Le 16 septembre 1824, dans une lettre de Joseph Nicéphore Niépce à son frère Claude établi à Londres, l'inventeur bourguignon se félicite d'avoir enfin réussi à fixer une vue de sa maison par un procédé de captation de la lumière du soleil, qu'il appelle « héliographie ».
La découverte de cette lettre a conduit les chercheurs et historiens qui animent la Maison Nicéphore Niepce (Saint-Loup-de-Varennes, Saône-et-Loire) à en faire l'acte de naissance de la photographie. Elle est issue du croisement de la « chambre noire », connue depuis l'Antiquité, et de la fixation des couleurs sur papier par voie chimique. Il ne reste toutefois rien de cette première vue ; la plus ancienne photo que l'on ait conservée remonte à l'année 1827...
Les frères Niépce, dignes héritiers des Lumières
Sans jeu de mots, on peut voir en Niépce l'un des derniers représentants du Siècle des Lumières, par sa curiosité et son ouverture d'esprit.
Né à Chalon-sur-Saône le 7 mars 1765, sous le règne de Louis XV, dans une riche famille de notables, Joseph Niépce fait des études chez les frères oratoriens et se passionne très tôt pour la physique et la chimie.
En 1788, renonçant à la prêtrise, il entre dans la Garde nationale... et se donne le surnom de Nicéphore. Sous la Révolution, en 1792, il entre dans l'armée de la République mais ne tarde pas à la quitter. À Nice, en 1794, il se marie et ne tarde pas à avoir un fils, Isidore, qui ne manquera pas plus tard de l'aider financièrement quand il se trouvera dans la gêne du fait de ses travaux.
Le ménage est rejoint par Claude, le frère aîné de Nicéphore, et tous les deux, de retour à Chalon-sur-Saône en 1801, ne vont avoir de cesse de travailler sur les projets les plus fous... comme vingt ans plus tôt les frères Montgolfier !
C'est ainsi qu'ils mettent au point le premier moteur au monde à combustion interne, ancêtre de nos moteurs diesel (il fonctionnait avec du charbon mélangé à de la résine).
Claude et Nicéphore obtiennent en 1807 de Napoléon un brevet de dix ans pour cet engin dénommé « pyréolophore » (on peut être un génie de la physique sans être doué pour le marketing) et démontrent ses aptitudes en remontant la Saône avec une maquette de bateau de deux mètres de long.
Là-dessus, ils tentent de mettre au point une pompe hydraulique pour remplacer l'énorme « machine de Marly » qui amène l'eau à Versailles. Puis, l'indigo (colorant bleu) se faisant rare du fait du Blocus continental, ils étudient son remplacement par le pastel, cultivé dans le Sud-Ouest...
Mais leurs affaires n'avancent pas. La guerre et l'enchérissement des matières premières rendent difficile le développement et l'exploitation du pyréolophore. En 1816, Claude part à Londres pour tenter d'exploiter l'invention avant que n'expire le brevet. Quand Claude mourra, douze ans plus tard, toujours à Londres, Nicéphore s'apercevra qu'atteint de troubles mentaux, il a dilapidé la fortune familiale dans des inventions fictives...
Victoire posthume
Resté seul dans sa maison de Saint-Loup-de-Varennes, près de Chalon-sur-Saône, Nicéphore lâche la physique pour la chimie et revient à une idée qui l'obsède depuis près de deux décennies : fixer durablement les images projetées au fond des chambres noires !
Pour cela, l'inventeur commence par travailler sur la lithographie. Mis au point à la fin du XVIIIe siècle, ce procédé d'impression sur pierre calcaire tire parti de trois phénomènes, à savoir que l'eau pénètre aisément le calcaire mais n'y adhère pas tandis que les matières grasses le pénètrent tout y adhèrant fortement, enfin que les matières grasses repoussent l'eau.
Après de nombreux essais infructueux, il a l'idée d'imprégner une plaque d'impression métallique avec du chlorure d'argent et pour fixer l'image durablement, ajoute une couche de vernis également photo-sensible à base de bitume de Judée (une sorte d'asphalte).
Parallèlement, l'inventeur se passionne en 1818, pour la draisienne (ancêtre du vélo sans pédalier) et fait sensation en parcourant sur son « vélocipède », les chemins de Saint-Loup-de-Varennes...
En 1822, Nicéphore Niépce produit enfin de premières « héliographies » qui ont la vertu de ne pas s'effacer au bout de quelques minutes. C'est ainsi qu'il fait la copie d'un portrait du pape Pie VII par la seule action de la lumière sur une plaque de verre enduite de bitume de Judée.
En 1824, il approche du terme de ses recherches en réalisant des « Points de vue » sur pierres lithographiques calcaires avec du bitume de Judée ; les temps de pose sont encore de l'ordre de cinq jours !
Le 16 septembre 1824, dans une longue lettre à son frère Claude, toujours établi à Londres, Nicéphore écrit : « ... j'ai la satisfaction de pouvoir t'annoncer enfin, qu'à l'aide du perfectionnement de mes procédés je suis parvenu à obtenir un point de vue tel que je pouvais le désirer, et que je n'osais guère pourtant m'en flatter, parceque jusqu'ici, je n'avais eu que des résultats forts incomplets. Ce point de vue a été pris de ta chambre du côté du Gras ; et je me suis servi à cet effet de ma plus grande c. o. et de ma // plus grande pierre. L'image des objets s'y trouve représentée avec une netteté, une fidélité étonnantes, jusque dans ses moindres détails, et avec leurs nuances les plus délicates. Comme cette contre-épreuve n'est presque pas colorée, on ne peut bien juger de l'effet qu'en regardant la pierre obliquement : c'est alors qu'il devient sensible à l'oeil, à l'aide des ombres et des effets de lumière ; et cet effet, je puis le dire, mon cher ami, a vraiment quelque chose de magique. Il y a déjà plusieurs jours que mon expérience est faite : mais j'ai voulu laisser sécher la pierre avant de la passer à l'acide pour la graver ».
Pierre-Yves Mahé note à propos de cet extrait : « Après bien des échecs et des insuccès plus ou moins marqués, Nicéphore annonce un résultat réussi. Les phrases qui précèdent sont pour nous la naissance de l'invention de la photographie qui doit être datée de ce jour. L'une des premières photographies au monde fut donc obtenue sur pierre calcaire et il s'agissait d'un point de vue du Gras depuis la chambre de Claude » (source).
En 1827, enfin, après avoir exposé une plaque d'étain poli pendant huit heures, Niépce produit la célèbre photo que l'on connaît : « Point de vue du Gras » ; c'est une vue (très floue) prise d'une fenêtre de sa maison de Saint-Loup-de-Varennes (aujourd'hui transformée en musée).
Vu le temps d'exposition, le procédé n'est pas prêt pour la photographie instantanée et le portrait mais Niépce n'en a cure : il s'intéresse avant tout à la lithographie, autrement dit l'impression de dessins (fixes par définition).
Là-dessus, voilà que l'inventeur de Chalon-sur-Saône entre en relation, par l'intermédiaire de son opticien, avec un fantasque décorateur de théâtre parisien, Louis Daguerre.
De vingt-deux ans plus jeune, celui-ci utilise habilement les ressources de la chambre noire dans ses arrangements théâtraux.
Il perçoit tout l'intérêt commercial du procédé de fixation des images de Niépce et le convainc de signer un contrat d'association en 1829. Voilà réunies les deux techniques à la base de la photographie !
Un héritage fécond
La mort brutale de Niépce, le 5 juillet 1833, ne met pas fin à l'aventure dont le rythme va même s'accélérer : Daguerre réussit avec des produits ad hoc à ramener les temps de pose à quelques minutes et conçoit en 1837 un appareil de prise de vues qu'il baptise avec modestie « daguerréotype ».
Comme il manque d'argent mais pas d'entregent, il convainc l'astronome François Arago (53 ans) de soutenir son projet. Celui-ci s'empresse de jouer de son influence pour pousser l'État à se rendre acquéreur de l'invention puis à « en doter libéralement le monde entier », lors de la séance historique du 19 août 1839.
La France du « roi-bourgeois » Louis-Philippe Ier prend ainsi l'Anglerre de vitesse. Celle-ci ne relâche pas pour autant ses efforts.
Fox Talbot (1800-1877), qui était en concurrence avec Niépce, met au point en 1841 un procédé permettant de multiplier les épreuves positives à partir d'un négatif intermédiaire. Celui-ci est obtenu sur un papier au chlorure d’argent rendu translucide avec de la cire. L'image est révélée avec une solution de nitrate d'argent chimique. Dans le même temps, un autre Anglais, John Herschell, met au point un procédé de fixation de l'image avec une solution d'hypochlorite de soude.
John Herschell baptise le procédé photography ou photographie (du grec phos, « lumière », et graphê, « écriture ») et ce terme va rapidement s'imposer dans toutes les langues du monde, en lieu et place de l'héliographie de Niépce (du grec helios, « soleil »).
En attendant, le succès du daguerréotype est immédiat et phénoménal. Dès 1841, le physicien Hippolyte Fizeau a l'idée de remplacer l'iodure d'argent par le bromure d'argent dont la sensibilité à la lumière est supérieure. Le temps de pose n'est plus dès lors que de quelques secondes et il devient possible de réaliser des portraits. Le daguerréotype prend vite la place des portraits en miniature dans les salons des familles bourgeoises.
Sources
On peut se reporter au site internet très complet Maison Nicéphore Niépce. Ce site est animé par le photographe Pierre-Yves Mahé, à l'origine de l'École internationale de photographie de Paris Spéos et par ailleurs découvreur de la maison de Saint-Loup-de-Varennes (Saône-et-Loire) où Niépce réalisa ses premières héliographies (plus tard rebaptisées photographies).
Toute la correspondance de Nicéphore Niépce a été rassemblée dans un ouvrage de 1 600 pages rédigé par Manuel Bonnet, descendant de Nicéphore Niépce, et Jean-Louis Marignier, chercheur au CNRS. Financé par Spéos, cet ouvrage est entièrement disponible en ligne sous le titre Niépce, Correspondance et Papiers (éditions Maison Nicéphore Niépce).
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