Le 18 octobre 1912, la Turquie ottomane est agressée par une Ligue balkanique qui réunit la Serbie et la Bulgarie, ainsi que le Monténégro et la Grèce.
Personne n'imagine encore en Europe que ces querelles entre des petits États arriérés et nationalistes vont déboucher vingt mois plus tard sur l'embrasement de l'Europe.
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Le Congrès de Berlin de 1878 redessine les contours européens de l'empire ottoman, lequel mérite plus que jamais son surnom d'« homme malade de l'Europe ».
Cet édifice va être bouleversé par les deux guerres balkaniques... et plus encore par la « troisième » (1914-1918) ! À la veille de la première guerre balkanique, la Bulgarie compte 4,3 millions d'habitants, la Serbie moins de 3 millions et la Grèce 2,6 millions. Quant à l'empire ottoman, il compte 26 millions d'habitants dont 6 millions en Europe, parmi lesquels 2,3 millions de musulmans.
Ambitions concurrentes
Tout est venu des convoitises suscitées par la déliquescence de l'empire ottoman. En 1878, le congrès de Berlin a confié à l'Autriche-Hongrie le droit d'occuper pendant trente ans la Bosnie-Herzégovine, une province rebelle de l'empire. Il a aussi érigé la Bulgarie ottomane en principauté autonome.
En 1908, l'Autriche-Hongrie a annexé la province de façon formelle, suscitant l'ire du gouvernement serbe. Dans la foulée, le prince de Bulgarie Ferdinand de Saxe-Cobourg-Gotha a proclamé l'indépendance complète de son pays et pris le titre de tsar sous le nom de Ferdinand 1er.
Trois ans plus tard, l'Italie, désireuse de prendre sa part du gâteau colonial, a attaqué la Libye, une autre province ottomane, et s'est aussi emparée de quelques îles du Dodécanèse, dans la mer Égée.
Ce que voyant, la Serbie et la Bulgarie ont pensé que le moment était venu de s'emparer des dernières possessions ottomanes en Europe avant que d'autres ne le fassent à leur place. Ces possessions (Albanie, Macédoine, Thrace) s'étirent de la mer Adriatique à la mer Noire, séparant la petite Grèce des autres États balkaniques (Monténégro, Serbie et Bulgarie).
Chaque État vise à restaurer un avatar médiéval quelque peu mythique, qui l'empire serbe de Douchan 1er (XIVe siècle), qui l'empire bulgare de Siméon 1er (Xe siècle), qui l'empire byzantin de Basile II (XIe siècle) ! La Russie, qui apparaît comme la grande puissance émergente en Europe, aspire quant à elle à obtenir le contrôle des Détroits (Bosphore et Dardanelles), une artère maritime vitale pour ses provinces méridionales des bords de la mer Noire.
La Russie et l'Autriche-Hongrie prêtes à intervenir
Sous l'égide du nouvel ambassadeur russe à Belgrade Nikolaï Hartwig, la Serbie et la Bulgarie concluent une vague alliance le 7 mars 1912 avant d'être rejointes par le Monténégro puis la Grèce le 29 mai 1912.
Le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Sazonov encourage cette alliance malgré les risques de déstabilisation qu'elle fait courir aux Balkans. Il voudrait réparer l'échec de son prédécesseur Alexandre Izvolski, qui, en 1908, n'avait pas empêché l'annexion de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche-Hongrie...
L'Autriche-Hongrie craint non sans raison que les projets d'agression de la Bulgarie et de la Serbie ne viennent à déstabiliser la région.
Mais dès le 20 septembre 1912, la Russie rappelle cinquante mille réservistes dans le district de Varsovie, près de sa frontière avec l'Autriche-Hongrie pour la dissuader de s'opposer à la Ligue balkanique...
Notons que, deux mois plus tard, le tsar se laissera même convaincre par son état-major de décréter une mobilisation partielle contre l'Autriche-Hongrie. Il en est dissuadé heureusement par Sazonov et le Premier ministre Kokovstov (note). On est à deux doigts du scénario qui débouchera sur la Première Guerre mondiale !
C'est donc entre eux que les États balkaniques vont régler leurs affaires, sans intervention directe des grandes puissances voisines, la Russie et l'Autriche-Hongrie.
Les compères ont un ennemi commun, la Turquie ottomane, laquelle est éprouvée par la révolution des « Jeunes-Turcs » et ne dispose que d'une armée de 325.000 hommes, mal formée, mal équipée et démotivée. Mais ils sont incapables de s'entendre sur les buts de guerre car ils revendiquent à peu près les mêmes territoires, ces derniers ayant des populations très mélangées (surtout la Macédoine). Qu'à cela ne tienne, ils remettent à plus tard les négociations sur le partage du butin.
Première guerre balkanique (1912)
Le minuscule Monténégro ouvre les hostilités, son roi Nicolas 1er ayant joué à la baisse les valeurs boursières balkaniques et ayant hâte de ramasser la mise (note). Le 8 octobre 1912, son armée d'opérette en uniforme vert réséda se lance donc à l'assaut des fortins turcs de la frontière... Elle va piétiner devant la forteresse de Scutari (Shköder).
Dès le début des hostilités, une première armée serbe forte de 32.000 hommes occupe le Kossovo et se heurte aux Ottomans retranchés dans la ville de Kumanovo, (aujourd'hui en Macédoine). Elle leur inflige une sévère défaite le 23 octobre 1912 et, un mois après, le 17 novembre 1912, les écrase à nouveau à Oblakov.
Les succès serbes révèlent les performances inattendues et meurtrières de l'artillerie moderne.
Pour la première fois, en effet, sont utilisés à grande échelle des canons avec obus à fragmentation, qui tirent à cadence rapide et déchiquettent les chairs. Ces canons ont été fournis aux Serbes par les industriels du Creusot, la Serbie ayant pu moderniser son armée depuis 1909 grâce à des emprunts massifs auprès des épargnants français.
Pendant ce temps, les Bulgares, qui disposent de la plus forte armée de la région (350.000 hommes), progressent sous la conduite de leur roi Ferdinand 1er, dont c'est l'heure de gloire.
Également dotés d'une artillerie du dernier cri, avec mitrailleuses Maxim, canons de 75mm et obusiers Krupp, ils remportent une première victoire sur les Ottomans à Kirklareli, en Thrace, le 24 octobre 1912, puis les affrontent à nouveau avec succès à Buni Hisar (ou Pinarhisar), du 29 octobre au 2 décembre 1912. C'est la plus grande confrontation militaire sur le sol européen depuis 1871 par les effectifs engagés (plus de 100.000 hommes de chaque côté).
Mais faute de matériel de siège, ils piétinent par contre devant la forteresse d'Andrinople (ou Adrianople, aujourd'hui Edirne, en Turquie).
Les Bulgares tardent par ailleurs à atteindre Salonique, la métropole de la Macédoine, et sont pris de vitesse par leurs alliés grecs, dont c'est le principal objectif. Quand ils arrivent aux portes de la ville et somment les autorités turques de la leur livrer, le gouverneur leur transmet cette réponse navrée : « Je n'ai qu'une Salonique et elle a déjà capitulé ».
Après une campagne de trois semaines, la Turquie a ainsi perdu toute la Roumélie, autrement dit ses territoires européens, à l'exception de la Thrace orientale et de Constantinople. Les Bulgares se rapprochent même dangereusement de cette dernière, ce qui a pour effet d'alarmer les grandes puissances et en particulier les Russes. Pas question que la Bulgarie leur vole la « deuxième Rome » ! Des détachements occidentaux débarquent à Constantinople en vue de protéger les quartiers modernes de Galata et de Péra d'un sac qui paraît imminent. Finalement, la résistance désespérée des Turcs sur la ligne de front de Çatalca, évitera cette issue tragique. Au printemps 1913, le temps des négociations est venu.
Les hostilités sont suspendues le 3 décembre 1912. Craignant à juste titre l'opposition des Jeunes-Turcs au projet de traité de paix, le chef du gouvernement ottoman, le grand vizir Kiamil pacha, convoque le 22 janvier 1913 un divan extraordinaire qui réunit différentes notabilités pour prendre acte de la situation. En signe d'acquiescement, les participants se contentent de baiser la main du grand vizir.
Le lendemain, à l'issue du Conseil des ministres, le chef d'état-major Nazim pacha se heurte à un groupe de manifestants conduits par le colonel Enver bey, l'un des chefs des Jeunes-Turcs, revenu en hâte de Tripolitaine. Une échauffourée éclate et Nazim pacha est tué d'une balle égarée. Le jeune et fougueux Enver impose au sultan, dont il a épousé une nièce deux ans plus tôt, le renvoi du grand vizir et son remplacement par le général Mahmoud Chevket.
Le nouveau gouvernement rompt aussitôt les pourparlers et dénonce l'armistice. Les hostilités reprennent donc le 3 février 1913 mais le 28 mars 1913, la garnison d'Andrinople doit rendre les armes face aux Bulgares et à leurs alliés serbes. La moitié seulement de ses 60.000 hommes reviendront de captivité. Les Turcs se résignent à leur défaite.
Le 11 juin 1913, l'automobile du grand vizir est criblée de balles par des inconnus. Mahmoud Chevket pacha ne survit pas à l'attentat.
L'Albanie indépendante
Après plusieurs conférences des ambassadeurs à Londres, sous l'égide du très influent ministre britannique des Affaires étrangères Sir Edward Grey, le traité de Londres du 30 mai 1913 met fin à la première guerre balkanique.
La Grèce a la satisfaction d'annexer la Crète, une partie de la Macédoine et bien sûr Salonique. La Bulgarie, qui a fourni le principal effort, obtient un accès à la mer Égée et Andrinople. Quant à la Serbie, elle s'octroie la part du lion avec le Kossovo et une bonne partie de la Macédoine.
Une source de discorde vient de la création d'une Albanie indépendante, selon le souhait de l'Autriche-Hongrie, qui veut un État à sa main. La Serbie, qui aspire à un débouché sur la mer, se rebiffe et occupe des territoires dévolus aux Albanais cependant que le petit Monténégro revendique en vain la ville albanaise de Scutari.
La Russie masse des troupes à ses frontières pour dissuader l'Autriche-Hongrie d'attaquer la Serbie, devenue sa protégée. On est une nouvelle fois à deux doigts du scénario de l'année suivante, qui débouchera sur la Première Guerre mondiale !...
Finalement, les ambassadeurs bouclent leur réflexion en reconnaissant le 29 juillet 1913 l'Albanie comme État souverain. Plus de la moitié des Albanais demeurent cependant en-dehors des frontières du nouvel État, notamment au Kossovo, livré à la Serbie.
Mais il y a pire. Les vainqueurs de la guerre contre la Turquie se montrent incapables de s'entendre sur le partage des dépouilles.
Le gouvernement serbe de Nikola Pašić conteste en particulier l'attribution aux Bulgares de certains territoires de la « vieille Serbie » (ce sont ses termes) et, sans attendre une médiation russe, il annexe unilatéralement d'autres territoires attribués à la Bulgarie, en multipliant les exactions destinées à terroriser les habitants qui ne se reconnaîtraient pas Serbes.
Deuxième guerre balkanique (1913)
Les Bulgares, qui ont payé le plus lourd tribut avec 50.000 tués, soit presque autant que ses trois alliés réunis, ne se résignent pas à perdre les fruits de leur victoire, en particulier Salonique et la Macédoine.
Dans la nuit du 29 au 30 juin 1913, sans déclaration de guerre préalable, ils envahissent les territoires que leur contestent les Serbes et les Grecs. Mais ils sont eux-mêmes bientôt pris à revers par leurs autres voisins, les Roumains et... les Turcs. Quand les Roumains arrivent aux portes de Sofia, la capitale de la Bulgarie, les voilà contraints de demander un armistice.
Au traité de Bucarest, le 10 août 1913, la Macédoine est partagée entre la Serbie et la Grèce. Les Bulgares, responsables des hostilités, restituent Andrinople aux Turcs et cèdent qui plus est une partie de la Dobroudja à la Roumanie. Ils ne conservent de la première guerre qu'une partie de la Thrace avec un accès sur la Méditerranée.
Leur ressentiment à l'égard des Serbes et des Russes va les conduire l'année suivante, en 1914, à s'allier avec les empires centraux, l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie, contre la Triple-Entente et la Serbie en particulier. Pour des raisons opposées, la Roumanie va rejoindre quant à elle la Triple-Entente malgré les sympathies du roi Carol pour sa patrie d'origine, l'Allemagne.
Quant à l'empire ottoman, il a perdu 50.000 hommes dans le conflit et souffre qui est plus est d'avoir été défait par de médiocres États balkaniques. Dans les mois qui suivent, il va se rapprocher des empires centraux.
Les deux guerres balkaniques, en dépit de leur brièveté, se sont soldées par un bilan épouvantable de 230.000 morts, dû à l'emploi massif, pour la première fois, des mitrailleuses et des obus à fragmentation, avec des canons sans recul, à longue portée et à tir rapide, qui frappent à grande cadence. Face à cette artillerie nouvelle, les fantassins ont dû renoncer aux charges en rangs serrés et ont appris à se protéger dans des tranchées. Les stratèges européens n'ont pas tiré les leçons de cette expérience pour la grande guerre en gestation. Ils ont persisté à croire aux vertus de l'offensive et à la possibilité d'une victoire rapide.
Les guerres balkaniques se sont aussi conclues par des échanges massifs de populations civiles. 600.000 Turcs et musulmans de Roumélie se sont ainsi réfugiés en Anatolie. Par ailleurs, des Bulgares et des Grecs se sont croisés par-dessus la nouvelle frontière entre leurs deux pays.
Ultimatum de Vienne à Belgrade
La paix tarde à revenir après le traité de Bucarest : le gouvernement austro-hongrois perd patience devant l'occupation d'une partie de l'Albanie par les troupes serbes. Le 17 octobre 1913, Vienne envoie un ultimatum à Belgrade en lui donnant huit jours pour évacuer l'Albanie. Les grandes puissances, y compris la Russie, apportent leur soutien à l'Autriche-Hongrie de sorte que le gouvernement serbe de Nikola Pašić s'incline sans attendre.
Quelques mois plus tard, après l'attentat de Sarajevo, les Austro-Hongrois croiront pouvoir aussi facilement amener les Serbes à résipiscence mais il en ira bien autrement...
Vos réactions à cet article
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gabriel36 (23-10-2018 16:59:20)
Si seulement les Russes avaient laissé faire les BULGARES en 1912 toute la partie Européenne de la Turquie serait revenue dans l'Europe et la face du monde d'aujourd'hui en aurait peut etre été... Lire la suite
René (17-07-2014 00:27:28)
Un de mes grands oncles a reçu une médaille militaire, lors de l'une des deux guerres balkaniques. Etait-il dans un corps expéditionnaire? Pourquoi? Nous avons une photo de lui avec sa décoration.... Lire la suite