Le 13 juillet 1870, une dépêche habilement caviardée par Bismarck soulève une tempête dans l'opinion française comme dans l'opinion allemande. Des deux côtés du Rhin, on en appelle à la guerre contre le voisin. C'est le début d'un terrible enchaînement qui va changer la face de l'Europe, jusque-là insouciante et prospère.
Deux semaines plus tôt, le 30 juin 1870, le chef du gouvernement français Émile Ollivier déclarait à la tribune de l'assemblée : « À aucune époque, le maintien de la paix n'a été plus assuré qu'aujourd'hui ! De quelque côté que l'on tourne les yeux, on ne découvre aucune question qui puisse révéler le danger ».
Comment la situation internationale avait-elle pu si vite se dégrader ? La responsabilité en incombe à la duplicité de Bismarck, le chancelier allemand, et à l'inconséquence des opinions publiques et de leurs représentants, trop prompts à s'enflammer... Au vu de la faiblesse des hommes, qui peut être assuré qu'un semblable bouleversement ne pourrait se reproduire dans le monde ?
Otto von Bismarck, mû par un farouche nationalisme prussien, veut parachever l'unité de l'Allemagne autour de la Prusse et de son roi, Guillaume Ier de Hohenzollern.
Trois ans plus tôt, par la guerre des duchés et la guerre de Bohème, conclues par la bataille de Sadowa, il a mis l'Autriche hors jeu et réussi à unifier l'Allemagne du Nord dans une Confédération de l'Allemagne du Nord dominée par Berlin. Ne reste plus qu'à rallier les quatre États du Sud, les royaumes de Bavière et de Wurtemberg, le grand-duché de Bade et la Hesse-Darmstadt.
Il songe pour cela à une guerre d'union nationale contre la France et attend l'heure propice pour la provoquer.
Dès 1867, l'affaire du Luxembourg avait manqué lui fournir le prétexte attendu. L'empereur des Français Napoléon III, désireux d'obtenir une compensation en contrepartie de sa neutralité dans la guerre de Bohème, avait convaincu le roi des Pays-Bas de lui céder contre indemnité le Luxembourg.
Mais le grand-duché est une ancienne terre de l'Empire germanique et sa citadelle est occupée par une garnison prussienne. Le jour même où le traité franco-hollandais doit être signé, le 1er avril 1867, un député prussien interpelle Bismarck au Reichstag. Émotion à Berlin.
Le roi des Pays-Bas, effrayé, renonce à la cession. Déjà on s'attend à une guerre mais ni Bismarck ni Napoléon III ne s'y sentent prêts. Finalement, on s'accommode d'une conférence internationale qui se réunit à Londres et proclame la neutralité du Luxembourg, pour complaire aux Prussiens, et le départ des Prussiens, pour complaire aux Français. La même année, l'exécution de l'archiduc Maximilien à Queretaro consacre la faillite de la politique mexicaine de Napoléon III.
Le ciel se couvre pour l'empereur, qui plus est atteint par la maladie de la pierre et de violents calculs rénaux qui ne vont plus le laisser en repos. Averti par l'affaire du Luxembourg, il tente de renforcer l'armée mais l'opinion n'est guère favorable à l'extension de la conscription et aux dépenses militaires, de sorte que la réforme restera en chantier jusqu'à la guerre.
C'est finalement d'Espagne que va sortir celle-ci. En septembre 1868, la reine Isabelle II (38 ans) a renoncé au trône espagnol pour demeurer auprès de son dernier amant ! Bismarck songe à mettre à sa place un prince allemand. Il lance le 26 avril 1869 la candidature du prince Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen.
Émotion à Paris. Pour Napoléon III et son gouvernement, il est hors de question que se reconstitue l'union dynastique de l'Allemagne et de l'Espagne comme au temps de Charles Quint. Le comte de Benedetti, ambassadeur de France à Berlin, proteste auprès du chancelier mais celui-ci feint de ne rien savoir de la candidature.
Le 17 février 1870, le général Prim, chef du gouvernement espagnol, écrit secrètement à Léopold pour lui offrir la couronne. Mais dans un souci d'apaisement, celui-ci repousse l'offre en accord avec le Kronprinz, fils et héritier de Guillaume Ier. Mais Bismarck s'accroche à l'idée de mettre un Hohenzollern sur le trône espagnol et convainc Léopold de changer d'avis.
Le vieux roi Guillaume Ier encaisse mal cette nouvelle manoeuvre de son chancelier mais ne dit mot.
Le 3 juillet, la nouvelle de la candidature Hohenzollern remonte jusqu'à Paris où elle fait l'effet d'une « bombe espagnole » selon le mot de l'impératrice Eugénie. Il appartient au nouveau ministre des Affaires étrangères, le duc Adolphe de Gramont, de faire valoir des arguments solides contre cette candidature mais par son incompétence, il va tout gâcher.
Le ministre de la Guerre, le maréchal Edmond Le Boeuf, assure l'empereur et ses collègues du Conseil des ministres que l'armée française, « admirable, disciplinée, exercée, vaillante », est prête à toutes les éventualités.
Fort de cette assurance, le duc de Gramont prononce le 5 juillet devant les députés du Corps Législatif un discours inutilement provocateur à l'égard de la Prusse.
Acclamations dans le clan des « mameluks » (les va-t'en-guerre). On crie : « C'est la guerre ! »... Suspension de séance. Trop tard. Le mal est fait. La perspective de la guerre s'est insinuée dans les esprits.
Le roi Guillaume Ier, à ce moment-là, fait une cure à Ems, une ville d'eau proche de Coblence et du Rhin. C'est là que le 9 juillet, il reçoit l'ambassadeur français Benedetti et l'assure de ses bonnes intentions. Discrètement, il tente de faire renoncer Léopold à sa candidature mais il ne peut décemment en faire plus.
Finalement, heureuse surprise, le 12 juillet, le prince Antoine, père de Léopold, télégraphie au maréchal Prim et à l'ambassadeur espagnol que son fils retire sa candidature.
La modération de Guillaume Ier et de Napoléon III semblent l'avoir emporté !... Bismarck, déconfit, voit s'effondrer son rêve d'une grande Prusse et songe à démissionner ! À Paris, le chef du gouvernement, Émile Ollivier, ne cache pas sa joie : « C'est la paix ! »
Hélas, c'est faire fi de la bêtise de son ministre des Affaires étrangères, activement soutenu par l'impératrice que l'ambassadeur d'Autriche trouve « rajeunie de dix ans à l'idée d'un triomphe politique ou de la guerre. » Le duc de Gramont ne veut pas se satisfaire d'une déclaration du prince Antoine de Hohenzollern. Il souhaite une déclaration du roi Guillaume Ier lui-même, avec l'assurance en bonne et due forme qu'il s'associe à la renonciation du prince de Hohenzollern.
L'empereur, gravement affecté par la maladie de la pierre qui va l'emporter, est troublé par l'agitation de quelques va-t'en-guerre sur le chemin qui le mène vers Saint-Cloud. Dans la soirée, son ministre et l'impératrice le convainquent d'exiger un plus ferme engagement du roi de Prusse.
Sans en référer à personne, Gramont rédige le brouillon de cet engagement et, via le télégraphe, demande à son ambassadeur de le transmettre au roi, à Ems. En voici le contenu : « Pour que la renonciation produise tout son effet, il paraît nécessaire que le roi de Prusse s'y associe et nous donne l'assurance qu'il n'autoriserait pas de nouveau cette candidature ».
Le 13 juillet 1870, entre huit et neuf heures du matin, l'ambassadeur Benedetti rencontre le roi Guillaume Ier sur sa promenade des sources à Ems. Il lui demande une garantie pour l'avenir. Le roi, irrité, rejette net la demande et propose à l'ambassadeur de le revoir l'après-midi. Un peu plus tard, le roi reçoit une lettre du prince Antoine de Hohenzollern confirmant le retrait de la candidature et décide de laisser à ses subordonnés et aux diplomates le soin de discuter désormais de l'affaire avec Benedetti. Il envoie donc son aide de camp Radziwill en informer l'ambassadeur. Et l'aide de camp de lui préciser : « Par là, Sa Majesté considère l'affaire comme liquidée »... L'ambassadeur se le tient pour dit et en informe son ministre.
À Berlin, à la chancellerie, Wilhelmstrasse, Bismarck dîne ce soir-là avec son chef d'état-major von Moltke et son ministre de la Guerre Roon. Arrive d'Ems un télégramme de la part d'Henrich Abeken, conseiller diplomatique du roi.
Il raconte en termes neutres l'entrevue du matin entre le roi et l'ambassadeur, la lettre du prince de Hohenzollern et la visite de l'aide de camp à Benedetti. Quelques formules laissent toutefois percer l'irritation du roi : « Sa Majesté le roi m'écrit : "Le comte Benedetti m'a saisi au passage à la promenade et, finalement, d'une manière très importune, exigea de moi que je l'autorise immédiatement à télégraphier que je m'engagerais pour l'avenir à ne plus jamais donner mon consentement, si les Hohenzollern revenaient de nouveau sur leur candidature. Je finis par le rembarrer avec quelque sévérité. Je lui dis qu'on ne pouvait ni ne devait prendre de tels engagements à tout jamais. (...)" Sa Majesté a reçu depuis lors une lettre du prince. Or, ayant dit au comte Benedetti qu'elle attendait des nouvelles du prince, elle a pris deux décisions : 1° sur mon rapport et sur celui du comte Eulenbourg, S. M. a décidé de ne plus recevoir le comte Benedetti, touchant la question de l'engagement précité ; mais, 2° de lui faire savoir par un aide de camp qu'elle avait reçu confirmation, par le prince, de la nouvelle que Benedetti tenait de Paris et que S. M. n'avait rien à lui dire de plus (....) »
Bismarck et ses amis sont d'abord déçus de voir l'affaire conclue. Mais le chancelier ne tarde pas à se ressaisir. Il prend son grand crayon et rédige un résumé à sa manière du télégramme sans rien retrancher ni ajouter :
« Ems, 13 juillet 1870. Après que les nouvelles de la renonciation du prince-héritier de Hohenzollern eussent été communiquées au gouvernement impérial français par le gouvernement royal espagnol, l'ambassadeur de France a exigé encore de S. M. le Roi, à Ems, l'autorisation de télégraphier à Paris que S. M. le Roi s'engageait pour tout l'avenir à ne plus jamais donner son autorisation, si les Hohenzollern devaient à nouveau poser leur candidature.
Là-dessus, Sa Majesté le Roi a refusé de recevoir encore une fois l'ambassadeur français et lui a fait dire par l'aide de camp de service que S. M. n'avait plus rien à communiquer à l'ambassadeur ».
Tout y est mais en des termes proprement humiliants pour la France comme pour l'opinion publique allemande. Les Allemands sont choqués que l'ambassadeur français ait pu « exiger » quoi que ce soit du roi de Prusse et les Français que le roi ait pu « refuser » de recevoir à nouveau leur ambassadeur et le lui ait fait savoir par un simple aide de camp « de service ».
C'est l'objectif souhaité par Bismarck qui communique illico la dépêche aux ambassades, au gouvernement et à la presse. Le soir même, la dépêche paraît dans une édition spéciale de la Norddeutsche Allgemeine Zeitung. Elle est par ailleurs distribuée dans les rues de Berlin. Le tollé est immédiat. « Comment ose-t-on traiter notre roi ! » Dès le lendemain, tous les Allemands se solidarisent avec les Prussiens comme le souhaitait Bismarck.
À Paris, le Conseil des ministres se réunit d'urgence sitôt informé et siège toute la journée du 14 juillet. Gramont propose in extremis un congrès international pour régler la succession d'Espagne. Trop tard. Dehors, la foule s'agite et s'en prend à l'ambassade de Prusse. Le soir même, le ministre de la Guerre Le Boeuf rappelle les réservistes. Il se veut confiant et déclare à la tribune : « Nous sommes prêts et archi-prêts, la guerre dût-elle durer deux ans, il ne manquerait pas un bouton de guêtre à nos soldats. » .
L'excitation guerrière gagne les assemblées malgré les résrves de quelques députés dont Adolphe Thiers qui au Corps Législatif, décline « la responsabilité d’une guerre aussi peu justifiée ». Il tente de faire entendre la voix de la modération mais est aussitôt conspué. Émile Ollivier prononce à la tribune des paroles malheureuses : « De ce jour commence pour les ministres mes collègues et pour moi une grande responsabilité. Nous l'acceptons d'un coeur léger... d'un coeur confiant ». Le même jour, à Berlin, Guillaume Ier signe un décret de mobilisation.
Le 19 juillet enfin, la France déclare officiellement la guerre à la Prusse. Elle sortira défaite de l'épreuve. L'Allemagne en sortira quant à elle unie sous l'égide de la Prusse, selon les voeux de Bismarck, mais aussi dangereusement militarisée, à l'opposé de ses traditions humanistes.
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Bertrand (18-05-2020 10:47:58)
Le caviardage par Bismark de la dépêche d'Ems n'est pas dû à la maladresse de l'ambassadeur de France en Allemagne mais  à celle de Impératrice Eugénie. C'est elle qui a exigé de l'ambassadeur - qui n'était pas du tout partant - une confirmation écrite  de l'Empereur de s'engager à ne plus jamais  proposer dans le futur une candidature Hohenzollern au trône d' Espagne : d'où cette fameuse dépêche caviardée par Bismarck pour manipuler l'impératrice sachant qu'elle était espagnole. Eugénie  était une fervente partisane de la déclaration de guerre de la  France  à la Prusse, contrairement à l'Empereur conscient de l'impréparation de notre armée mais qui, malade et souffrant de la maladie de la pierre, n'avait pas la force de s'opposer à son  épouse ni à un certain "Ollivier" -  qui a fait une déclaration qu'il a dû regretter toute sa vie! -  ainsi qu' à une partie de l'opinion parisienne nationaliste et bruyante. Il faut dire que Thiers avait tout à fait déconseillé cette guerre mais n'a pas été écouté. Cette manipulation a magnifiquement réussi à Bismarck qui voulait la guerre pour réaliser la réunion à la Prusse de tous les autres états allemands...
Jérôme Chiffaudel (03-07-2013 00:56:39)
Oui il y a des mots qui provoquent des guerres.
En 2001, le président du pays qui dispose à lui seul de plus de la moitié des armements de la planète a décrété que 3 pays constituaient un "Axe du Mal".
J'ai du mal à me mettre à la place des dirigeants de ces 3 pays sans éprouver une forte peur.
L'un des trois, l'Irak, s'est soumis aux inspections de l'AIEA, et a même courbé l'échine au point de détruire ses quelques mini-missiles à très courte portée.
Avec le résultat que l'on sait.
Les deux autres pays taxés d'être l'Axe du Mal, Iran et Corée du Nord, ont préféré faire le choix inverse : chercher à construire la seule arme qui puisse dissuader l'hyper-puissance de les attaquer.
Dans cette histoire, qui a durablement menacé la paix ?
PUNZO Edmond (08-07-2007 23:19:25)
Oui, effectivement, nous ne sommes pas à l’abri de la folie d’un homme ou même de plusieurs pour entraîner les peuples de la terre vers une catastrophe irrémédiable.
La guerre qu’ont lancés les Etats-Unis contre l’Irak, outre passant les règlements de l’ONU ;
Les surenchères des pays recherchant les moyens d’obtenir « la bombe » que les grands ne veulent pas leur céder ;
Le conflit interminable entre Israéliens et Palestiniens, dont l’ONU, encore elle, considéra en 1949 que Israël nouvellement État, « était un état pacifique » pour accepter son adhésion au sein de l’ONU ;
Et pour terminer, sans trop m’étendre ;
L’incompétence de l’ONU dans son statut et ses règlements actuels à faire face sans pouvoir d’ingérence aux divers conflits en cours : Le Darfour, la Tchétchènie, l’Afghanistan, le Tibet pillé par la Chine, l’Afrique décolonisée s’appauvrissant jour après jour de ses richesses naturelles que se disputent les « Grands » dont beaucoup sont les anciens colonisateurs, etc etc.
Oui, si un seul de ces [fous] appuyait sur [le bouton] nous ne parlerions plus de surpopulation.
Dominique Delorme (12-11-2006 01:02:15)
En allemand, "aide de camp" se dit ADJUTANT. Nombre de journaux français écrivirent alors que le roi avait fait dire "par l'adjudant de service" à notre ambassadeur etc. - ce qui était beaucoup plus humiliant, même si invraisemblable. On trouve encore cette version et cette faute de traduction (involontaire?) dans des ouvrages contemporains.