Le 26 avril 1861, dans le souci de se concilier ses créanciers européens, le bey de Tunis promulgue une Constitution qui instaure en Tunisie un régime monarchique de type parlementaire à l'occidentale ! C'est la première Constitution promulguée dans un pays musulman.
Mais, étranglé par un endettement insoutenable et des créanciers inflexibles, le pays tombe peu après sous la tutelle de la France et se voit ravaler au rang de simple protectorat.
À l'avant-garde du monde islamique
Comme l'Algérie voisine, la Tunisie a été placée par le sultan ottoman, dès le XVIe siècle, sous la garde d'une troupe de janissaires commandés par un bey. L'administration civile est confiée à un représentant du sultan, le pacha. L'administration fiscale relève d'un officier choisi parmi les janissaires, le dey.
En 1705, Hussein ibn Ali, bey des janissaires, s'empare du pouvoir, supprime les fonctions de pacha et de dey, et devient le souverain héréditaire et absolu du pays, sous la tutelle nominale de la Sublime Porte. La dynastie des Husseinites va régner sur le pays jusqu'en 1957 !
Son lointain successeur Mahmoud bey massacre les janissaires après qu'ils aient tenté de le renverser le 30 avril 1816.
Mais, après que les représentants de la Sainte-Alliance, réunis en congrès à Aix-la-Chapelle le 20 novembre 1818, lui en aient intimé l'ordre, il doit renoncer à la guerre de course, autrement dit à la piraterie, qui a fait jusque-là la fortune de Tunis et des autres ports barbaresques de l'Afrique du Nord.
Privés de cette ressource, les beys qui se succèdent à la tête de la Tunisie vont entreprendre de moderniser le pays en vue de trouver des recettes de substitution. Une tâche immense...
L'émergence d'un État de droit
La Tunisie recense au milieu du XIXe siècle un million d'habitants dont une moitié d'agriculteurs, sur la côte, et une autre moitié de bergers nomades. Les villes de Tunis et Kairouan comptent respectivement 100 000 et 15 000 habitants, dont une influente minorité juive et quinze mille commerçants européens, essentiellement des Italiens et des Maltais.
Malgré les difficultés de l'artisanat textile, confronté à la concurrence européenne, le sort des citadins tunisiens demeure plus enviable que celui des agriculteurs, accablés d'impôts et de réquisitions.
Après la mort de Mahmoud bey, le 28 mars 1824, son fils et successeur Hussein II bey voit la France occuper l'Algérie voisine. Son inquiétude grandit quand, en 1835, le sultan ottoman rétablit par la force son autorité sur la Libye voisine.
Ahmed bey, au pouvoir de 1837 à 1855, engage enfin un vigoureux effort de modernisation en s'inspirant du vice-roi d'Égypte Méhémet Ali et en s'appuyant comme lui sur la France. Il s'appuie sur son Premier ministre Mustafa Khaznadar, d'origine grecque, en charge des Finances et des Affaires étrangères.
Le bey proclame le 23 janvier 1846 le droit de tout esclave à être affranchi. C'est une première dans le monde arabe et plus généralement hors d'Europe occidentale. La France qui, à cette date-là, tolère encore l'esclavage dans ses îles à sucre, le reçoit à Paris comme un souverain.
Il émancipe les juifs, autorise l'ouverture d'écoles chrétiennes et, toujours à l'image du vice-roi d'Égypte, se donne une armée et une marine modernes. Il lance la construction du palais de la Mohammedia et d'un réseau de chemin de fer.
Craignant la mainmise occidentale, Mohammed bey, au pouvoir en 1855, tente de se rapprocher du sultan. Il envoie des troupes combattre aux côtés des Ottomans pendant la guerre de Crimée.
Au terme de cette guerre, toutefois, la France revient en force en Tunisie. Elle contraint le bey à promulguer le 9 septembre 1856 le Pacte fondamental (Ahd al Aman) qui garantit la sécurité des personnes et des biens, l'égalité de tous devant la loi et l'impôt ainsi que la liberté du commerce.
En promulguant enfin le 26 avril 1861 une authentique Constitution à la manière occidentale, le nouveau bey Mohammed es-Sadok, au pouvoir de 1859 à 1882, complète l'effort de modernisation de ses prédécesseurs.
Mais le bey manque de fermeté et les efforts du Grand Vizir ou Premier ministre Khaznadar viennent trop tard...
La modernisation mise en échec par la dette extérieure
Les réformes sont entravées par les difficultés intérieures : famines, mauvaises récoltes, épidémies de choléra. Qui plus est, la modernisation coûte cher et dépasse très largement les ressources du pays.
Pour ne rien arranger, les oligarques tunisiens pillent sans scrupules les caisses de l'État à l'image de Khaznadar lui-même.
En 1864, le directeur des Finances s'enfuit avec la totalité des recettes fiscales de l'année, soit vingt millions de piastres, et son neveu et successeur renouvelle l'exploit quelques années plus tard.
Pour faire face à ses besoins, le gouvernement tunisien fait donc appel à l'épargne française.
Les emprunts se succèdent à partir de 1863 à la Bourse de Paris, très friande de ces « valeurs à turban ». Ils sont encouragés par le gouvernement de Napoléon III qui obtient ainsi des motifs de s'ingérer dans les affaires tunisiennes.
« La propension à l'épargne et l'avidité des petits-bourgeois et des petits paysans français permirent à quelques grands personnages tunisiens de donner libre cours à leur prodigalité et à leur cupidité », commente l'historien Henri Wesseling (note).
Sur les 35 millions de francs du premier emprunt, le bey n'en reçoit en définitive que cinq, le reste ayant rémunéré commissions et pots-de-vin. Qu'à cela ne tienne. En 1865, un deuxième emprunt fournit 25 millions. Le bey est payé en nature avec des canons et un navire dont le prix a été grossièrement surévalué.
Les créanciers français ne s'inquiètent pas. Ils comptent sur les revenus des douanes tunisiennes pour être remboursés de leurs prêts. Lui-même privé de ces revenus, le gouvernement tunisien doit en contrepartie augmenter les impôts, ce qui a pour effet d'aggraver la crise humanitaire dans le pays.
En 1867, le gouvernement aux abois se propose de lancer un nouvel emprunt de pas moins de cent millions de francs. Cette fois, la Bourse de Paris, qui a retrouvé ses esprits, décline la proposition.
L'État tunisien est déclaré en faillite. Il doit se placer sous le contrôle financier des grandes puissances européennes.
C'est ainsi que se met en place en 1869 une commission anglo-italo-française destinée à résorber la dette extérieure de l'État.
Elle est présidée par un Tunisien, le général Khérédine (Khayr al-Dîn ou Kheireddine Pacha), ancien esclave d'origine caucasienne, qui est aussi le gendre de Khaznadar. La vice-présidence est confiée à un Français, l'inspecteur des finances Victor Villet, « Bey Villet ». Le tandem arrive à assainir les finances du pays.
Khérédine profite de l'ascendant d'un mignon du harem sur le bey vieillissant pour faire chasser Khaznadar et prendre sa place de Grand vizir en 1873.
Il tente de relancer la politique de réformes et de combattre la corruption. Mais ses efforts sont réduits à néant par la « troïka » anglo-italo-française qui oppose une fin de non-recevoir à sa demande de réduction de la dette et la Tunisie s'enfonce dans le dénuement.
Politiquement affaibli, Khérédine est chassé du pouvoir suite à une intrigue de l'ancien mignon du harem Mustafa ben Ismaïl qui devient à son tour Grand Vizir.
La Tunisie, également convoitée par la République française, l'Italie et le Royaume-Uni, bénéficie d'un sursis du fait des rivalité entre les consuls de ces puissances. Elle devient un enjeu central du congrès de Berlin de 1878 consacré à l'empire ottoman. Au terme de longues tractations entre Bismarck et les Britanniques, ces derniers conviennent d'abandonner la Tunisie à la France.
Malgré l'opposition de l'Italie, la Tunisie va en définitive tomber sous protectorat français.
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