Le 18 septembre 1898, se croisent au coeur de l'Afrique une petite troupe française conduite par un simple chef de bataillon et une armée anglo-égyptienne conduite par un prestigieux général de Sa Majesté.
Cette confrontation inopinée va provoquer à Paris et à Londres une hystérie nationaliste. On est même à deux doigts d'une nouvelle guerre de Cent Ans entre les deux frères ennemis !
En cette fin de siècle, toutes les puissances européennes se disputent les derniers territoires disponibles en Afrique, telles une meute de chiens sur un os.
Depuis qu'elle a occupé l'Égypte, en 1882, l'Angleterre rêve de constituer à son profit un axe nord-sud Le Caire-Le Cap. Elle veut aussi éviter qu'une puissance rivale ne s'installe sur les bords de la mer Rouge, aux portes de l'Égypte et du canal de Suez par lequel passe le trafic maritime entre Londres et les Indes britanniques.
Dès 1893, la République française, de son côté, s'est mise en tête de relier Dakar, sur l'Atlantique, à Djibouti, sur la mer Rouge, à travers le bassin du Nil.
L'idée lui en a été soufflée par le roi des Belges Léopold II, qui est en concurrence avec les Anglais dans la région entre Congo et Nil.
La France l'a d'autant mieux adoptée qu'elle supporte mal la mainmise de son ennemie héréditaire, l'Angleterre, sur l'Égypte à laquelle la rattachent des liens affectifs depuis l'épopée de Bonaparte et la construction du canal de Suez.
La défaite des Italiens à Adoua face aux Éthiopiens, le 1er mars 1896, précipite l'intervention anglaise au Soudan.
Le 12 mars 1896, le Premier ministre Robert Salisbury décide de conquérir le pays. Il veut sécuriser l'Égypte en soumettant les contrées du Haut-Nil. C'est plus que n'en peut supporter le ministre français des Affaires étrangères, Gabriel Hanotaux, fervent partisan de la colonisation.
Le ministre esquisse un rapprochement avec l'Allemagne dans la perspective d'une confrontation avec la « perfide Albion ».
Il réactive par ailleurs le projet de mission militaire du capitaine Marchand, qui vise à conclure des traités d'amitié avec les chefs locaux dans toute la région qui sépare le Congo du Nil afin de prendre de court les Britanniques.
La mission française quitte Loango, un poste français sur le littoral atlantique, au nord du fleuve Congo, le 24 juillet 1896.
Baptisée « mission Congo-Nil », elle comprend huit gradés, dont le lieutenant Charles Mangin, et plus de 250 tirailleurs sénégalais sous les ordres du chef de bataillon Jean-Baptiste Marchand (35 ans).
Pour séduire les chefs africains, Marchand emporte pas moins de 70.000 mètres de textile et 16 tonnes de perles vénitiennes, sans compter cognac, Pernod, champagne, truffes, foie gras... pour les besoins des gradés.
Au prix de difficultés inouïes, l'expédition remonte le Congo puis l'Oubangui, enfin les marécages du Bahr-el-Ghazal avant d'arriver au Nil, soit au total 4500 km. Elle utilise tantôt des pirogues, tantôt un petit bateau à vapeur, le Faidherbe, pour remonter les rivières.
Lorsque le bateau à vapeur ne peut naviguer, il faut le démonter et le transporter à dos d'homme. Il en va ainsi sur 200 km.
La petite troupe hiverne dans la région des Grands Lacs. C'est enfin le 12 juillet 1898 que Marchand peut hisser le drapeau tricolore à Fachoda, sur les bords du Nil blanc, au coeur du Soudan.
Elle doit repousser une attaque par le fleuve des mahdistes. Ces guerriers soudanais se sont soulevés quinze ans plus tôt contre les Anglais à l'appel d'un chef charismatique, le « Mahdi » (Guide en arabe) et se sont emparés de Khartoum.
Rassuré, Marchand rebaptise Fachoda du nom de Fort Saint-Louis et télégraphie à Paris, informant le gouvernement et l'opinion publique du succès de sa mission. Cela lui vaut immédiatement une immense popularité.
Dans le même temps, une puissante armée anglo-égyptienne de 20.000 hommes, conduite par le général Lord Kitchener, remonte le Nil. Le 2 septembre, elle vainc les insurgés mahdistes à Omdourman.
L'armée victorieuse poursuit sa remontée du Nil, en partie sur le fleuve, en partie sur la rive, et se fait annoncer à Fachoda, où les Français sont arrivés trois mois plus tôt.
Le 19 septembre, au lendemain de son arrivée, le général Horatio Kitchener, sirdar (commandant en chef) de l'armée anglo-égyptienne, fait hisser au-dessus des masures du village le drapeau... égyptien. Embarras des Français qui soutiennent l'indépendance de l'Égypte contre son protecteur britannique et surtout ne font pas le poids face à l'armée anglo-égyptienne.
Marchand fait une visite de courtoisie à Kitchener, plus âgé et beaucoup plus gradé que lui, sur son bateau, le Soudan. Lequel, de l'Anglais ou du Français, cédera la place ? La possession du Soudan et la continuité des empires coloniaux sont en jeu.
Le malentendu entre les deux hommes est total. Kitchener est convaincu que la diplomatie et la patience finiront par lui donner raison. Il use de quelques menaces à peine voilées à l'égard de son interlocuteur en faisant valoir sa supériorité militaire. Marchand, cassant, imbu de lui-même et attaché à ses droits, ne veut rien entendre. Il refuse toute concession. C'est à Paris et Londres que se dénouera en définitive l'affaire.
À Paris, la République est présidée par Félix Faure et le gouvernement dirigé par le radical d'extrême gauche Henri Brisson. L'affaire Dreyfus bat son plein. Au ministère des Affaires étrangères, le 15 juin 1898, dès avant Fachoda, Théophile Delcassé a succédé à Gabriel Hanotaux, trop accommodant avec les Allemands.
Devant l'ultimatum de Londres ordonnant à la colonne Marchand de se retirer, l'opinion publique, surexcitée, s'apprête à en découdre avec l'ennemi héréditaire. Une vague d'anglophobie submerge le pays au point que la reine Victoria renonce à se rendre comme à son habitude sur la Côte d'Azur... Mais, face à l'inflexibilité du Premier ministre anglais, Paris se résout à composer.
Théophile Delcassé veut par-dessus tout reprendre aux Allemands l'Alsace-Lorraine perdue en 1871. Il a besoin pour cela de l'alliance anglaise. Le 10 novembre, faisant fi de la fierté nationale, il donne l'ordre à la colonne Marchand de se retirer de Fachoda.
Ulcéré, Marchand, élevé au grade de commandant, cède la place en janvier 1899. Il continue sa route vers l'Abyssinie où le Roi des Rois lui fait un accueil impérial, avant de rejoindre l'Océan Indien... Déjà, l'opinion publique se détourne de l'Afrique et n'a plus d'yeux que pour l'affaire Dreyfus.
Il ne reste de l'expédition qu'un monument discret dans le bois de Vincennes, aux portes de Paris. Le Soudan sera anglais... et l'on oubliera très vite que deux grandes nations proches et prétendument civilisées faillirent se jeter l'une contre l'autre pour la possession d'une région que les protagonistes avaient eux-mêmes décrite comme « un pays de marécages et de fièvres » (Salisbury) ou « un pays peuplé par des singes et par des Noirs pires que des singes » (Hanotaux). Le 21 mars 1899, le Premier ministre Robert Salisbury a le mot de la fin à propos de la colonisation par les Français de l'espace sahélien : « Laissons au coq gaulois ces sables à gratter ».
Les Français et les Anglais signeront peu après, le 8 avril 1904, l' Entente cordiale. Ils entreront côte à côte dans la Grande Guerre, 10 ans plus tard, contre les Allemands.
Sur l'incident de Fachoda et les rivalités coloniales en Afrique, je recommande un très passionnant ouvrage : Le partage de l'Afrique 1880-1914 (Henri Wesseling, Denoël 1996). Sur l'humeur des élites à la veille de la Grande guerre, il vaut la peine de lire le livre clé de Marc Ferro : La grande guerre 1914-1918 (collection Idées).
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ANDRÉ BLAIR (30-06-2018 22:55:35)
Il y a une ville en Ontario baptisée Kitchener (à coté de Waterloo.....). On voulait sans doute rappeler aux Canadiens-français du 19è siècle que leur espoir d'un retour de la France en Amériqu... Lire la suite
Plaf69 (18-09-2015 09:14:43)
Il existe à Lyon un pont Kitchener sur la Saône . Reconstruit en 1949 il reçut le nom de Pont Kitchener-Marchand, mais les lyonnais continuent de l'appeler Pont Kitchener ! Quand ce n'est pas pont... Lire la suite