Le 9 vendémiaire an VI (30 septembre 1797), Dominique Ramel (dit Ramel-Nogaret), ministre des Finances du Directoire, ferme le marché des titres publics et fait voter une loi annulant de facto les deux tiers de la dette publique.
Par cette «banqueroute des deux tiers», il tente de solder la dette publique et de rétablir l’équilibre des finances publiques après plusieurs années d’agitation révolutionnaire.
«J'efface les conséquences des erreurs du passé pour donner à l'État les moyens de son avenir», assure le ministre.
Dans le même temps, comme les impôts ne rentrent plus, le gouvernement met en place une fiscalité nouvelle et notamment un impôt sur les portes et fenêtres.
Entre banqueroute et inflation
Dans les siècles antérieurs, il était courant que les souverains annulent de temps à autre tout ou partie de leur dette par voie d’autorité. Ou qu’ils la réduisent plus subrepticement en dévaluant la monnaie, en gonflant la masse monétaire et en faisant monter les prix. Ainsi les argentiers de Philippe le Bel diminuaient-ils en cachette la teneur en or des pièces de monnaie.
À chaque fois, la confiance des créanciers s’érodait mais le temps faisait son œuvre et, une fois remis de leur spoliation, ils revenaient vers le souverain pour lui proposer de nouveaux prêts… à moins qu’ils n’eussent été exilés ou brûlés, tels les Templiers à l’époque de Philippe le Bel (encore lui !).
En 1726, peu après la mémorable faillite de Law, le cardinal de Fleury, Premier ministre de Louis XV, convertit l’État à la rigueur. L’économie du royaume ne s’en porte que mieux. Mais ses bonnes intentions ne résistent pas à la défaite de la France dans la guerre de Sept Ans, en 1763. L’abbé Terray, contrôleur général des finances, convainc Louis XV d'annuler une partie de la dette.
Son successeur renoue avec le respect des engagements financiers. Turgot met en place la Caisse d'escompte, ancêtre de la Banque de France, comme banquier de l'État. Elle est indépendante afin de lui éviter la tentation de faire marcher la planche à billets et de rembourser ainsi la dette par le moyen caché de l’inflation.
Mais la guerre d’Indépendance américaine vient une nouvelle fois contrecarrer ces bonnes intentions. La France s’endette massivement pour soutenir les Insurgents et prendre sa revanche sur l’Angleterre. Revanche coûteuse s’il en est. Calonne, nouveau contrôleur général des finances, augmente la dette publique au point qu’en 1788, elle représente environ 80% de la richesse nationale.
Contraint de lever de nouveaux impôts, le roi convoque les états généraux pour faire approuver ceux-ci. On sait ce qu’il en adviendra : transformation de l’assemblée en assemblée nationale constituante, prise de la Bastille etc. En attendant, comme la réforme fiscale se fait attendre, on nationalise les biens de l’Église et l’on vend au public des bons du Trésor gagés sur ces biens : les assignats.
Spoliation révolutionnaire
Créés le 19 décembre 1789 pour un montant de 400 millions de livres, ces assignats se transforment rapidement en papier-monnaie ne portant plus intérêt et avec un pouvoir libératoire limité (on ne peut bientôt plus les échanger contre leur contrepartie en monnaie métallique). Le 29 septembre 1790, les assignats deviennent billets de banque et leur montant s'élève déjà à 1200 millions. Ainsi, une opération conçue pour liquider la dette se transforme en une manière tortueuse de financer l'État.
Très vite, le cours du papier-monnaie se déprécie cependant qu'augmentent en flèche les prix et avec eux l'agitation sociale, d'où vont découler les journées révolutionnaires du 20 juin 1792 et du 10 août 1792, avec la chute de la royauté puis, l'année suivante, la mise à l'ordre du jour de la Terreur, destinée entre autres motifs à sévir contre la spéculation.
L'inflation fait le malheur des pauvres gens comme des rentiers qui avaient prêté à l'État. Elle profite par contre aux spéculateurs et permet également aux gens les plus habiles d'acquérir des biens nationaux pour des sommes dérisoires. Ainsi un profiteur acquiert-il un château et ses terres en les payant avec la simple vente des grilles et balustrades.
Remède de cheval
Quand s'installe le Directoire en octobre 1795, on compte 18 milliards d'assignats en circulation. Il va sans dire que leur valeur faciale n'a plus rien à voir avec leur valeur effective. 100 livres-papier ne valent déjà plus que 15 sous.
Dans un premier temps, par la loi du 19 frimaire an IV (10 décembre 1795), le gouvernement institue un «emprunt forcé» de 600 millions de livres en numéraire prélevé sur le quart le plus riche des contribuables. «Nous avouons d'avance qu'il y aura nécessairement de l'arbitraire et quelques injustices particulières ; aussi n'est-ce pas une taxe que nous vous proposons d'établir, mais un emprunt dont le remboursement réparera toutes les injustices particulières», croit bon de préciser Dominique Ramel.
Puis le gouvernement relance la frappe de monnaies métalliques, en particulier de très beaux écus du type : «Hercule unissant l'Égalité et la Liberté». Enfin, le 30 pluviôse an IV (19 février 1796), il renonce officiellement à émettre de nouveaux assignats et, pour en apporter la preuve, fait brûler la planche à billets en public sur la place Vendôme. Non sans justesse, Ramel déclare en manière d'épitaphe : «Les assignats ont fait la Révolution ; ils ont amené la destruction des ordres et des privilèges, ils ont renversé le trône et fondé la République. Jugez les services qu'ils ont rendus au succès de notre cause par les efforts qu'ont faits nos ennemis pour en ruiner le crédit» (*).
Mais comme les détenteurs de monnaie métallique, méfiants, persistent à cacher celle-ci et à la thésauriser, le gouvernement, faute de mieux, émet 2,4 milliards d'une nouvelle monnaie-papier, le «mandat territorial», par la loi du 28 ventôse an IV (18 mars 1796). Sa dégringolade est quasi-instantanée et il est démonétisé onze mois plus tard en toute discrétion. Au final, un créancier qui aurait reçu 3000 francs-assignats de l'État en 1791 n'en aurait plus retiré qu'un franc en 1796.
Dans cette situation confuse, la dette publique demeure en l'état. Le seul élément de référence dont dispose le gouvernement est le Grand Livre de la dette publique, créé par le conventionnel Cambon en 1793, où sont inscrits tous les créanciers de l'État. Cet inventaire va permettre de mieux les spolier.
Le montant des rentes perpétuelles à 5% s'élève à 120 millions, ce qui correspond à un capital de 2,4 milliards répartis entre 112.000 titulaires. À cela s'ajoutent deux millions de dettes diverses et 70 millions de rentes viagères et de pensions versées à 180.000 bénéficiaires.
Par la loi du 9 vendémiaire an VI (30 septembre 1797), le ministre Ramel consolide le tiers de la dette publique et «mobilise» les deux autres tiers en les représentant par des bons au porteur de 5% pour les rentes perpétuelles et de 10% pour les rentes viagères. Dans la réalité, ces bons, qui sont une nouvelle forme d'assignats, ne trompent personnne. Leur valeur s'effondre de suite, consommant la ruine des créanciers de l'État.
Ramel ne s'en tient pas là. Il remet en ordre les impôts. L'assiette des impôts - autrement dit leur répartition -, et leur recouvrement - ou perception - sont confiés à des fonctionnaires et non plus à des élus. En 1798, alors que le régime arrive sur sa fin, la loi du 3 nivôse an VII (23 décembre 1798) fixe à 3 journées de travail la base de la contribution personnelle de chacun et la loi du 4 frimaire an VII (24 novembre 1798) établit la contribution sur les portes et fenêtres. Aux portes de Paris, l'impopulaire octroi (douane intérieure) est rétabli enfin le 26 vendémiaire an VIII (18 octobre 1798).
Épilogue
La banqueroute des deux tiers et les différentes manigances du Directoire entérinent un spectaculaire transfert des fortunes comme jamais la France n’en a connu.
Au sommet de la pyramide sociale apparaît une classe arrogante de nouveaux riches, qui ont profité des ventes de biens nationaux et des trafics avec les armées. Dans les campagnes, les paysans, par la disparition des derniers droits féodaux et les ventes des biens nationaux (terres de l’Église et des émigrés), se transforment en petits propriétaires à part entière.
Sur un plan financier, la banqueroute atteint son objectif. Elle assainit le budget de l'État mais celui-ci, ayant ruiné son capital confiance, devra attendre la chute de Napoléon 1er pour pouvoir de nouveau lever un grand emprunt auprès du public.
Depuis lors, le gouvernement français n’a jamais renoué avec la banqueroute… mais il s’est toujours habilement arrangé pour dissoudre la dette en laissant filer l’inflation (tandis que les prix et les revenus augmentent, les versements d’intérêts restent fixes et, donc, se déprécient). C’est elle qui a permis d’effacer la facture de la Grande Guerre puis de la Seconde Guerre mondiale. Celui qui a prêté en toute confiance, en 1913, 1.000 francs-or à l’État français, s’est retrouvé 40 ans après avec un centième de cette somme en valeur réelle.
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