Le 8 février 1915, tandis que l'Europe se meurt dans la Grande Guerre, les Américains découvrent le film Naissance d'une Nation (The birth of a Nation, 1915), première superproduction américaine, premier film engagé - ouvertement raciste -, premier grand succès financier de l'Histoire du cinéma.
Triomphe du cinéma à grand spectacle
Le réalisateur, David Wark Griffith (40 ans) a déjà produit plusieurs centaines de films courts de dix à quinze minutes, les bobines, d'une longueur de 300 mètres, ne permettant pas de faire plus long. Mais ce handicap de la durée ne tarde pas à être surmonté de l'autre côté de l'Atlantique par les Européens, pionniers en matière de cinéma.
D. W. Griffith découvre en 1912 le film Quo Vadis ? de l'Italien Enrico Guazzoni, l'une des premières superproductions de l'Histoire du cinéma, avec des milliers de figurants !
Il suit son exemple et investit sa fortune dans un long-métrage (feature film) de douze bobines (trois heures) destiné à raconter la guerre de Sécession et l'assassinat de Lincoln dont on s'apprête à célébrer le cinquantenaire. C'est Naissance d'une Nation.
Avec ce film qui se déroule essentiellement en extérieur, avec des centaines de figurants en costumes d'époque, y compris d'authentiques uniformes de soldats confédérés, le cinéma sort du théâtre filmé ! Les scènes de bataille sont réglées quant à elle par des spécialistes de l'académie militaire de West Point.
Naissance d'une Nation est non seulement la première superproduction américaine (« blockbuster ») mais aussi l'un des plus grands succès commerciaux de l'Histoire du cinéma.
Cinquante millions d'Américains, soit la moitié du pays, vont voir le film et généralement l'apprécier.
D'un coût initial de 100.000 dollars, il va en rapporter infiniment plus à sa maison de production et se révéler l'un des films les plus rentables de l'histoire du cinéma, avec dix millions de dollars de recettes dès 1915 et une cinquantaine de millions au cours du siècle.
Ce film au langage cinématographique d'une étonnante modernité (succession de plans rapprochés et de plans généraux, expressivité des visages, alternance des lieux...) est encore classé parmi les plus grands chefs-d'oeuvre de l'Histoire du cinéma.
Dix jours après sa sortie, il est présenté au président Woodrow Wilson à la Maison Blanche.
Impressionné par cette mise en images de la guerre de Sécession, il aurait déclaré : « It is like writing history with lightning. And my only regret is that it is all so terribly true » (« C'est écrire l'Histoire avec la foudre. Et mon seul regret est que ce soit terriblement exact »).
Mais le film suscite aussi très vite de violentes polémiques et devient un enjeu idéologique majeur du fait de ses positions caricaturalement racistes...
Outrances racistes
Inspiré par le roman du pasteur sudiste Thomas F. Dixon Jr., The Clansman (L'homme du Clan), Naissance d'une Nation raconte l'histoire de deux familles, les Stoneman, des nordistes de Pennsylvanie, et les Cameron, des sudistes de Caroline du Sud. Une fille et un garçon de l'une se lient d'amour à un garçon et une fille de l'autre.
C'est alors qu'éclate la guerre de Sécession. Les Cameron perdent plusieurs des leurs et voient leur belle maison ravagée. La paix venue, ils tentent de renouer avec le bonheur passé mais ils en sont empêchés par l'hostilité des Noirs, manoeuvrés en sous-main par un Stoneman. Ils ne vont trouver le salut que dans l'action clandestine violente.
Dans le film, un certain nombre de figurants sont d'authentiques Noirs mais tous les acteurs appelés à jouer un rôle actif d'esclave ou de Noir affranchi sont des Blancs grimés de façon quelque peu caricaturale. Originaire d'un État sudiste, le Kentucky, Griffith partage en effet avec la plupart de ses concitoyens l'opinion que les Noirs sont incapables de saisir les finesses du jeu théâtral !
Plus gravement, son film exprime avec outrance la vision sudiste de la guerre de Sécession et de la « Reconstruction » qui a suivi.
C'est qu'après le vote du 13e amendement qui a accordé le droit de vote aux anciens esclaves, des profiteurs blancs ont déboulé du Nord pour manipuler à leur aise les nouveaux électeurs, accaparer les postes de pouvoir avec des hommes de paille et piller le pays.
Contre ces « carpetbaggers », ainsi surnommés avec mépris parce qu'ils n'avaient au départ qu'un sac en tapisserie (!) pour tout bien, les Sudistes lancent des actions clandestines sous la bannière d'un mouvement ultra-violent et ouvertement raciste, le fameux Ku Klux Klan.
La deuxième partie de Naissance d'une Nation fait l'éloge de ce mouvement, présenté comme une nouvelle chevalerie qui va sauver la race aryenne. Les Noirs, sauf exception, sont à l'opposé figurés avec tous les défauts possibles et imaginables : incultes, violeurs, lâches... Et c'est sur une véritable « guerre des races » que se termine le film.
Porté par son succès, le Ku Klux Klan va renaître de ses cendres et connaître une deuxième vie jusqu'à atteindre huit millions de sympathisants dans la décennie suivante.
Les milieux libéraux, représentés par le New York Times, ne restent pas non plus sans réagir, avec une conséquence paradoxale : pour éviter toute nouvelle accusation de racisme, les réalisateurs vont dans les années suivantes s'abstenir de présenter des Noirs au cinéma.
La polémique amène aussi sur le devant de la scène politique la toute jeune Association pour la Promotion des Personnes de Couleur (National Association for the Advancement of Colored People, NAACP), qui a été fondée en 1909. Elle organise des manifestations dans différentes métropoles, dont Boston, et obtient parfois même des maires l'interdiction du film. Sa marche en avant ne s'arrêtera plus jusqu'à la victoire finale, un demi-siècle plus tard.
Gloire et crépuscule
Fort de son succès, D. W. Griffith réinvestit ses bénéfices dans une nouvelle superproduction, Intolerance (1916). Mais en dépit d'un bon accueil public, celle-ci ne rapporte pas assez de recettes pour couvrir ses coûts. C'est un gouffre financier.
Résolu à remonter la pente, le réalisateur se rapproche des trois vedettes du moment, Douglas Fairbanks, Nancy Pickford et Charles Chaplin, et fonde avec eux, en 1919, une maison de production indépendante, les Artistes Associés (United Artists), en vue d'exploiter leurs films.
Cependant, pour D. W. Griffith, c'est le crépuscule. Ruiné et quelque peu alcoolique, le réalisateur tombe dans l'oubli après avoir lancé une pléiade d'acteurs et de réalisateurs, de Lilian Gish et Mary Pickford à John Ford. Ses exploits cinématographiques, en premier lieu Naissance d'une Nation, vont longtemps servir de référence à la nouvelle génération.
Bénéficiant de l'affaiblissement des pionniers européens, embourbés ou morts dans les tranchées, les Américains accèdent au premier rang de la production cinématographique mondiale et font d'Hollywood, un village plaisant de la banlieue de Los Angeles, en Californie du sud, « la Mecque du cinéma ».
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Aucune réaction disponible