Dans la nuit du 6 au 7 novembre 1917, à Petrograd (anciennement Saint-Pétersbourg), les bolchéviques s'emparent du Palais d'Hiver et des principaux centres de décision de la capitale russe.
Les habitants ne se rendent compte de rien. Sur la perspective Nevski, la grande avenue de Petrograd, les promeneurs et les noctambules vaquent comme à l'accoutumée.
Dans la terminologie bolchévique (on dira plus tard communiste), ce coup de force sans véritable soutien populaire est baptisé « Révolution d'Octobre » car il s'est déroulé dans la nuit du 25 au 26 octobre selon le calendrier julien en vigueur dans l'ancienne Russie jusqu'au 14 février 1918.
Une insurrection préparée au grand jour
L'initiative du coup de force remonte au 23 octobre 1917. Ce jour-là, Lénine, chef des bolchéviques, qui a quitté subrepticement sa cachette finlandaise, assiste à un Comité central de son parti.
Seul contre tous, il impose le principe d'une insurrection armée en vue d'abattre la jeune démocratie instaurée quelques mois plus tôt et de mettre en place une « dictature du prolétariat » inspirée par les principes marxistes.
L'insurrection doit avoir lieu avant la prochaine réunion du Congrès des soviets, une assemblée démocratique dominée par la gauche mais où les bolchéviques sont en minorité. La réunion est prévue le 7 novembre.
Lénine repart aussitôt en Finlande, laissant à son adjoint Trotski le soin de préparer l'insurrection, avec l'assistance d'un expert militaire, le lieutenant Antonov-Ovséenko.
Alexandre Kerenski, chef du gouvernement provisoire, s'attend comme tout un chacun à un coup de force des bolchéviques mais il sous-estime leur détermination.
Les bolchéviques, aussi appelés « maximalistes » par la presse occidentale, sont des militants relativement peu nombreux mais très actifs. Ils développent auprès des soldats de la garnison de Petrograd une propagande efficace autour de trois mots d'ordre :
– « paix immédiate » (la Russie est encore en guerre aux côtés des démocraties occidentales contre l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie),
– « la terre aux paysans »,
– « tout le pouvoir aux soviets » (les soviets désignent en russe des conseils ou des assemblées de terrain où se prennent les décisions ; ils représentent pour les démocrates sincères l'aboutissement de la démocratie représentative).
Les marins de Cronstadt et les soldats de la garnison se laissent séduire par ces mots d'ordre. Il ne reste plus qu'à agir. Lors d'un nouveau Comité central, le 29 octobre, Lénine, de retour à Moscou, emporte la décision contre l'avis de Kamenev et Zinoviev qui craignent l'éventualité d'un échec.
La prise du Palais d'Hiver
Le 6 novembre 1917, au matin, la police tente de fermer une imprimerie du parti bolchévique. C'est l'occasion qu'attendaient les révolutionnaires pour se mobiliser.
Dans la journée, conformément aux ordres d'un Comité révolutionnaire militaire, les bolchéviques s'assurent du ralliement de la garnison de la forteresse Pierre-et-Paul et occupent sans bruit tous les ponts de la capitale russe. La nuit suivante, ils occupent en douce les gares, les bureaux de poste et autres endroits sensibles.
Les ministres du gouvernement provisoire siègent pendant ce temps au Palais d'Hiver en l'absence de Kerenski qui a quitté la capitale en vue de quérir quelques troupes en renfort !
En attendant, ils n'ont pour les défendre qu'une petite troupe de 1300 soldats, cosaques et élèves officiers, y compris une unité de volontaires féminines.
Les partisans de Lénine assiègent le Palais. Cinq mille marins et soldats de Cronstadt viennent leur prêter main-forte. Dans la journée du 7 novembre, pour donner à son coup d'État l'allure d'une révolution, Lénine fait tirer le croiseur Aurore, amarré à quelques centaines de mètres de là, sur un bras de la Néva.
Après qu'il a tiré une trentaine d'obus en direction du Palais, les bolchéviques se hasardent à l'intérieur, arme au poing. Les élèves-officiers et les soldates s'en tiennent à quelques velléités de résistance et se rendent.
Peu après minuit, le gouvernement signe l'acte de capitulation. « Jamais une échauffourée de si petite envergure (une dizaine de victimes, d'après les historiens soviétiques) n'a eu des conséquences aussi prodigieuses, et une fois de plus, le sort de la capitale décida de celui du pays tout entier », écrit Léon Poliakov (Les totalitarismes du XXe siècle, Fayard).
Les ministres sont arrêtés la nuit suivante cependant que leurs soldates et soldats sont libérés sans plus de manières. Investissant joyeusement le Palais d'Hiver et ses caves, les bolchéviques boivent joyeusement à la santé de leur Révolution... Cette saoûlerie généralisée, qui fait le désespoir du lieutenant Antonov-Ovséenko, va même contribuer à désorganiser la vie économique de la capitale pendant plusieurs jours.
Il n'empêche que la Révolution d'Octobre met fin au gouvernement issu de la Révolution de Février.
La dictature en marche
Le lendemain, les délégués du Congrès des soviets se réunissent enfin à l'institut Smolny, un pensionnat de jeunes filles. En guise de protestation contre le coup de force, les délégués mencheviques et socialistes-révolutionnaires quittent la salle. Trotski monte alors à la tribune et s'adresse aux délégués restants des partis de gauche hostiles aux bolchéviques : « Vous êtes de pauvres types, des faillis. Votre rôle est terminé. Allez là où est votre place, dans les poubelles de l'Histoire ». L'expression fera florès.
Aussitôt après, le Congrès dominé par la minorité bolchévique vote trois décrets par lesquels il donne « tout le pouvoir aux soviets », demande la fin de la guerre et promet « la terre aux paysans ». Et le 15 novembre, le Conseil des commissaires du peuple (le gouvernement) proclame l'égalité et la souveraineté des différents peuples de la Russie ! Il ne s'agit là que de déclarations de pure forme comme la suite le prouvera...
Des élections législatives sont organisées dans la foulée. Pendant ce temps, Lénine ne chôme pas. Il fait interdire la presse « bourgeoise » et met en place les instruments de la dictature. La police politique (Tchéka) est créée le 7 décembre, la grève interdite le 20 décembre !
Le parti K-D (constitutionnel-démocrate), ancré dans la gauche démocratique est interdit dès décembre. Reste l'opposition du principal parti de gauche, les S-R (socialistes-révolutionnaires). Ces derniers recueillent une écrasante majorité aux élections à l'Assemblée constituante, lancées avant la Révolution d'Octobre et que les bolchéviques n'ont pas osé annuler. Ils obtiennent 419 sièges contre 168 seulement aux bolchéviques, 18 aux mencheviks, 17 aux K-D et 81 divers.
Lénine ne se démonte pas. Il proclame avec un culot certain que le pouvoir des Soviets (les conseils populaires, solidement tenus en main par les bolchéviques) est supérieur à celui de l'Assemblée et le 19 janvier 1918, dès le lendemain de l'entrée en fonction de celle-ci, il ordonne sa dissolution, sanctifiant ainsi son coup de force d'Octobre.
Trois jours plus tard, une manifestation pacifique est dispersée par l'armée. On compte une dizaine de morts. C'est une première depuis la chute du tsarisme. Ne craignant plus la contradiction, le gouvernement, dénommé Conseil des commissaires du peuple, entame à marches forcées la réforme des institutions.
- Le 28 janvier, il crée une Armée rouge en prévision d'une éventuelle reprise des hostilités avec les Allemands.
- Le 5 février, il annule d'un trait de plume les dettes et les emprunts contractés par l'ancien gouvernement à l'étranger (cette mesure unilatérale sans guère de précédent va entraîner la ruine de nombreux épargnants français qui ont confié leurs économies au tsar deux décennies plus tôt).
- Il adopte aussi le calendrier grégorien au lieu du calendrier julien à partir du 14 février 1918.
- Enfin, il conclut la désastreuse paix de Brest-Litovsk avec l'Allemagne le 3 mars. Lénine pèse de tout son poids sur cette décision, qui provoque de violentes tensions parmi les membres du gouvernement et provoque la démission des ministres socialistes-révolutionnaires de gauche.
- Le 12 mars, soucieux d'échapper à l'armée allemande, qui n'est plus qu'à 600 kilomètres de Petrograd, le gouvernement abandonne la capitale de Pierre le Grand et se transporte en catimini à Moscou, la capitale des premiers tsars, au coeur de la Russie continentale, loin de l'Occident.
La Terreur comme méthode de gouvernement
Le 30 août 1918, au cours de la visite d'une usine, le chef de la Révolution est victime d'un attentat. L'auteur en est une militante S-R, Dora Kaplan. Grièvement blessé, Lénine se rétablit de façon quasi-miraculeuse mais son obsession de la contre-révolution n'en sort que plus grande. Il prend prétexte de l'attentat pour interdire le dernier parti d'opposition aux bolchéviques. Les S-R sont dès lors pourchassés par la Tchéka.
La terreur de masse est institutionnalisée par le décret « Sur la terreur rouge », daté du 5 septembre 1918. En marge de la guerre civile et indépendamment de celle-ci, elle affirme vouloir « protéger la République soviétique contre ses ennemis de classe en isolant ceux-ci dans des camps de concentration ».
La Révolution de Novembre donne ainsi naissance au premier régime « totalitaire » (le terme sera quelques années plus tard inventé par l'Italien Mussolini pour qualifier un régime qui assujettit les individus à l'État). C'est aussi le premier gouvernement occidental ouvertement athée et antireligieux, ceci expliquant cela.
Débarrassés des anciennes contraintes morales, les révolutionnaires bolchéviques donnent libre cours à leurs pulsions meurtrières comme le montre cet éditorial publié dans les premiers mois de la Révolution par le journal de la Tchéka de Kiev et cité par l'historien Nicolas Werth : « Nous rejetons les vieux systèmes de moralité et d'"humanité" inventés par la bourgeoisie dan le but d'opprimer et d'exploiter les classes inférieures. Notre moralité n'a pas de précédent, notre humanité est absolue car elle repose sur un nouvel idéal : détruire toute forme d'oppression et de violence. Pour nous, tout est permis car nous sommes les premiers au monde à lever l'épée non pas pour opprimer et réduire en esclavage, mais pour libérer l'humanité de ses chaînes... Du sang ? Que le sang coule à flot ! Puisque seul le sang peut colorer à tout jamais le drapeau noir de la bourgeoisie pirate en étendard rouge, drapeau de la Révolution. Puisque seule la mort finale du vieux monde peut nous libérer à tout jamais du retour des chacals ! ».
La Révolution vue d'Occident
Chez les Occidentaux, la Révolution d'Octobre suscite d'abord la stupeur et consternation. Français et Anglo-Saxons supportent mal, en particulier, la défection de l'allié russe. « Ce ne fut même pas un complot d'ouvriers armés », écrit L'Humanité, le quotidien de la SFIO (Section Française de l'Internationale Ouvrière), le 5 décembre 1917. « Ce fut un complot militaire, exécuté par les prétoriens bolchévistes de la garnison désoeuvrée, débauchée et pourrie de Petrograde » (note).
Tout change un an plus tard, une fois finie la Grande Guerre. Des militants de gauche et des romantiques regardent avec intérêt la révolution titanesque qui se déroule dans l'ancien empire tsariste. Ils y sont incités par un livre à succès : Dix jours qui ébranlèrent le monde (1919). Ce succès planétaire est le récit des journées d'Octobre par un journaliste américain qui les a vécues, John Reed. Bien que ne parlant pas lui-même le russe, il raconte ces journées avec verve, sans cacher son empathie pour les bolchévistes.
Quant aux soldats démobilisés, ils prennent conscience de l'horreur dans laquelle les ont plongés la folie de leurs dirigeants. Beaucoup tournent leurs regards vers Moscou dans l'espoir d'un renouveau, fut-il payé au prix fort.
C'est ainsi qu'en France, à la Noël 1920, la SFIO, réunie en congrès à Tours, fait scission.
La SFIO éclate entre un nouveau parti communiste qui adhère à la IIIe Internationale et reconnaît le principe de la « dictature du prolétariat », et l'ancienne SFIO (elle sera rebaptisée Parti socialiste au Congrès d'Épinay en 1971).
Les partis traditionnels et la bourgeoisie font entendre un tout autre son de cloche. C'est chez eux l'horreur qui domine devant la brutalité inédite des bolchéviques et les méfaits de la guerre civile.
À l'occasion des élections de 1919, une union patronale édite une affiche appelée à un immense succès : « L'homme au couteau entre les dents ». Elle représente un bolchévique sous les traits d'un moujik hirsute et barbare.
Cet article du Matin publié le 15 décembre 1917 retrace les circonstances extravagantes de la rencontre impromptue entre un journaliste du quotidien Le Matin et Lénine qui vient de prendre le pouvoir.
Cet article est étonnant à plus d'un titre. D'abord parce qu'il paraît plus d'un mois après l'entretien entre les deux hommes le 10 novembre, deux jours après la prise du palais d'hiver à Pétrograd.
Ensuite, parce qu'il témoigne de l'improvisation et de la pagaïe dans les instances du pouvoir bolchévique. Il restitue des propos improvisés par lesquels le « dictateur », comme le qualifie Le Matin, diabolise son rival défait, Kerenski, qualifié de « suppôt du capitalisme ». Lénine ne craint pas d'ajouter : « Jamais la liberté de la démocratie n'a couru un aussi grand danger. » De la part de l'instigateur du premier régime totalitaire, la réflexion ne manque pas de sel.
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Voir les 7 commentaires sur cet article
lb.dutignet (06-11-2024 13:17:55)
Cet article relate les faits de façon honnête . Mais il aurait fallu peut-être rappeler quelle était la situation de la Russie , bien en retard dans tous les domaines et surtout le sort misérabl... Lire la suite
Causse (08-11-2021 11:00:32)
Dommage que l'on sente un parti pris franchement contre les bolchéviques et leur leader. Je retrouve dans cette description de la révolution russe les propos que tenait ma belle-mère, d'éducation ... Lire la suite
Bernard VACHÉ (11-03-2018 18:15:26)
Êtes-vous sûr que la SFIO soit devenue Parti Socialiste au Congrès de Tours en 1920 ? Je crois que c'est au congrès d'Epinay en 1971.