génocide arménien, malgré un considérable mais insuffisant effort de construction de logements ainsi qu’une réforme agraire et une politique de défrichement et d’assainissement permettant la distribution de terres à une partie des arrivants.

Dans la négociation, Vénizélos arrache deux concessions : que les orthodoxes de Constantinople soient dispensés de l’échange, ce que les Turcs acceptent sous la condition que les musulmans de Thrace occidentale le soient aussi. Les premiers seront 125 046 (dont 108 725 Grecs), les seconds 118 903 (Turcs, Pomaks bulgarophones ou Roms).

Les intimidations et discriminations de différents gouvernements turcs, et le pogrom déclenché en 1955 par le Premier ministre Mendéres, ont réduit le nombre des Grecs d’Istanbul à quelques milliers aujourd’hui, quand les musulmans de Thrace, s’ils ont longtemps fait l’objet de mesures discriminatoires, sont aujourd’hui presque aussi nombreux qu’en 1923.

La seconde concession obtenue par Vénizélos est l’annulation des dommages de guerre auxquels un ultime lâchage des Occidentaux avait astreint la Grèce et qu’elle était incapable de régler. Mais cette concession-là, il fallut la payer de la cession d’un territoire sur la rive grecque du fleuve Évros, le triangle de Karagatis/Karaağaç, un faubourg d’Andrinople/Édirne, qui était presque exclusivement peuplé de Grecs mais où se situe la gare de la ville.

Depuis, ce triangle est considéré par l’état-major grec comme une tête de pont naturelle pour l’armée turque qui n’aurait pas, à cet endroit, à franchir le fleuve pour envahir le pays – et qui sert de manière récurrente à Erdogan de point de concentration de migrants lorsqu’il entend faire chanter l’Union européenne.

De sorte que les Grecs ont pris la décision de construire une clôture autour de ce point faible de leur frontière terrestre : l’histoire dure longtemps ! Ce que semble ignorer l’OTAN qui, au soir du 31 août dernier, a publié un tweet (retiré quelques heures plus tard) de félicitations à la Turquie pour sa victoire de 1922… sur la Grèce, provoquant la fureur de nombreux Grecs et notamment des descendants des rescapés de la Grande Catastrophe.

Le Moyen-Orient après la Grande Guerre (1914-1918)

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L'empire ottoman a perdu avant la Grande Guerre la presque totalité de ses possessions européennes. Après le conflit, auquel il a participé aux côtés de l'Allemage et de l'Autriche-Hongrie, il est détruit et dépecé.
La plupart des États actuels émergent de ses ruines...

Publié ou mis à jour le : 2023-09-07 12:36:27

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