Le 12 août 1908, le constructeur américain d'automobiles Henry Ford présente la première voiture produite en grande série : le modèle T. Dans les vingt années qui suivent, son entreprise, la Ford Motor Company, va le vendre à quinze millions d'exemplaires.
Ce succès sans précédent inaugure une nouvelle révolution industrielle fondée sur deux piliers : la production standardisée en grande série et le travail à la chaîne, qui permettent d'abaisser les coûts de production, et l'octroi aux ouvriers de salaires assez élevés pour leur faire accepter un travail répétitif et contraignant.
Vers une production de masse standardisée
L'ingénieur américain Frederick Winslow Taylor avait analysé dès 1880, chez son employeur, l'entreprise sidérurgique Bethleem Steel Co, tous les travaux ouvriers. Il les avait décomposés en une succession d'opérations élémentaires très simples, chaque opération étant confiée à un ouvrier spécialisé. Ainsi, aucun ouvrier ne perdait de temps à passer d'une opération à une autre. Cette division du travail permit d'abaisser considérablement les coût de production. Elle devint très vite populaire dans les milieux industriels sous le nom d'« organisation scientifique du travail » (OST), aussi appelée « taylorisation » ou « taylorisme ».
Visionnaire, Henry Ford ne manqua pas de l'introduire dans son usine de Detroit, la Ford Motor Company, créée en 1903. Mais il ne s'en satisfit pas. Un jour de 1908, l'un de ses employés, William C. Klann, revint très impressionné d'une visite dans les abattoirs de l'Union Stock Yard, à Chicago, un ensemble industriel très impressionnant où étaient abattus, découpés et préparés la moitié des porcs du pays. Cette performance était rendue possible par une circulation des carcasses sur des tapis roulants et des chaînes, d'un poste de travail à l'autre.
« S'ils peuvent tuer cochons et vaches de cette façon, nous pouvons aussi fabriquer voitures et moteurs de cette façon », aurait déclaré Klann à l'un des responsables de Ford, Ed Martin. L'idée est reprise par le patron qui décide de faire circuler les véhicules en cours d'assemblage sur une « chaîne », d'un poste de travail au suivant, en prenant soin de chronométrer chaque tâche. Cela évitera aux ouvriers d'avoir à se déplacer et donc de perdre du temps ! Taylorisme et « travail à la chaîne » vont permettre la fabrication en grande quantité de la Ford T. Dès 1914, il ramène de 728 à 93 minutes le temps de montage de chaque voiture. Une Ford T « tombe de la chaîne » toutes les dix secondes !
Encore faut-il être assuré de trouver des débouchés pour absorber cette production ! Henry Ford parie sur le dynamisme de la société américaine, jeune, féconde, active, confiante en l'avenir. Il réussit pleinement son pari puisque son modèle T, « Tin Lizzie » de son petit nom, va ravir les classes moyennes et en particulier le monde rural. Vendu au prix initial de 850 dollars, soit deux fois que les modèles concurrents les moins chers, il va voir son prix chuter progressivement à 260 dollars grâce aux progrès de la mécanisation.
Henry Ford va produire deux mille voitures par jour dès 1916. Grâce à quoi le nombre d'automobiles en circulation aux États-Unis va progresser de 6 millions à 27 millions au cours des années 20, les Roaring Twenties (les « Années rugissantes » ; allusion au lion qui figure au générique des films de la XXth Century). À la veille de la Grande Dépression, on comptera déjà une voiture pour 6 habitants.
Aliénation ouvrière
Ford est ainsi à l'origine de la deuxième révolution industrielle. Cette révolution, induite par l'électricité, entraîne une rupture radicale par rapport à la première, née au XVIIIe siècle de l'usage de la vapeur. Les premières usines étaient organisées autour d'une grosse machine à vapeur qui générait l'énergie nécessaire aux différentes machines et sur ces machines s'activaient des ouvriers hautement qualifiés, héritiers directs des compagnons d'antan, solidaires, instruits et soucieux du travail bien fait.
L'électricité permet de concevoir des machines plus modestes et autonomes, à fonctionnement répétitif. Elle mène à l'« organisation scientifique du travail ». Celle-ci répond à l'afflux aux États-Unis, avant la Grande Guerre, d'innombrables immigrants illettrés et sans qualification professionnelle, en provenance de l'Europe orientale et du bassin méditerranéen. Elle permet de former en quelques minutes un ouvrier à son travail. Charlie Chaplin (Charlot) en a montré les excès dans son film Les temps modernes.
Dès 1913, Henry Ford doit pallier le caractère répétitif, ennuyeux et pour tout dire aliénant du travail à la chaîne. Désespérant de retenir ses ouvriers, il se résout du jour au lendemain à doubler leur salaire, et introduit le « five dollars day » (5 dollars par journée de huit heures, une aubaine pour l'époque), sinon pour tous ses ouvriers, du moins pour une partie. Cette mesure va valoir à l'industriel la fortune et une immense popularité en dépit de ses opinions antisémites. Dans les faits, par la suite, il se gardera d'augmenter les salaires de ses ouvriers plus que nécessaire.
A posteriori, on expliquera la politique de hauts salaires de l'industriel Henry Ford par le désir de permettre à ses ouvriers d'acheter les voitures de leur fabrication. Ainsi les ouvriers auraient-ils contribué à l'expansion de l'entreprise ! Il s'agit d'une légende qui voudrait faire d'Henry Ford un précurseur de l'économiste John M. Keynes, lequel préconisait de développer l'offre (la production) en stimulant la demande (la consommation). L'économiste Daniel Cohen rappelle que les hauts salaires étaient seulement une indispensable compensation aux difficultés du travail à la chaîne. Ils étaient destinés à pallier l'absentéisme et fidéliser le personnel. Ils ne pouvaient en aucune façon stimuler les ventes d'automobiles (Trois leçons sur la société post-industrielle, 2006, Seuil).
Vers la fin de la classe ouvrière ?
La démarche d'Henry Ford, baptisée « fordisme » et reprise par toute l'industrie manufacturière, en Amérique du nord et en Europe occidentale, a permis à la classe ouvrière de rejoindre la classe moyenne avec des revenus tout à fait confortables. Ce miracle social a débouché sur la « société de consommation » avec ses excès qu'a dénoncés le philosophe Ivan Illich (La convivialité, 1975), et ses conséquences (la surexploitation des ressources naturelles et le réchauffement climatique).
On n'en est plus là... En ce début du XXIe siècle, la troisième révolution industrielle, fondée sur le microprocesseur, a rendu obsolète le travail à la chaîne et le taylorisme. Les tâches élémentaires de l'industrie sont de plus en plus assurées par des robots. Celles qui restent à la charge des humains sont délocalisées dans les pays à très bas salaires. Les usines d'automobile sont elles-mêmes devenues des lieux de haute technicité centrés sur la qualité et la gestion au plus juste, avec un personnel polyvalent et plutôt bien formé.
C'est désormais dans les activités de services (commerce, restauration, santé, domesticité...) que trouvent à s'employer les trop nombreuses personnes sans qualification ni instruction. Leurs salaires sont tirés à la baisse et non plus à la hausse, comme au temps d'Henry Ford, avec au final la réapparition d'une classe laborieuse pauvre comme aux premiers temps de la révolution industrielle.
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