On ne peut évoquer la rupture entre l’Angleterre et ses colonies américaines sans mentionner le nom de Thomas Paine. D’origine anglaise mais installé en Amérique à l’âge de 37 ans, ce penseur aux idées radicales joua un rôle primordial dans la prise de conscience populaire qui aboutit, le 4 juillet 1776, à la Déclaration d’indépendance des États-Unis.
Pour cause, six mois plus tôt, le 10 janvier, il publiait un pamphlet intitulé Common Sense, que l’on peut traduire par « Sens commun » ou encore « Bon sens », où il appelait ses concitoyens des Treize Colonies anglaises d'Amérique du nord à s'unir dans une grande nation libérée des servitudes et de la monarchie. Lui-même en suggérait le nom : États-Unis d'Amérique. Ce fut un véritable triomphe qui provoqua dans les colonies d’Amérique comme en Europe, autant d’oppositions que d’enthousiasmes et de débats passionnés.
En tant que « citoyen du monde » et républicain convaincu, Thomas Paine participa activement à deux révolutions d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, l’une américaine et l’autre française.
La guerre d’indépendance des États-Unis
Thomas Paine est né en Angleterre le 9 février 1737 dans une famille modeste dont le père était quaker et la mère anglicane.
En 1774 il émigre en Amérique et s’installe à Philadelphie dans l’État de Pennsylvanie, pourvu d’une lettre de recommandation de Benjamin Franklin qu’il avait rencontré à Londres. Il travaille en tant que journaliste et devient éditeur au Pennsylvania Magazine.
Sa pensée est très influencée par la tradition libérale classique et la philosophie des Lumières, ce qui le pousse à apporter son soutien au mouvement indépendantiste américain alors en pleine gestation. En effet Thomas Paine était arrivé en Amérique à un moment crucial de son histoire.
À cette époque, ce qui allait devenir plus tard les États-Unis d’Amérique, n’était encore qu’un petit groupe de treize colonies confinées dans le nord-est américain, propriétés de l’Empire britannique.
Or, de nombreux contentieux économique et social opposaient les colons et la Grande-Bretagne, notamment à propos de nouvelles taxes imposées par le Parlement (dont le Stamp Act de 1765) et du monopole exercé par les navires anglais sur le transport de certaines marchandises comme le thé. Les colons avaient également interdiction d’étendre leurs territoires vers l’ouest pour ne pas entrer de nouveau en conflit avec les Amérindiens.
De cette frustration naît un désir d’émancipation chez une partie des colons qui finalement décident de prendre les armes contre la Couronne. Entre 1775 et 1783, Patriots et loyalistes vont s’affronter dans une guerre où interviennent aussi bien les Français, les Espagnols, les Allemands ou les Canadiens que les nations amérindiennes et même certains esclaves noirs affranchis.
Dès le début de cette révolution, le journaliste Thomas Paine devenu militant radical, prenait parti pour les insurgés américains en publiant son Common Sense.
La publication du Common Sense
Le pamphlet de 47 pages est publié le 10 janvier 1776 à Philadelphie, de manière anonyme. Il se vend à près de 150 000 exemplaires en l’espace de quelques mois (alors que la population des colonies est estimée à 2,5 millions d’habitants), ce qui en fait le livre le mieux vendu de l’histoire des États-Unis et le plus grand succès de librairie qu’ait connu le XVIIIème siècle.
Ce succès est notamment dû au style simple et largement compréhensible dans lequel le texte est rédigé. L’objectif premier de l’auteur était de convaincre les habitants des colonies de ne pas rester indifférent face à la révolution en cours.
Thomas Paine s'est appliqué à résumer en quatre chapitres tous les arguments que les Patriots proclamaient depuis des années. D’abord, il écrit sur les systèmes de gouvernement en général, et critique la fondation et la structure même du gouvernement britannique. Il en profite pour dénoncer l’incompétence et la corruption chez les monarques anglais et rappelle notamment qu’il y eut huit guerres civiles et dix-neuf rebellions sous la monarchie anglaise.
Ensuite, il émet une critique de la monarchie en général et du système de succession héréditaire qu’il dépeint comme intrinsèquement pervers, illégitime, absurde et contraire à la volonté de Dieu. « Un seul honnête homme est plus précieux à la société et au regard de Dieu que tous les bandits couronnés qui ont jamais existé », écrit-il en guise de profession de foi républicaine.
Puis, l’auteur explique les avantages d’un gouvernement représentatif en détaillant la Constitution qu’il imagine pour les États-Unis et en proposant que soit rédigé une Charte continentale (sorte de Magna Carta américaine). Enfin dans une dernière partie, Thomas Paine expose son opinion sur le potentiel de l’armée américaine et se montre très optimiste quant à l’issue de la révolution en cours.
En résumé, l’argument principal du texte repose sur la nécessité pour les colonies américaines de s’unir et de proclamer leur indépendance vis-à-vis de la couronne d’Angleterre. Pour cela il n’hésite pas utiliser le sarcasme et des comparaisons impitoyables pour désacraliser la monarchie. Enfin il prône l’égalité entre les hommes, et Dieu seul comme autorité suprême.
On comprend alors pourquoi Thomas Paine choisit l’expression de Common Sense pour son titre. Il fait un lien entre « sens commun » et démocratie en affirmant que le « sens commun » est résolument du côté des peuples et donc l’adversaire des rois.
Cette idée était encore très minoritaire au XVIIIe siècle. De John Locke à Montesquieu et Voltaire, les grands esprits avaient une préférence affirmée pour les régimes à dominante aristocratique. Le gouvernement par le peuple était considéré comme une source de désordre et d’instabilité, voire bien pire. Il n'y avait guère qu'un marginal comme Jean-Jacques Rousseau pour avoir foi dans l’intuition collective et quotidienne du « peuple » et dans son aptitude à gouverner.
Par la suite, Thomas Paine publiera entre 1776 et 1783 The American crisis (La Crise américaine), soit une série de treize textes qui complète le Common Sense et qui rencontre aussi un grand succès. Il y encourage les Américains à résister et à continuer la guerre contre la monarchie anglaise.
L’influence du Common Sense
Common Sense est reçu par les colons comme un appel aux armes et a effectivement poussé beaucoup d’entre eux à rejoindre le mouvement révolutionnaire. Car au début, la cause de l’indépendance n’était pas toujours prise au sérieux et n’avait pas encore été considérée comme une idée intellectuellement fondée. Le commandant de l’Armée continentale, George Washington, alla jusqu’à ordonner la lecture de ce pamphlet aux soldats pour leur donner du courage.
Il n’est donc pas seulement lu à Philadelphie mais bien dans l’ensemble des Treize Colonies. La presse ne parle plus que du Common Sense, provoquant ainsi des débats entre intellectuels et gens lettrés à propos de la démocratie, des formes de gouvernement et de morale, mais aussi sur la signification d’un gouvernement républicain.
Le pamphlet est distribué et lu à haute voix dans les tavernes et les lieux de rencontres privés. Son radicalisme et la violence de ses idées attisent aussi les critiques et les oppositions de certains tels que John Adams.
Quoiqu’il en soit, après le Common Sense, une république semblait être la seule forme possible de gouvernement. C’est dans la même ville de Philadelphie, six mois plus tard, le 4 juillet 1776, que le Second Congrès continental ratifie la Déclaration d’indépendance des États-Unis dont Thomas Jefferson est le principal rédacteur.
Cette Déclaration sera officiellement reconnue par l'Angleterre le 3 septembre 1783 lors du traité de Paris qui met un terme à la guerre d’indépendance des États-Unis ; elle influencera également les rédacteurs français de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789.
Thomas Paine et la Révolution française
Thomas Paine, devenu un écrivain de réputation internationale, décide de revenir en Angleterre en 1787 où il publie Rights of Man (Les droits de l’Homme), en deux parties (1791 et 1792), qui est un nouveau succès de librairie.
Ce texte constitue à la fois une défense éloquente de la Révolution française ainsi qu’une nouvelle attaque contre la monarchie britannique, ce qui en fait une référence pour le mouvement jacobin. Cependant, le journaliste doit fuir l’Angleterre, victime de la répression des écrits séditieux. Des agents de la Couronne organisent des manifestations durant lesquelles la foule le brûle en effigie.
Profitant de sa popularité dans la France révolutionnaire où Common Sense et Rights of Man ont été traduits respectivement en 1790 et 1792, Thomas Paine traverse la Manche. Il est proclamé citoyen français par la Convention avant d’être élu député du Pas-de-Calais.
Proche des Girondins à l’instar de Condorcet, il prend part aux débats et ce malgré sa très mauvaise maîtrise de la langue française. Il s’oppose notamment à ce que le roi déchu Louis XVI soit condamné à mort, d’abord parce qu’il est opposé à la peine capitale mais aussi parce qu’il se rappelle que Louis XVI avait aidé les Patriots durant la guerre d’indépendance des États-Unis.
En décembre 1793, Robespierre arrive au pouvoir et tous les Girondins sont arrêtés dont Thomas Paine qui, en tant qu’étranger est d’autant plus suspect. Celui-ci passe la période de la Terreur dans la prison du Luxembourg. Finalement il échappe à l’échafaud et sera libéré trois mois après la chute de Robespierre, en novembre 1794. Il réintègre sa fonction de député à la Convention où il se prononce contre la Constitution de 1795 qui rétablissait le suffrage censitaire à la place du suffrage universel.
Ses derniers projets révolutionnaires
En prison, Thomas Paine avait commencé la rédaction de The Age of Reason (« Le siècle de la Raison »). Il s'y montre extrêmement critique et irrespectueux envers la religion chrétienne et la Bible qu’il considère comme un « tissu de mensonges, d’atrocités et de blasphèmes ». Il dénonce l’athéisme et milite en faveur d'une forme de déisme ; en d'autres termes pour une croyance personnelle et rationnelle en un Dieu du raisonnement plutôt qu’en un Dieu de foi ou de culte. En cela, il appelait à une révolution religieuse qu’il estimait être la conséquence logique de la révolution politique.
Durant son séjour en France, Thomas Paine continue d’écrire à propos de sujets très divers mais qui n’auront pas les mêmes répercussions que son premier ouvrage. En 1795, il s’érige en défenseur du suffrage universel et de la liberté d’expression, en publiant Dissertation sur les premiers principes de gouvernement.
Dans ce texte toujours très actuel, on peut lire notamment : « Celui qui veut conserver sa liberté doit aussi protéger ses ennemis de l'oppression car, s'il ne s'y astreint pas, il crée un précédent qui finira par l’atteindre ».
Puis, en 1797, Paine publie Agrarian Justice (« Justice agraire »), un bref opuscule dans lequel il analyse les origines du droit à la propriété et ses conséquences, et introduit le concept de revenu de base ou universel. On y reconnaît l’exigence égalitaire et les principes philosophiques issus de la théorie du droit naturel auxquels il était très attaché.
Son projet révolutionnaire pourrait donc être résumé en trois points centraux : pour le gouvernement, la fin du despotisme, pour l’individu le recouvrement des droits humains inaliénables, et pour la religion, une idée épurée de Dieu, somme toute pas très éloignée de la religion civile qui caractérise les États-Unis actuels.
Enfin, toute sa vie, Paine a espéré qu’une révolution éclate également en Angleterre, son pays natal. Il comptait pour cela sur Napoléon et ses batailles pour propager la révolution en Europe mais il déchante lorsqu’il se rend compte que celui-ci établit un régime autoritaire avec notamment des lois draconiennes contre la liberté d’expression. Il critiquera son ascension en le qualifiant notamment de « charlatan le plus parfait qui eût jamais existé ».
Son retour aux États-Unis, sa mort et sa postérité
En 1802, à l’invitation du président Thomas Jefferson, Thomas Paine revient aux États-Unis pour y finir sa vie. Malheureusement pour lui, il revient dans un pays agité par les conflits politiques entre fédéralistes et républicains et dans un contexte de Grand Réveil religieux.
L’auteur du Common Sense doit faire face aux attaques des fédéralistes qui lui reprochent sa participation à la Révolution française et son amitié avec Thomas Jefferson, et des religieux qui lui reprochent ses écrits sur la religion notamment Le Siècle de la Raison.
Ses diatribes contre Georges Washington, les Fédéralistes et les pro-esclavagistes, finissent par détruire sa réputation. En tant que déiste, il sera stigmatisé comme athée, notamment par le président Teddy Roosevelt (1901-1909) qui, au siècle suivant, le traite de « sale petit athéiste ». Seul et malade, il meurt à New York en 1809 à l’âge de 72 ans, dans un dénuement presque complet. Sa sépulture est d’ailleurs introuvable aujourd’hui.
Thomas Paine avait donc été exclu du culte de la personnalité qui s’était développé autour des « Pères fondateurs » à travers l’histoire des États-Unis. Au XIXème siècle, les seuls Américains qui se revendiquaient des idées de Thomas Paine se comptaient parmi les syndicalistes radicaux, libres-penseurs, abolitionnistes et socialistes.
Puis au cours du XXème siècle, l’intérêt pour cet auteur réapparaîtra progressivement ; l’auteur du Common Sense est même cité par Ronald Reagan dans son discours d’investiture à la tête du parti Républicain en 1981. C'est que Thomas Paine peut être vu comme un précurseur du néolibéralisme des années 1980.
Ne lit-on pas dans son introduction : « Le gouvernement, dans sa perfection même, n’est qu’un mal nécessaire ; dans son imperfection, c’est un mal insupportable » ? Ce que Reagan exprimera à sa manière : « Dans la crise actuelle, l'État n'est pas la solution à notre problème ; l'État est le problème ! »
Depuis lors, Thomas Paine est réadmis au sein du groupe des « Pères fondateurs » et de nos jours il est cité aussi bien par la gauche progressiste américaine que par des conservateurs comme le président Georges W. Bush ou plus récemment par l'icône conservatrice de Fox News, Glenn Beck. Il incarne à lui seul la « révolution atlantique » (Londres, 1688 ; Philadelphie, 1776 ; Paris, 1789) et reste aujourd’hui le plus universaliste des penseurs révolutionnaires américains.
Vos réactions à cet article
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Morgan (18-06-2024 18:35:12)
Je pense que le jeu de mot common sense n'a pas été complètement bien expliqué. Les "commons" désigne le peuple (pas que ce qui est commun) qui n'est ni aristocrate ni clerc. Cela serait notre é... Lire la suite
Yves Petit (29-12-2022 13:33:26)
Je dois avouer que je ne connaissais pas Thomas Paine avant la lecture de ce texte. Combien de grands hommes et de grandes femmes ont été oubliés au fil de l'histoire alors que leurs influences ont... Lire la suite