Le soir du vendredi 31 juillet 1914, Jean Jaurès dîne avec deux collaborateurs, Jean Longuet et Pierre Renaudel, dans le café du Croissant, rue Montmartre, à Paris (2e arrondissement).
Il est 21h40. Le dîner s'achève. Jean Jaurès est assis sur une banquette, le dos à la fenêtre. Celle-ci est ouverte car il fait encore très chaud. Sur le trottoir, un homme observe les convives, soulève le rideau et tire trois coups de revolver. Deux balles touchent à bout portant le leader socialiste. Un cri fuse dans le restaurant : « Ils ont tué Jaurès ! »
Le drame survient alors que les Français, comme les autres Européens, commencent tout juste à prendre conscience de la gravité de la situation internationale. L'assassinat de celui qu'on surnommait « l'apôtre de la paix » ruine l'ultime espoir d'éviter la guerre générale et va souder au contraire toute la nation dans « l'Union sacrée ».
L'« apôtre de la paix »
Par son opposition à la loi du 19 juillet 1913, qui a reporté le service de deux à trois ans, comme par son plaidoyer en faveur d'une armée de réservistes à vocation défensive, L'Armée nouvelle, Jean Jaurès s'est attiré la haine des nationalistes et des bellicistes, à droite comme à gauche, de Georges Clemenceau à Charles Péguy en passant par Maurice Barrès et Charles Maurras.
Lors de la « Crise de Juillet » qui suit l'attentat de Sarajevo, il réunit toute son énergie pour tenter d'arrêter le destin. Plaçant ses espoirs dans la solidarité des syndicats ouvriers, il demande en urgence la réunion à Bruxelles du Bureau socialiste international (BSI) les 29 et 30 juillet 1914 et réaffirme dans La Dépêche du Midi la « commune volonté de paix du prolétariat européen ». Las, le BSI se contente d'un communiqué.
C'est que les ouvriers de chaque pays partagent les craintes de leurs concitoyens et rejettent l'idée d'une grève générale. Ils ne veulent surtout pas prendre le risque d'être les premiers à la déclencher, au risque de ne pas être suivis. Les Allemands craignent que leur modèle social ne soit ruiné par une agression russe tout comme les Français communient dans la peur d'une nouvelle invasion « teutonne ».
Revenu à Paris le 30 juillet, Jaurès apprend que la Russie a mobilisé ses troupes. Au Palais-Bourbon, il réunit le lendemain les députés socialistes et sollicite une audience auprès de son ancien camarade, le président du Conseil René Viviani, qui est aussi ministre des Affaires étrangères. Celui-ci le gave de bonnes paroles et se garde d'évoquer l'appui apporté par la France à la Russie.
Jaurès se rend alors chez le sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères Abel Ferry. Celui-ci l'interroge sur la position des socialistes en cas de guerre. « Nous continuerons notre campagne contre la guerre », répond Jaurès. « Non, vous n'oserez pas car vous serez tué au premier coin de rue » !...
Passablement découragé, Jaurès déclare à un ami, en sortant : « Tout est fini. Il n'y a plus rien à faire ».
C'est alors que survient la tragédie prédite par Abel Ferry...
L'assassin est un déséquilibré de 29 ans, du nom de Raoul Villain. C'est un étudiant en archéologie, lecteur passionné de L'Action française, quotidien nationaliste qui avait appelé le 18 juillet précédent au meurtre de Jaurès. Il a milité au Sillon, mouvement catholique moderniste et social (ancêtre de la démocratie chrétienne) avant de se prendre de passion pour la cause de l’Alsace-Lorraine. Lors d’un séjour à Strasbourg, il a envisagé d’assassiner l’empereur Guillaume II, puis s'est résolu à tuer Jean Jaurès qu’il accuse de traîtrise en raison de son opposition à la loi sur le service militaire de trois ans.
Son procès est reporté à la fin de la guerre et il est finalement acquitté de son crime le 29 mars 1919, les jurés ne voulant pas justifier d'une quelconque façon le pacifisme jauréssien. Il s'ensuit un grand trouble dans l'opinion publique d'autant que, deux semaines avant, a été condamné à mort Émile Cottin, un jeune anarchiste écervelé qui a tiré sur Georges Clemenceau.
En septembre 1936, au terme d'une vie errante, Villain sera lui-même assassiné à Ibiza, en Espagne, par un mafieux quelconque... ou des républicains soucieux de venger sa victime.
Hommages unanimes
À peine la mort de Jaurès est-elle connue qu'une foule de militants socialistes se rassemble dans le quartier Montmartre au chant de L'Internationale.
Le président Raymond Poincaré, son adversaire en politique, se fend d'un communiqué publié dès le lendemain, juste avant l'ordre de mobilisation générale, dans lequel il trouve moyen de « retourner » le défunt en sa faveur : « Un abominable attentat vient d'être commis. M. Jaurès, le grand orateur qui illustrait la tribune française, a été lâchement assassiné. Je me découvre personnellement et au nom de mes collègues devant la tombe si tôt ouverte au républicain socialiste qui a lutté pour de si nobles causes et qui, en ces jours difficiles, et dans l'intérêt de la paix, a soutenu de son autorité l'action patriotique du gouvernement (...) ».
De fait, tous les journaux y vont de leur couplet. Même L'homme libre de Clemenceau et L'Action française de Maurras dénoncent l'assassinat et regrettent l'homme. Le pays, qui s'était jusque-là violemment divisé sur des sujets aussi graves que les conquêtes coloniales, l'Affaire Dreyfus ou la séparation des Églises et de l'État, refait son unité sur la tombe de Jaurès.
Le directeur de La Guerre sociale, Gustave Hervé, connu pour ses menées antimilitaristes, y va de lui-même de son couplet, titre à la Une : « Nous n'assassinerons pas la France » et rejoint le camp de la guerre.
Dès le lendemain de la mort de Jaurès, le consensus patriotique est tel que le gouvernement, à l'instant d'annoncer la mobilisation générale, peut se dispenser de sévir contre les anarchistes, antimilitaristes et rebelles potentiels. Le ministre de l'Intérieur Louis-Jean Malvy renonce à faire arrêter les 300 000 personnes fichées dans le Carnet B. En définitive, on ne comptera que 1 à 2% de déserteurs tout au plus.
L'« Union sacrée »
Deux jours plus tard, l'Allemagne déclare la guerre à la France. C'est le début de la Grande Guerre.
Le 4 août 1914, lors des funérailles parisiennes du leader socialiste, avant que sa dépouille ne soit inhumée à Albi, le secrétaire de la CGT Léon Jouhaux, prémonitoire, lance : « Victime de ton amour ardent de l'humanité, tes yeux ne verront pas la rouge lueur des incendies, le hideux amas de cadavres que les balles coucheront sur le sol... ».
Le 26 août suivant, alors que les troupes allemandes se ruent vers Paris, un remaniement ministériel permet de faire entrer dans le gouvernement de René Viviani deux leaders socialistes, Marcel Sembat et surtout Jules Guesde, l'ancien rival de Jean Jaurès, tenant de la ligne marxiste. Ce premier gouvernement d'« Union sacrée » bénéficie par ailleurs du soutien des royalistes et autres conservateurs. Il va conduire la guerre contre l'Allemagne.
Bibliographie
Sur l'assassinat de Jaurès et les derniers jours avant la Grande Guerre, je recommande l'excellent petit essai de François Pernot, 1914, « la fin d'un monde... » (Honoré Champion, 2014, 140 pages, 9,90 euros).
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Chevalier Maxime (02-08-2014 13:31:54)
Bonjour,
je souhaiterais signaler une possible coquille.
Ainsi, vous parlez de Martin Malvy comme ministre de l'Intérieur dans la partie "Hommages unanimes" mais je penses qu'il s'agit plutôt de Louis-Jean Malvy. Martin Malvy étant le petit-fils de Louis-Jean Malvy.
Bonne journée à tous et bonne lecture.