Le 2 novembre 1841, à Kaboul, le meurtre d'un officier britannique du nom d'Alexandre Burnes débouche sur l'une des plus terribles défaites qu'ait jamais connue l'armée de Sa Majesté. Obligée de fuir vers Jalalabad, la garnison indo-britannique de Kaboul - environ 16 500 hommes et femmes, dont 4 500 combattants - va être décimée dans les semaines qui suivent par les guerilleros afghans.
Cet événement nous rappelle que l'Afghanistan fait partie des très rares pays qui n'ont jamais accepté la tutelle des puissances étrangères, en particulier occidentales.
When you're wounded and left on Afghanistan's plains,
And the women come out to cut up what remains,
Jest roll to your rifle and blow out your brains
An'go to your Gawd like a soldier.
Lorsque tu gis sur le champ de bataille des plaines d'Afghanistan,
Et que les femmes s'approchent pour te tailler en pièces,
Mets la main sur ton fusil et fais-toi sauter la cervelle,
Pour aller à Dieu comme un soldat.
Tout commence en 1809, quand le roi d'Afghanistan Soudjah chah, de la dynastie Durrani, signe un traité d'amitié avec Londres. Selon une tradition constante de ce pays, il cherche à l'étranger un protecteur qui lui permette de tenir tête aux clans ennemis. Mais quelques jours après, il est déposé par son frère Mahmoud.
En 1826, Dost Mohammed chasse Mahmoud chah, lequel se réfugie à Hérat, à l'ouest du pays. Le vainqueur partage le reste du pays avec ses frères et prend le titre d'émir (sa dynastie se maintiendra jusqu'en 1929).
Quelques années plus tard, Henry Rawlinson, un jeune officier britannique en ambassade à Téhéran, auprès du chah de Perse, a la surprise de croiser une délégation russe qui se rend en visite chez Dost Mohammed. Il soupçonne des tractations entre celui-ci et les représentants du tsar et du chah.
Le gouvernement de Londres, alerté, craint pour la sécurité de sa colonie des Indes, laquelle n'est encore défendue que par l'armée privée de la Compagnie des Indes orientales (East India Company), complétée par quelques régiments de la Couronne. Elle est partagée entre trois commandements : Bombay, Madras et Calcutta. Un corps expéditionnaire britannique débarque à la pointe du Golfe Persique afin d'intimider le chah de Perse qui assiège Hérat avec l'aide des Russes.
Le tsar, inquiet de la tournure des événements, retire son soutien au chah et assure que ses officiers, sur place, ont agi contre les ordres de son gouvernement ! Il les rappelle à Saint-Pétersbourg.
À Calcutta, le gouverneur général des Indes, Lord Auckland, veut poursuivre son avantage. Il adresse à Dost Mohammed une missive comminatoire. Il lui enjoint de renoncer à ses prétentions sur la ville de Peshawar, à la frontière avec les Indes britanniques, le British Raj.
Mais la lettre tombe mal à propos. À Kaboul, en effet, Alexandre Burnes, un officier britannique réputé pour sa hardiesse et sa connaissance de l'Asie centrale, a déjà gagné la confiance de Dost Mohammed et même réussi à le convaincre de rompre avec les Russes. L'émir de Kaboul se montre irrité par la lettre de Lord Auckland et refuse tout compromis. Il se prépare à un affrontement avec la puissance britannique. Son ami Alexandre Burnes, la mort dans l'âme, doit regagner les Indes...
Les chancelleries ne vont pas tarder à parler du « Grand Jeu » pour désigner ce ballet d'intrigues qui devait durer près d'un siècle.
À Calcutta, Lord Auckland se laisse convaincre par son secrétaire MacNaghten d'appuyer les prétentions du chah Soudjah (ou Shah Shuja al-Mulk), issu de la prestigieuse dynastie Durrani et réfugié aux Indes depuis plus de trois décennies.
En 1838, une armée dite « armée de l'Indus » s'apprête donc à chasser Dost Mohammed. Son commandement est confié au général Keane. Elle est composée de 9 500 hommes de troupes britanniques et indiens, et appuyée par l'armée personnelle du chah Soudjah, forte de 6 000 hommes. Au total neuf régiments d'infanterie, deux de cavalerie, et d'autres formations de cavalerie, train, artillerie, génie et musique.
Cette troupe guerrière est aussi encombrée d'environ 16 000 chameaux et 8 000 chevaux, ainsi que de 38 000 accompagnateur(trices), y compris les « bazaar girls » préposées au repos du guerrier. Rien ne manque au confort de l'élite des nations. Sir Willoughby Cotten requiert les services de 260 chameaux pour sa suite ! Chaque officier a droit à dix valets, lesquels emmènent volontiers leur famille. On connaît un brigadier qui a mobilisé 60 chameaux pour ses bagages !
Au lieu d'emprunter la passe de Khyber, principale voie de passage entre la vallée de l'Indus et l'Afghanistan, Keane fait un détour par le Sind et se présente au col de Bolan au printemps 1839.
Ce col commande un défilé long de 90 km où les soldats se trouvent soudain aventurés sous le feu de tireurs embusqués.
Burnes fait assaut d'improvisation, achète les chefs locaux et réussit à approvisionner le corps expéditionnaire réduit aux demi-rations. Le 25 avril 1839, enfin, son protégé, le chah Soudjah, peut faire son entrée à Kandahar.
L'étape suivante est la forteresse de Ghazni, une position renommée dans toute l'Asie centrale. Le corps expéditionnaire n'a pas emporté de pièces de siège et sa seule chance de succès est de faire sauter les portes pour ouvrir une brêche à une troupe d'assaut déterminée. Un jeune lieutenant nommé Henry Durand se porte volontaire pour cette mission hasardeuse. Une nuit de juillet, il lance son coup de main et la ville est conquise à la pointe des baïonnettes.
La promenade militaire se termine par un franc succès avec l'entrée solennelle du chah Soudjah à Kaboul, le 9 août 1839. Comme à Kandahar, la population lui fait un accueil glacial. Qu'importe. Il s'installe dans la citadelle de Bala Hissar avec son harem de 600 femmes. Tout semble calme dans ce pays misérable où l'or anglais fait des miracles.
Les gaîtés de l'escadron
Le 3 novembre 1840, Dost Mohammed fait sa reddition à MacNaghten et négocie un exil doré aux Indes. Sir MacNaghten, devenu conseiller politique du nouveau chah et porté à la dignité de baronnet, peut envoyer un message selon lequel « tout est calme, de Dan à Bersheeba ». Il brigue la position de gouverneur de Bombay et demande à s'éloigner. Le général Keane, devenu Lord Keane of Ghazni, ne tarde pas non plus à retourner en Inde.
Un nouveau major-général du nom de William Elphinstone assume le commandement militaire. Âgé de 60 ans, il n'a plus vu le feu depuis Waterloo.
Les troupes quittent la citadelle inconfortable pour bivouaquer à portée des murailles. Les magasins sont disposés à l'extérieur du campement. La vie de garnison s'organise, avec courses de chevaux, soirées de représentation, parties de cricket et matches de polo... Mais les liaisons entre officiers anglais et femmes indigènes alimentent le ressentiment des farouches Pachtounes.
Alexandre Burnes n'est pas le moins insensible au charme afghan. Il a préféré résider dans une maison forte de Kaboul plutôt que dans le cantonnement militaire. Le 1er novembre 1841, il est prévenu par son fidèle confident, Mohan Lal, un Cachemiri, qu'un coup de main serait tenté contre lui le lendemain. Confiant en sa garde cipaye, il n'y attache pas d'importance. Le lendemain, une foule vociférante se présente sous ses murs et Burnes tente de négocier avant de fuir sous un déguisement. Il est lynché par la populace. MacNaghten et Elphinstone se montrent totalement désemparés devant ce désastre et leur indécision ne fait qu'aggraver l'hostilité des insurgés.
Les troupes britanniques perdent très vite le contrôle de la cité. Le 23 novembre, une attaque de diversion menée par un parti de fantassins se solde par la perte de 300 hommes et encourage les Kaboulis à poursuivre leurs assauts.
Le fils de Dost Mohammed, Mohammed Aqbar, s'infiltre à Kaboul avec une armée de secours. Les insurgés comptent maintenant 40 000 hommes en armes. Le 23 décembre, MacNaghten, qui a fait des propositions de compromis à Aqbar, se rend, accompagné de trois officiers à un lieu de rencontre proche du campement. Aqbar et sa suite les attendent assis en tailleur sur des tapis disposés sur la neige.
Après quelques mots de bienvenue, les Anglais sont assaillis par des gardes et emmenés attachés à dos de cheval vers la ville. MacNaghten est exécuté et son corps exhibé en haut d'un mât dans le bazar, sans que les troupes britanniques tentent d'intervenir.
Bien plus, le général Elphinstone perd toute velléité de résistance et donne des ordres au général Pottinger pour négocier une capitulation humiliante et un retour aux Indes.
Pottinger n'a aucune confiance en la parole de Mohammed Akbar. Plutôt que de partir sur le champ, il propose d'occuper la citadelle de Bala Hissar et de tenir jusqu'à ce qu'une armée de secours puisse arriver au printemps. Elphinstone ne veut rien savoir. C'est ainsi que l'armée quitte Kaboul le 6 janvier 1842 en direction de Jalalabad, à 150 km au sud, à une semaine de marche.
Les Anglais abandonnent leur artillerie et doivent laisser en otage un groupe d'officiers britanniques. Pottinger obtient seulement que les familles des otages ne soient pas laissées en arrière. Outre 4 000 combattants, la caravane compte 13 000 accompagnants (porteurs, blanchisseurs, cantinières, épouses de soldats, etc.). Parmi eux 700 Européens. Dès que l'armée a levé le camp, les pillards se précipitent sur les bagages abandonnés.
Puis, des guerriers à cheval harcèlent l'arrière-garde mal protégée. Dès la fin du premier jour de marche, une grande partie du train est tombée aux mains des assaillants. Le soir, on ne peut dresser qu'une seule tente et la multitude doit coucher dans la neige, ce qui cause des gelures et des morts en grand nombre. L'armée abandonne les blessés à leur sort et poursuit sa route.
C'est alors qu'Aqbar apparaît et exige trois nouveaux otages, dont Pottinger, en attendant d'avoir négocié avec les chefs locaux le passage par le col de Khoord-Kaboul. Le lendemain, ce qui reste de l'armée de l'Indus s'engage dans le défilé qui longe un torrent à demi-gelé qu'il faut traverser à gué par treize fois.
Les guerriers pathans, postés en surplomb, tirent les soldats comme des lapins avec leurs jezaïls, longs fusils de fabrication locale dont la précision est redoutable. Par comparaison, la troupe anglaise est équipée de Brown Bess, des mousquets à chargement frontal qui datent des guerres napoléoniennes et portent à 150 mètres seulement.
Le soir du 10 janvier, après cinq jours de marche, il ne reste que 700 hommes de troupe et 4 000 civils en état de poursuivre. Deux jours plus tard, Elphinstone lui-même est retenu captif et fait dire aux rescapés de continuer sans lui.
La nuit suivante, un commando s'avance de nuit pour démanteler une barrière placée en travers du défilé. Lorsqu'ils sont découverts par les guetteurs, les hommes perdent toute notion de discipline et enlèvent la monture d'un chirurgien du nom de William Brydon, qui se trouvait là. Le chirurgien réussit néanmoins à franchir le passage. Il porte assistance à un cavalier indien agonisant qui lui confie son cheval en lui souhaitant de parvenir à Jalalabad.
Il ne reste plus que deux groupes de survivants. D'une part 14 cavaliers et 65 officiers et soldats, pour la plupart du 44e régiment d'infanterie, qui parviennent au village de Gandamak, à une journée de marche de Jalalabad mais subissent une attaque de guerriers pathans qui laisse quatre survivants.
D'autre part, le groupe du chirurgien Brydon atteint Futtebad, à 20 kilomètres du but. Les cavaliers sont assaillis sans relâche et seul Brydon survit par miracIe et parvient à pied sous les remparts de Jalalabad où il trouve enfin du secours. Quand on lui demande : « Où est l'armée ? », il répond : « Je suis l'armée ». Malgré les feux de ralliements entretenus six jours durant sur les remparts, aucun autre fuyard ne réussit à atteindre la ville.
À part quelques dizaines d'otages ou de détenus aux mains des montagnards, les 16 500 hommes et femmes de ce qui avait été l'armée de l'Indus avaient péri.
Au printemps suivant, Lord Ellingburgh remplace Lord Auckland - promu comte et Lord Eden of Norwood - à Calcutta. Robert Peel, Premier ministre de Sa Majesté la reine Victoria souhaiterait une politique moins aventureuse mais il ne peut envisager de laisser Mohammed Aqbar impuni.
Une armée de secours commandée par le général Pollock va relever les garnisons de Kandahar et Jalalabad, découvrant des milliers de squelettes le long de la piste. Elle reprend Kaboul où la citadelle de Bala Hissar est restée aux mains des forces du chah Soudjah, lui-même ayant été attiré dans un piège par ses ennemis et exécuté.
L'armée de secours permet à Pottinger et une cinquantaine de compagnons d'échapper à l'esclavage. Elphinstone, lui, est mort en captivité... ce qui lui a épargné la cour martiale. Le général Pollock décide de raser en représailles le grand bazar de Kaboul (une magnifique construction, célèbre dans toute l'Asie) avant que ses troupes ne se retirent.
Quelques mois plus tard, en 1843, Dost Mohammed se rétablit à Kaboul. Londres se résigne à reconnaître son autorité sur le pays par le traité du 30 mars 1855.
Guerres sans fin
Après deux guerres contre les Sikhs du Pendjab, les Britanniques portent les frontières de leur empire des Indes sur la ligne de crête et la passe de Khyber. Ils vont alors engager deux nouvelles guerres contre les Afghans en 1878-1879 et en 1919 avant de convenir avec eux d'une frontière de compromis.
Après quelques décennies de paix fragile, le pays basculera à nouveau en 1978 dans des guerres sans fin.
Vos réactions à cet article
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Norbert (28-08-2017 15:26:11)
Au cours de leur histoire, les Afghans n'ont pas seulement humilié les Britanniques mais également l'Union Soviétique et les forces internationales actuellement engagées dans leur pays. Quand est-ce que les politiciens concernés (europ´#eenes et autres) ariveront à le comprendre.
Romain (02-11-2016 14:16:13)
Je reviens de "Kew national museum"pas mal d'info sur l'Afghanistan 17 -18 ieme siecle ca prend du temps a lire mais les Anglais n'ont pas suivies leur histoire en 2012!!!!!!
RDENIS (22-11-2011 06:56:35)
Très bon résumé, (lire le "grand jeu" de Peter Hopkirk pour encore plus d'histoire)
jean-guy (21-09-2008 10:23:14)
Au delà de ces événements, il reste à cerner les enjeux de ces batailles. Il semble qu'il y ait des enjeux géopolitiques - N*S : Accès à l'océan indien pour la Russie et les Occidentaux qui veulent l'en empêcher, - O*E : unification d'une zone islamique de l'Atlantique au Pacifique pour les "musulmans" ("musulmans" car je pense que sous ce terme se cache une diversité bien plus grande). Enfin, y a-t-il un enjeu économique ? certains rapports francais d'avant la dernière guerre parlaient d'énormes gisements de minéraux dont notamment du fer en très grande quantité.
TRAMONI (02-11-2007 23:19:32)
Il est à souhaiter que les forces internationales engagées présentement en Afghanistan ne subissent pas le même désastre que les Anglais au siècle dernier. La partie semble bien mal engagée dans un pays montagneux avec l'hostilité grandissante de la population soudée par la religion musulmane hanafite qui a toujours réussi jusqu'ici à chasser les étrangers dernièrement encore les Russes. Il serait peut-être bon de retirer les 700 hommes de nos forces spéciales qui opèrent là -bas et qui pourrait nous valoir des représailles jusqu'en France. Finalement, que faisons-nous sur ce théâtre d'opérations?