Le 29 août 1842, le traité de Nankin met fin à la « guerre de l'opium ».
Entre autres choses, le gouvernement impérial renonce à interdire l'importation de la drogue en provenance des Indes britanniques. Il cède une fraction de son territoire et de sa souveraineté aux Anglais. C'est le premier d'une succession de « traités inégaux » qui vont humilier les Chinois et nourrir un ressentiment aigu à l'égard des Européens.
Quelques décennies plus tôt, en 1793, le gouvernement anglais de William Pitt a envoyé en Chine la mission Macartney en vue d'obtenir des facilités commerciales. Mais le grand empereur Qianlong a dédaigné d'entendre les Britanniques.
Les commerçants de la Compagnie anglaise des Indes orientales (« East India Company ») et le gouvernement de Londres ont fort mal pris cette fin de non-recevoir. Ils n'ont pas manqué de diffuser dans toute l'Europe le mépris que leur inspirait cette Chine naguère tant vantée mais archaïque, immobile, repliée sur elle-même.
Leur dépit est d'autant plus grand qu'ils continuent d'acheter en Chine le thé dont ils sont friands ainsi que beaucoup d'autres produits de luxe (porcelaines, pierreries, soieries...).
Pour tenter d'équilibrer une balance commerciale gravement déficitaire, la Compagnie des Indes a mis en oeuvre un « commerce triangulaire » aussi peu recommandable que la traite des esclaves. Elle a développé au Bengale (Indes) la culture du pavot et, de façon tout à fait illégale, initié les Chinois à la consommation de l'opium.
Tandis qu'en Europe se terminent les guerres napoléoniennes, en Extrême-Orient, les affaires suivent leur cours. La Compagnie britannique des Indes orientales joue son va-tout en accroissant ses ventes illégales d'opium en Chine, de 100 tonnes vers 1800 à 2600 tonnes en 1838. Le pays en vient à compter deux millions de fumeurs réguliers d'opium sur 300 à 330 millions d'habitants.
En 1833, le gouverneur de Canton adresse une supplique au gouvernement anglais : « Vous interdisez l'opium dans votre royaume. Pourquoi laissez-vous des marchands funestes, par appât du lucre, empoisonner notre peuple ? » (note).
Le 3 juin 1839, le nouveau gouverneur de la ville, Lin Zexu fait saisir 20 000 caisses de drogue (de quoi faire pâlir d'envie les gangs colombiens d'aujourd'hui) et les fait brûler en place publique (note).
Il ordonne aussi que soient fouillés les navires de commerce avant de débarquer leurs marchandises. Enfin, il adresse à son tour une lettre ouverte au gouvernement anglais empreinte de considérations morales et d'indignation sincère (note)...
Les négociants anglais de Canton sautent sur l'occasion. Ils exigent d'être indemnisés, dénoncent une atteinte gravissime à la liberté de commerce, ils mettent en avant des violences dont ils auraient été victimes de la part des Chinois et font pression sur le gouvernement de Londres pour qu'il impose aux Chinois l'ouverture de leur marché.
Au nom du sacro-saint libre-échange, le Premier ministre de la jeune reine Victoria, lord Melbourne, et son ministre des affaires étrangères, Palmerston, convainquent le Parlement de Westminster d'envoyer un corps expéditionnaire pour demander raison au gouverneur de Canton.
Le débat est tendu et oppose les députés respectueux de la morale universelle à d'autres, qui se veulent réalistes et affichent leur désir de faire le bonheur des Chinois malgré eux, en les ouvrant aux merveilles du libre-échange et de la modernité.
Parmi les orateurs, le plus écouté est sir Thomas Staunton. 48 ans plus tôt, à peine âgé de 13 ans, il suivait son père et lord George Macartney jusqu'à Jehol. Ayant pris la peine d'apprendre le chinois pendant la traversée, il avait eu l'insigne honneur de s'entretenir avec l'auguste Qianlong.
À ses collègues députés, il déclare :
« Avons-nous contrevenu aux lois internationales en pratiquant le commerce de l'opium ? Non : quand le vice-roi de Canton utilise son propre navire pour le trafic de la drogue, nul ne doit s'étonner que les étrangers en fassent autant [il renverse l'ordre des choses : c'est parce que les Anglais ont introduit la drogue en Chine que des commerçants locaux ont pu s'enrichir avec son trafic] ».
« Pékin a le droit de durcir les mesures judiciaires qui répriment le trafic d'opium. Mais peut-il brutalement condamner à mort des étrangers [il prend pour argent comptant les récriminations des commerçants anglais de Canton], quand la peine la plus élevée était jusque-là l'interdiction de commercer, ou, au pire, l'expulsion ? Cette rétroactivité est une atteinte intolérable au droit des gens. Les Chinois voudraient traiter les sujets britanniques comme ils traitent leurs sujets en rébellion - au fil de l'épée. Prenons garde ! La considération que nous perdrions en Chine, nous ne serions pas longs à la perdre en Inde et, de proche en proche, sur toute la Terre ! La guerre qui se prépare est une guerre mondiale. Elle aura, selon son issue, des répercussions incalculables, diamétralement opposées selon son résultat. Nous n'avons pas le droit de l'engager, si nous devons la perdre. Mais nous n'avons pas le droit d'y renoncer, si nous devons la gagner (...). »
« Je considère, quoiqu'avec regret, que cette guerre est juste et qu'elle est devenue nécessaire » (note).
L'opposant libéral (whig) William Gladstone déclare quant à lui : « Une guerre plus injuste dans son origine, une guerre plus calculée pour couvrir notre pays d'un déshonneur permanent, je n'en connais pas dans toute l'histoire. Le drapeau britannique, qui flotte fièrement sur Canton, n'est hissé que pour protéger un trafic infâme » (note).
La guerre est en définitive votée avec une courte majorité de cinq voix.
4 000 hommes gagnent l'Extrême-Orient, avec seize navires de guerre et 4 canonnières à vapeur. Un croiseur britannique bombarde Canton et occupe l'archipel voisin des Chousan. Puis une escadre remonte le Yangzi Jiang (le Fleuve bleu) et menace Nankin, obligeant le gouvernement de l'empereur Daoguang à capituler. Cette première application de ce que l'on appellera plus tard la « diplomatie de la canonnière » débouche donc sur la signature d'un traité de paix, à bord de la HMS Cornwallis, en rade de Nankin.
Par ce traité,les vainqueurs gagnent le droit de commercer librement dans cinq ports chinois dont Canton et Shangai. Les Anglais obtiennent en prime la cession de l'îlot de Hong-Kong (ou Hongkong, « Port embaumé » en chinois), qui commande l'accès à Canton et à la Chine du sud. C'est la première fois en deux siècles que la dynastie mandchoue est amenée à écorner le territoire chinois. À ce rocher sans eau s'ajouteront le territoire de Kowloon, sur le continent, par la convention de Pékin (1860), et les Nouveaux Territoires par un bail emphytéotique de 99 ans en 1898 (le non-renouvellement de ce bail en 1997 a conduit les Britanniques à restituer l'ensemble des territoires à la Chine).
Comble de l'humiliation, l'empereur doit accorder l'extra-territorialité aux ressortissants britanniques et payer une indemnité de 21 millions de dollars d'argent. Jaloux des Anglais, les Français et les Américains s'empressent d'exiger de Pékin des avantages équivalents pour leurs commerçants et leurs missionnaires. Ainsi les Français imposent-ils aux Chinois un traité de tolérance.
Avec le traité de Nankin, les Qing (empereurs mandchous) perdent d'une certaine façon le mandat du Ciel, autrement dit leur légitimité de droit divin. L'« Empire du Milieu » (surnom de la Chine) entre dans une période dramatique tissée de guerres civiles et d'humiliations face aux « diables roux » venus d'Occident. Le peuple fomente des soulèvements contre le gouvernement mandchou, coupable de collusion avec l'étranger. Le soulèvement le plus notable est celui des Taiping qui éclate moins d'une dizaine d'années plus tard, en mars 1850, à la mort de l'empereur Daoguang. Il fera environ 20 millions de morts dans un empire d'environ 330 millions d'âmes.
Dans le même temps, les Japonais, qui subissent aussi la pression des Occidentaux, les Américains en l'occurrence, tirent les leçons de l'échec chinois et choisissent de faire le dos rond tout en s'empressant de moderniser leur société.
En Chine, où Xianfeng (19 ans) a succédé à l'empereur Daoguang, les défaites se succèdent et les Chinois doivent signer avec les Occidentaux deux nouveaux « traités inégaux » en 1856 et en 1860, avec la convention de Pékin qui met fin à une « seconde guerre de l'opium ». Xianfeng meurt sur ces entrefaites, le 22 août 1861, à 30 ans. Des empereurs fantoches vont dès lors se succéder sur le trône Qing cependant que la réalité du pouvoir passera pour un demi-siècle entre les mains de Cixi, concubine de Xianfeng devenue impératrice douairière et régente. Elle ne réussira pas mieux que ses prédécesseurs à restaurer la souveraineté de la Chine.
Humiliations diplomatiques et guerres civiles ne prendront fin qu'un siècle plus tard, le 1er octobre 1949, avec la victoire communiste.
Vos réactions à cet article
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Senec (03-11-2012 11:40:20)
Rien de neuf sous le soleil.
Et tout cela reste parfaitement d'actualité.
j. Christiany (25-08-2008 10:17:30)
Dommage que vous n'ayez pas évoqué le pillage du Yuanming yuan par les soldats français et les anglais et l'incendie par les soldats anglais en 1860. Ces évènements sont toujours présents dans ... Lire la suite