Suite à la convocation officielle des états généraux par le roi Louis XVI, en janvier 1789, tous les habitants du royaume se réunissent pour délibérer et débattre en vue d’élire leurs représentants et présenter leurs doléances au souverain.
Ces cahiers de doléances, que l’on croyait tombés dans les oubliettes de l’Histoire, reviennent dans l’actualité en 2018 à la faveur de la révolte des « Gilets jaunes ».
Leurs origines sont lointaines. Elles remontent au XVe siècle et à la fin du Moyen Âge. Dans l’organisation territoriale complexe et touffue du royaume, ces registres participaient d’une forme de démocratie « délibérative » : chaque fois qu'ils le jugeaient nécessaire, les gens se réunissaient à l'échelon d'une paroisse (village ou quartier) ou d'un métier pour délibérer de tel ou tel sujet.
Ils exprimaient des souhaits, des réclamations, des remontrances prenant souvent la forme de plaintes, d’où leur nom de « cahier de doléances » (doléance venant du mot latin dolore, « souffrir », « se plaindre »). Ils élisaient enfin un mandataire en vue de soumettre leur cahier de doléances au représentant du roi.
Les cahiers de doléances et les états généraux
Les cahiers de doléances avaient en particulier vocation à nourrir la réflexion des états généraux.
Cette assemblée extraordinaire, dont l’origine remonte à Philippe le Bel (1302), réunissait des représentants des trois ordres ou états du royaume : clergé (ceux qui prient), noblesse (ceux qui combattent) et tiers état (ceux qui travaillent de leurs mains). Elle était convoquée par le roi quand celui-ci avait besoin de l’assentiment général pour faire passer des réformes importantes ou la création de nouveaux impôts.
Les états généraux furent assez fréquemment réunis aux XIVe et XVe siècles. Leur dernière réunion remonte à 1614, sous la régence de Marie de Médicis. Ensuite, le régime monarchique consolidé par Richelieu et Mazarin se dispensa d’y recourir jusqu’à la Révolution.
C’est dire que lorsque le roi Louis XVI et son ministre Necker décidèrent de convoquer à nouveau les états généraux, on en avait depuis longtemps oublié les modalités et il fallut mobiliser les archivistes pour les retrouver et les mettre à jour.
Pour cette raison aussi, les seuls cahiers de doléances qui ont laissé une marque dans l’Histoire sont ceux de 1789. L’historien Alexis de Tocqueville y vit « le testament de l’ancienne société française, l’expression suprême de ses désirs, la manifestation authentique de ses volontés. »
Soixante mille cahiers de doléances
Sur fond de déficit public et de dette (déjà !), la France de Louis XVI connaissait une situation financière dont elle ne parvenait pas à s’extraire.
C’est pourquoi, le 24 janvier 1789, le roi se résolut à convoquer les états généraux pour le 27 avril de la même année – en réalité ils s’ouvriront le 5 mai- dans une lettre officielle stipulant que « Nous avons besoin du concours de nos fidèles sujets pour Nous aider à surmonter toutes les difficultés où Nous Nous trouvons relativement à l’état de Nos finances » ainsi que « pour Nous faire connaître les souhaits et doléances de nos peuples ».
Durant les mois de février et de mars, le clergé et la noblesse rédigèrent leurs registres de doléances dans les bailliages ou sénéchaussées qui constituaient à l’époque les circonscriptions électorales. Les électeurs du tiers état, autrement dit les hommes d’au moins 25 ans et assujettis à l’impôt, se réunirent également dans les paroisses et les corps de métiers, rédigèrent leurs doléances et procédèrent à l’élection de délégués qui les transmirent au bailliage ou à la sénéchaussée.
C’est un total de soixante mille cahiers environ qui furent rédigés sur l’ensemble du territoire avant d’être réduits au niveau national à douze cahiers par ordre, enfin à une synthèse générale. Beaucoup de ces cahiers étaient calqués les uns sur les autres ou s'inspiraient d'une brochure de l'abbé Sieyès.
Déjà le déficit et la dette
Alors que disent ces cahiers de cette France divisée en trois ordres, essentiellement rurale, illettrée pour la plus grande partie de ses habitants, en proie à une crise économique et à des révoltes sociales dans ces mois de 1789 prérévolutionnaires ?
Sans surprise, les cahiers du clergé et de la noblesse défendent globalement leurs privilèges. Les premiers insistent pour que seule la religion catholique soit reconnue, et ils stigmatisent la dissolution des mœurs. La noblesse ne forme pas forcément un bloc monolithique, divisée en libéraux et conservateurs. Elle demande une plus grande liberté pour elle-même, un rôle plus décisif des états généraux dans le gouvernement, une manière de limiter les pouvoirs du roi et d’écarter les ministres issus de la « roture » (le tiers état).
Mais ce sont les cahiers du tiers état qui se révèlent les plus riches d’enseignements. Certes, ils recouvrent des préoccupations les plus disparates, parfois d’une grande naïveté, mais deux traits essentiels se dégagent des aspirations populaires : un profond respect envers le roi et une vive exaspération fiscale.
Les habitants de Critot du bailliage de Rouen écrivent : « Le Roi qui est assez sage et assez grand pour rassembler ses sujets, écouter leurs plaintes, les consulter sur la réforme des abus et sur tout ce qui peut contribuer à leur bonheur, est celui que nous choisirions pour maître si Dieu ne nous l’eût pas donné dans sa clémence. Nés dans un Royaume monarchique, nous voulons toujours le même gouvernement : que le trône soit héréditaire et non électif, et puisse-t-il être jusqu’à la fin des siècles occupé par les Bourbons ! »
De la sénéchaussée d’Aix (Provence) s’élève une ode en faveur du roi : « O Louis XVI ! héritier du sceptre et des vertus de Louis IX, de Louis XII et de Henri IV ! vous avez dès vos premiers pas au trône établi les mœurs, et ce qui est encore plus glorieux, vous en avez donné l’exemple au milieu d’une cour française (…) O grand roi ! perfectionnez votre ouvrage, soutenez le faible contre le puissant, détruisez le reste de l’esclavage féodal, affranchissez nos biens de la servitude dont vous avez affranchi depuis peu nos corps, et votre nom sera invoqué par les malheureux de toutes les nations, et la prospérité la plus reculée nous enviera le bonheur d’avoir vécu sous vos lois ; achevez de nous rendre heureux ; vos peuples livrés à des despotes se réfugient en foule au pied de votre trône, et viennent chercher en vous leur Dieu tutélaire, leur père et leur défenseur. »
À Petite Synthe, près de Dunkerque, on loue « la bonté extrême d’un si grand roi » et on exprime « véritable reconnaissance et amour » envers le souverain avant de « désirer vivement que la royauté française soit la plus dominante, la plus splendide et glorieuse de tout l’univers… »
Les habitants de Sèvres, du bailliage de Versailles « supplient Sa Majesté d’agréer et de recevoir de la nation un surnom digne des qualités éminentes d’un si grand monarque, qui caractérise spécialement ses vertus patriotiques : c’est-à-dire le Père du Peuple et régénérateur de la France. »
À quelques mois de la Révolution, loin d’aspirer à un changement de régime, les couches populaires du tiers état renouvellent donc leur confiance envers Louis XVI qu’elles considèrent comme un bon roi et qu’elles savent gré d’organiser des états généraux pour leur donner la parole. Elles voient en lui une figure protectrice, paternelle, qu’elles encouragent à défendre les plus faibles.
Tout en réaffirmant leur amour envers le roi, les Toulousains, déjà à l’avant-garde de la revendication ( !), ne craignent pas aussi de revendiquer la liberté de la presse, la fin de la censure et davantage d’égalité entre les citoyens :
Cahier des plaintes et doléances de la ville et banlieue de Toulouse, délibérées à l'Hôtel de Ville le 17 mars 1789.
Il a été délibéré :
Article premier. - De remercier très humblement Sa Majesté de sa bienfaisance envers la Nation, en la suppliant de vouloir bien recevoir avec bonté les sentiments de respect et d'amour que l'ordre du Tiers-État consacre pour toujours à sa personne et à sa gloire.
Art. 2. - De supplier les États généraux d'arrêter, conformément à la décision de Sa Majesté, que les députés du Tiers-État aux Assemblées nationales et provinciales seront toujours au moins en nombre égal à celui des autres deux ordres réunis, et qu'on y délibèrera par tête et non par ordre.
[NB : le 27 décembre 1788, le Conseil royal avait accordé le doublement du Tiers-État sans se prononcer sur le vote par tête] (...)
Article 5. - D'établir la liberté indéfinie de la presse par la suppression absolue de la censure à la charge par l'imprimeur d'apposer son nom à tous les ouvrages qu'il imprimera, et de répondre, solidairement avec l'auteur, de tout ce que ses écrits auront de contraire à la religion, à l'ordre général, à l'honnêteté publique et à l'honneur des citoyens.
Article 6. - De reconnaître et déclarer dans la forme la plus solennelle, par un acte authentique et permanent, que la Nation a seule le droit de s'imposer, c'est-à-dire d'accorder ou de refuser l'impôt, d'en régler l'étendue, la répartition, l'emploi, la durée, même d'ouvrir des emprunts ; et que toute autre manière d'imposer ou d'emprunter est illégale, inconstitutionnelle, et sera de nul effet.
Article 7. - De supprimer tout impôt distinctif et d'établir une égalité proportionnelle dans la répartition des impôts, tant réels que personnels, sur tous les sujets sans exception, et ce par un seul et même rôle. (...)
Article 17. - De supprimer les milices, comme nuisibles à l'agriculture et à l'industrie. (...)
En revanche, les mêmes se montrent plus critiques envers la gouvernance et notamment la politique fiscale unanimement décriée et tenue pour responsable de la misère du peuple. « Un seul et véritable tyran, le FISC, qui s’occupe nuit et jour à enlever l’or de la couronne, l’argent des crosses, l’acier des épées, l’hermine des robes, le cuivre des comptoirs, le fer des charrues et de toutes sortes d’outils, et jusqu’à l’airain des cloches », s’indigne la population de Montousse (Bigorre).
Le bailliage de Bricy (Orléanais) dénonce des « inventions fiscales si étrangement multipliées, des impôts de toute espèce établis sous toutes les formes (…) des codes fiscaux antinaturels et barbares, des atteintes multipliées portées à la liberté des personnes et des biens. »
Des villageois auvergnats décrivent l’inflation fiscale qui accule les paysans à la pauvreté : « Dans les premiers temps de la monarchie, l’impôt de la taille était isolé. Dans la suite, et à mesure que l’imagination s’est fortifiée, les accessoires ont paru et se sont multipliés. De là les capitations, les vingtièmes et tant d’autres impôts qui par leurs accroissements rapides sont devenus autant de fléaux pour les habitants des campagnes. Que l’on juge en effet de l’impossibilité où se trouvent ces malheureux villageois, eux qui, après avoir employé l’année entière au travail le plus pénible et le plus nécessaire à l’Etat, retirent à peine du sein de leur terre le juste fruit de leurs travaux… »
Les maçons de Marseille se plaignent eux-aussi des nombreuses et injustes taxations qui touchent les familles en concernant les produits alimentaires de première consommation : « La manière de percevoir les impositions à Marseille frappe principalement sur la classe la plus pauvre et la plus nombreuse : le pain, la viande et le vin fournissent aux subsides du prince et à toutes les dépenses de la communauté. (…) Le ‘’doux régime’’ marseillais est bien amer pour le père de famille chargé d’enfants, pour le manouvrier qui s’épuise en gagnant sa subsistance, enfin pour les citoyens de toutes les classes qui, sans propriétés, sans capitaux, paient cependant les charges du riche qu’il devrait seul supporter (…) Les impositions ne devraient être établies que sur les jouissances. Si cela était, il en coûterait, il est vrai un peu plus au riche pour jouir (…) Mais le pauvre souffrirait moins. »
Parmi les taxes appliquées à la consommation et ressenties comme les plus injustes, la gabelle, qui s’applique au sel, fait l’objet d’un rejet massif dans les cahiers de doléance à l’image de celui de la communauté de Biecourt du bailliage de Mirecourt qui « supplie Sa Majesté de diminuer le prix du sel ; c’est surtout le pauvre qui sent le poids de cet impôt qui n’est pas comme les autres proportionné aux facultés mais à la quantité dont on use. » Pour les habitants de Pruillé-l’Eguillé dans la sénéchaussée de Château-du-Loir, il s’agit d’un « fléau pestilentiel » dont ils demandent « l’anéantissement entier ».
Fait rare, dans une longue adresse, les trois ordres du bailliage de Langres font cause commune pour plaider en faveur d’une répartition plus équitable de l’impôt : « Le temps est arrivé, Sire, de poser les bases d’un juste partage de l’impôt entre tous les citoyens (…) Oui Sire, tous vos sujets de tout état et de tout rang rendent maintenant hommage à cette grande vérité que l’égalité proportionnelle doit être la loi des contributions (…) Il est contraire et aux principes de l’équité et aux sentiments de l’humanité d’aggraver le fardeau des plus pauvres pour alléger la charge des plus riches. »
Épilogue
De fait, après l’abolition des ultimes privilèges, dans la nuit du 4 août 1789, les députés vont remettre à plat toute la fiscalité et établir l’égalité de tous devant l’impôt.
Mais les besoins de l’État allant croissant et les classes possédantes rivalisant d’astuces pour obtenir exonération sur exonération, la question fiscale va revenir sur le devant de la scène. La révolte des Gilets jaunes, née d’une augmentation de la taxe sur les carburants, en constitue la dernière illustration.
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