Le 23 juillet 1914, l'ambassadeur austro-hongrois à Belgrade remet au gouvernement serbe un ultimatum de la part de son gouvernement.
Venant près de quatre semaines après l'attentat de Sarajevo, cet ultimatum est mal compris de l'opinion publique européenne et rapproche la Russie de la Serbie. De maladresse en maladresse, il va s'ensuivre une semaine plus tard le déclenchement de la Grande Guerre.
La « Crise de Juillet »
Le 5 juillet précédent, à Berlin, l'ambassadeur austro-hongrois à Berlin a demandé à l'empereur allemand de soutenir son pays dans son différend avec Belgrade.
Guillaume II, qui a quelque remords d'avoir dissuadé l'Autriche-Hongrie de punir la Serbie lors des guerres antérieures, ne veut pas cette fois refaire la même erreur. Avec l'accord du chancelier allemand Theobald Bethmann-Hollweg, il fait dire à l'empereur François-Joseph qu'il « se tiendra en toutes circonstances fidèlement aux côtés de l'Autriche-Hongrie ». Il ne croit pas que son cousin le tsar Nicolas II prendra le parti des régicides mais si cela devait être, alors, ce serait l'occasion de briser la Russie avant qu'elle ne devienne trop puissante...
Les Autrichiens, rassurés, y voient un « chèque en blanc » qui leur donne toute liberté pour agir. À Vienne, le ministre des Affaires étrangères Berchtold et le chef d'état-major austro-hongrois Hötzendorf convainquent l'empereur François-Joseph d'envoyer une note comminatoire au gouvernement serbe.
Le Premier ministre hongrois, le comte István Tisza se rallie à leurs positions après avoir acquis la conviction que les Roumains de Transylvanie ne bougeraient pas et obtenu la certitude que Vienne n'annexerait aucune partie de la Serbie (il ne veut pas qu'augmente la part des Slaves au sein de l'Empire).
Mais le temps de se mettre d'accord au sein du gouvernement, on est déjà le dimanche 19 juillet. L'attentat de Sarajevo est oublié de l'opinion européenne.
L'émotion est retombée et chacun, sur le continent, a la tête ailleurs.
Le gouvernement austro-hongrois, trop précautionneux, différe l'envoi de la note car au même moment, le président de la République française Raymond Poincaré et le président du Conseil René Viviani sont en visite officielle chez leur allié le tsar Nicolas II. Une intervention contre la Serbie serait du plus mauvais effet sur les festivités de Saint-Pétersbourg et elle pourrait encourager les deux alliés à faire bloc commun contre l'Autriche-Hongrie.
Le train présidentiel a quitté Paris le 15 juillet pour Dunkerque où les deux dirigeants français ont embarqué sur le cuirassé La France. Ils sont accueillis avec faste le 20 juillet à Cronstadt, la grande base russe de la Baltique. Dans les trois jours qui suivent, les entretiens franco-russes tournent autour de l'alliance et des moyens de la renforcer.
Le pacifique Viviani, peu au fait des affaires étrangères, laisse l'initiative au président. Il fait le déplacement à contre-coeur. « Quelle sacrée corvée ! Nom de... », s'emporte-t-il. Pour sa part, prenant sciemment le risque d'une conflagration générale, Poincaré témoigne à Nicolas II de son soutien le plus ferme, y compris dans une affaire aussi localisée que le différent austro-serbe. Il confie à son ambassadeur à Saint-Pétersbourg, Maurice Paléologue : « Il faut prévenir Sazonov (le ministre russe des Affaires étrangères) des mauvais desseins de l'Autriche, l'encourager et lui promettre notre appui » (note).
C'est qu'à deux reprises déjà, lors de l'annexion de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche-Hongrie (1908) et lors du différent franco-allemand d'Agadir (1911), l'alliance franco-russe a tourné court. À quoi rime une alliance si, à chaque fois qu'elle peut être utile, le partenaire fait faux bond ? Cette fois donc, dans l'esprit de Poincaré, il n'est pas question que la France se défile.
L'ultimatum
La note de Vienne est remise au gouvernement serbe le soir du 23 juillet, juste après que Raymond Poincaré et René Viviani s'embarquent pour le voyage du retour en France. Elle n'accuse pas le gouvernement serbe de complicité directe dans l'attentat de Sarajevo mais lui reproche seulement d'avoir « toléré » les organisations qui l'ont préparé.
La note est suivie d'un ultimatum en dix points comminatoires qui exige de Belgrade l'engagement public de ne plus accepter d'aucune façon les menées terroristes en Bosnie et d'interdire toute forme de propagande anti-autrichienne sur son sol (points 1 à 3).
Il exige aussi que soient recherchées et punies les personnes qui ont trempé dans l'attentat de Sarajevo, y compris chez les militaires et les gardes-frontières, et demande que des fonctionnaires austro-hongrois participent à l'enquête en Serbie même (points 4, 5, 6 et 8). Le point 7 exige l'arrestation du major Tankosic, qui a de fait organisé l'attentat (mais il a quitté le pays sans attendre).
Enfin, le point 6 exige que Belgrade « accepte la collaboration en Serbie des organes du gouvernement impérial et royal (austro-hongrois) dans la suppression du mouvement subversif dirigé contre l'intégrité territoriale de la monarchie ». Ce point est le plus difficile à admettre car il porte atteinte à la souveraineté du gouvernement serbe.
Le gouvernement serbe a 48 heures pour répondre à ces dix points quelque peu humiliants. Au terme d'une réunion de crise, il se montre malgré tout disposé à les accepter, sachant qu'il ne peut guère attendre de soutien en Europe du fait de la mauvaise réputation de la Serbie (on la qualifierait aujourd'hui d'« État-voyou » au vu de ses agissements depuis l'assassinat du précédent roi).
Il s'en remet en définitive à son grand allié, le tsar Nicolas II. Le prince régent de Serbie Alexandre lui télégraphie que « la Serbie ne peut se défendre seule » et que le gouvernement est prêt à accepter tous les points de l'ultimatum « que Votre Majesté nous conseillera d'accepter ».
Le compte à rebours
Comme on pouvait le craindre, le tsar de Russie et son gouvernement s'immiscent alors dans le différend.
Nicolas II a été quelques années plus tôt humilié par le Japon. Il redoute que son régime, déjà déstabilisé par les revendications démocratiques ou révolutionnaires, ne résiste pas à une nouvelle humiliation du côté des Balkans.
Il est donc porté à soutenir les bellicistes qui, dans l'état-major et au gouvernement, en appellent à une politique de fermeté face à l'Autriche-Hongrie. Parmi eux figure le ministre des Affaires étrangères Sazonov qui a jugé que la Serbie ne pouvait accepter l'ultimatum « sans commettre un suicide ».
Il appartient à l'ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, l'ineffable Maurice Paléologue, ancien condisciple de Poincaré au lycée Louis-le-Grand, de faire basculer le destin du monde. Outrepassant gravement sa mission, en l'absence de ses supérieurs, il assure le tsar, le 24 juillet 1914, que la France remplira « toutes les obligations imposées par l'alliance » !
C'est ainsi que le matin du samedi 25 juillet, l'ambassadeur serbe à Saint-Pétersbourg peut informer son gouvernement que le gouvernement de Nicolas II se dispose à prendre la Serbie sous sa protection et, s'il le faut, décrètera une « période de préparation à la guerre ». Il s'agit de la procédure précédant la mobilisation !
Nicolas II n'est pas loin de penser qu'une bonne guerre pourrait lui rendre son prestige et se rassure en se disant qu'il a le soutien du président Poincaré.
À leur tour rassurés, les Serbes, qui étaient prêts à obtempérer à l'ultimatum de Vienne, changent de ton. Ils rédigent à la hâte une réponse à la note de Vienne par laquelle ils acceptent avec déférence tous les points de l'ultimatum mais à l'exception du point 6 qui exige l'immixtion de fonctionnaires austro-hongrois dans leurs affaires intérieures. Cela équivaut à une déclaration de guerre.
Le Premier ministre Nicolas Pasic remet le texte à l'ambassadeur austro-hongrois une heure avant l'expiration du délai fixé par Vienne. Selon les consignes très strictes qu'il a reçues, l'ambassadeur quitte aussitôt Belgrade avec sa famille et le personnel de l'ambassade. Ils n'ont que quelques kilomètres à faire pour atteindre la frontière. Le ministre Berchtold ne désespère pas d'un retournement serbe de dernière minute sous l'effet de la fermeté manifestée par Vienne.
Sans se faire d'illusions, les Serbes mobilisent leur armée. Les Autrichiens fanfaronnent en prévision de la guerre prochaine que l'on espère courte et localisée. Sigmund Freud, alors âgé de 58 ans, écrit : « Pour la première fois depuis trente ans, je me sens autrichien et désire donner une seconde chance à cet empire dans lequel je ne plaçais que peu d'espoirs. Toute ma libido est offerte à l'Autriche-Hongrie » (note).
Dans les chancelleries, on commence à s'inquiéter. À Paris, le garde des Sceaux Jean Bienvenu-Martin assure l'intérim en l'absence de Poincaré, président et également ministre des Affaires étrangères. Il s'en tient à demander la modération aux Serbes et aux Allemands mais se garde d'intervenir auprès des Russes pour ne pas avoir l'air soit de lâcher l'alliance, soit de pousser à la guerre.
N'étant formellement l'allié de personne, le gouvernement de Londres choisit de ne rien faire qui complique la situation. Mais il appréhende une guerre qui déboucherait sur une victoire de l'Allemagne et une rupture de l'équilibre européen. Il propose en vain de réunir les grandes puissances autour d'une table pour régler le problème selon la pratique du « concert européen », si souvent fructueuse.
À Berlin, le 26 juillet, l'ambassadeur français Jules Cambon avertit le ministre allemand des Affaires étrangères, Gottlieb von Jagow : « Vous allez vous trouver seul contre l'Europe entière, n'ayant comme allié qu'un empire vermoulu » (note). L'avertissement est inutile car le compte à rebours est engagé. Déjà, à Berlin comme à Paris, Moscou et Vienne, les militaires, soucieux de ne pas être pris de court, pressent les responsables politiques de leur laisser les manettes.
Vienne se décide à déclarer la guerre à Belgrade le mardi 28 juillet. À ce moment, la moitié de l'armée russe est déjà sur le pied de guerre et fait pression sur la frontière avec l'Autriche-Hongrie. Guillaume II télégraphie à son cousin le tsar et lui demande de faire preuve de modération. Pour la forme, le chancelier allemand Theobald von Bethmann-Hollweg prévient les gouvernements de Londres, Paris et Saint-Pétersbourg que les mesures préparatoires du tsar pourraient obliger les Allemands à mobiliser si elles n'étaient pas rapidement levées. C'est que, dans l'éventualité d'un conflit, l'avantage est au belligérant le plus rapide !
Plus rien ne semble plus pouvoir empêcher une conflagration générale.
Le 29 juillet 1914, Saint-Pétersbourg avertit Paris de ce qu'un ordre de mobilisation partiel a été ordonné par le tsar. Normalement, selon le traité franco-russe de 1904, les Russes auraient dû consulter leur alliée avant de prendre cet ordre. Ils n'en ont rien fait mais personne ne leur en fait reproche. On n'en est plus à ces détails-là ! Réuni dans l'urgence, le gouvernement français avalise la décision russe. « Misérables ! Vous avez déchaîné la guerre ! » rugit Joseph Caillaux, le chef du parti radical, quand il l'apprend. Pendant ce temps, Viviani et Poincaré, ignorant presque tout des événements des derniers jours, débarquent du France à Dunkerque.
Par le caractère « partiel » de sa mobilisation, Nicolas II a voulu signifier qu'il n'en voulait qu'à l'Autriche-Hongrie. Il espère encore dissocier l'Allemagne de celle-ci. En soirée, malgré tout pris d'effroi, il annule l'ordre sur les instances de son entourage, y compris sa femme et le guérisseur Raspoutine. Mais c'est pour se raviser le lendemain matin sous la pression comminatoire de ses généraux. Et dans l'après-midi du 30 juillet, il en vient à donner l'ordre de mobilisation générale.
Les hauts gradés allemands peuvent alors se féliciter d'avoir fait porter au tsar la responsabilité du déclenchement des hostilités. Le lendemain 31 juillet, le général Helmut von Moltke, chef de l'état-major allemand, obtient la proclamation de l'état de danger de guerre (Kriegsgefahrzustand) et un ultimatum est adressé à la Russie.
De son côté, de la même façon, la France se retient de toute attitude agressive pour ne pas indisposer son alliée britannique. Ainsi déploie-t-elle dès le 30 juillet l'armée à la frontière mais à dix kilomètres en-deça des bornes pour éviter un quelconque incident. Par ailleurs, quand Londres rappelle le 31 juillet à toutes les chancelleries que la neutralité de la Belgique lui tient à coeur, Paris ne se fait pas faute de le dire aussi !
À Paris, où arrive avec retard la nouvelle de la mobilisation russe, Jean Jaurès, chef du parti socialiste, comprend qu'il a été berné par le président du Conseil René Viviani. Celui-ci, deux jours plus tôt, à son retour au ministère, l'a assuré faire tout son possible pour calmer les Russes. Jaurès menace de dénoncer dans la presse l'attitude irresponsable du gouvernement français. Abel Ferry, neveu de Jules Ferry et sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères, l'en dissuade amicalement : « Vous n'oserez pas, car vous seriez tué au prochain coin de rue ! » (note). Jean Jaurès sera assassiné le soir même. Abel Ferry tombera au champ d'honneur le 15 septembre 1918.
Bibliographie
Sur les origines de la Grande Guerre et les semaines fatidiques qui l'ont précédée, je recommande absolument Les Somnambules (Christopher Clark, 2013, Flammarion), assurément l'étude la plus fouillée sur le sujet.
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Cette carte montre l'Europe en 1914. On peut noter la très nette diminution du nombre d'États, en comparaison des siècles antérieurs (1648). Deux empires à dominante germanique et par ailleurs alliés: l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie occupent le coeur du continent. Ils seront l'âme du conflit à venir.
Vos réactions à cet article
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Louis (10-08-2014 19:12:51)
L'enchaînement des évènements, petits et grands qui précipitent le suicide de l'Europe est diabolique. Mais les responsabilités des uns et des autres, cette promptitude, en dépit de certaines hÃ... Lire la suite
Jacques Callot (25-07-2014 17:39:43)
Longtemps, une pensée stéréotypée a accusé les "marchands de cannons" d'être les principaux voir uniques auteurs de la guerre 14-18. On sait maintenant, et l'article le montre bien, qu... Lire la suite
JEAN MUNIER (17-07-2014 10:32:00)
2 QUESTIONS a) La Serbie état voyou avant ou après le changement de dynastie ou les 2 ? b) est il vrai que le gouvernement serbe avait prévenu Vienne d'un complot imminent ? Commentaires :... Lire la suite