25 mai 1720

Le retour de la peste à Marseille

Le 25 mai 1720, un navire, le Grand-Saint-Antoine, entre dans le port de Marseille. Il ramène de Syrie un passager clandestin, le bacille de la peste ! En deux mois, la ville de Marseille va perdre la moitié de ses 100 000 habitants et la peste va tuer dans l'ensemble de la région pas moins de 220 000 personnes !

Les Français du « Siècle des Lumières », qui vivaient dans l'insouciance de la Régence (le roi Louis XV a alors 10 ans) et se croyaient à l'abri des grandes épidémies, vont précipitamment rétablir une sévère prévention.


 

Victimes de l'oubli et du relâchement

Depuis la franchise accordée au port de Marseille par Colbert en 1669, la ville bénéficiait d'un quasi-monopole du commerce avec le Levant et en tirait une grande prospérité. Comme d'autres villes du continent européen, dont Londres et Naples, elle avait été frappée par la peste au milieu du XVIIe siècle et restait très vigilante sur les risques d'épidémie, quoique ceux-ci lui parussent d'un autre âge...

Parti de Marseille le 22 juillet 1719, le Grand-Saint-Antoine gagne les escales ou ports du Levant. Or la peste sévit à ce moment-là en Syrie.

Un passager turc embarqué à Tripoli le 3 avril 1720 meurt deux jours après sur des cordages. Puis, sur le chemin du retour, le voilier perd successivement sept matelots et le chirurgien de bord. Un huitième matelot tombe malade peu avant l'arrivée à Livourne, en Italie. À chaque fois, on trouve de bonnes raisons pour se dissimuler la vérité sur l'épidémie. À l'escale de Livourne (Italie), les médecins ne font rien pour retenir le navire.

Le capitaine Jean-Baptiste Chataud a lui-même hâte de livrer sa cargaison (des ballots de tissus d'une valeur de 100 000 écus) avant la foire de Beaucaire. Il amarre son voilier au Brusc, près de Marseille, et fait discrètement prévenir les armateurs ou propriétaires du navire. Ceux-ci font jouer leurs relations. Ils en appellent aux échevins de Marseille, dont Jean-Baptiste Estelle qui possède une partie de la cargaison, pour éviter une quarantaine brutale qui consisterait à isoler le navire (et sa cargaison) en pleine mer pendant quarante jours. Les uns et les autres considèrent que la peste est une histoire du passé et prennent l'affaire avec détachement.

Finalement, ils demandent au capitaine de repartir à Livourne chercher une « patente nette », certificat attestant que tout va bien à bord. Les autorités de Livourne, qui n'ont pas envie de s'encombrer du navire, ne font pas de difficultés pour délivrer ledit certificat. C'est ainsi que le Grand-Saint-Antoine est mis en quarantaine « douce » : les marins sont débarqués et enfermés dans un lazaret ou dispensaire, près de l'île de Pomègues. Mais les hommes, une fois à terre, n'entendent plus s'occuper de leur linge sale. Ils en font des ballots et le jettent à des lavandières par-dessus la palissade du lazaret...

Le retour du fléau

Le 20 juin, rue Belle-Table, dans un misérable quartier de la ville, une lavandière de 58 ans, Marie Dunplan, meurt après quelques jours d'agonie. Elle a un charbon sur les lèvres. Les médecins n'y prennent pas garde. Comment feraient-ils le rapprochement avec la Peste noire des temps médiévaux ? Le 28 juin, dans le même quartier, meurt à son tour un tailleur de 45 ans, Michel Cresp. Deux jours plus tard, c'est au tour de sa femme...

Le 9 juillet enfin, deux médecins, les Peyronnel père et fils, se rendent au chevet d'un enfant de treize ans, rue Jean-Galant. Et là, tout de suite, ils comprennent : la peste ! Ces deux excellents médecins avertissent les autorités. Il faut aller vite. L'échevinage qui dirige la ville se mobilise tout en se refusant jusqu'en septembre à parler de peste, préférant les termes de « contagion » ou « fièvres pestilentielles ».

Le 22 juillet, un gros orage, accompagné de chaleur et d'humidité, accélère la prolifération du bacille. Bientôt, l'épidémie fait un millier de morts par jour dans la ville. Les victimes de la contagion meurent en moins de deux jours. On mure les maisons des victimes. On poudre les cadavres de chaux. « De quelque côté que l'on jette les yeux, on voit les rues toutes jonchées des deux côtés de cadavres qui s'entretouchent et qui, étant presque tous pourris, sont hideux et effroyables à voir », écrit Nicolas Pichatty de Croissainte, procureur du roi, dans son Journal abrégé de ce qui s'est passé en la ville de Marseille depuis qu'elle est affligée de la contagion (L'Histoire N°471, mai 2020).

Deux saints dans la tourmente

Monseigneur François-Xavier de Belsunce de Castelmoron (3 décembre 1671, château de La Force, Périgord ;  4 juin 1755, Marseille)L'évêque de Marseille, Henri-François-Xavier de Belsunce de Castelmoron (50 ans), conseiller du roi et éminent personnage du royaume, neveu du duc de Lauzun, se signale par son dévouement exceptionnel. Il met le palais épiscopal au service du corps médical en veillant à la propreté du linge.

Le prélat parcourt les rues jour après jour, assiste et secourt les malades, au mépris de la mort qui finalement l'épargnera. Sans doute est-il protégé à son insu par sa perruque, sa poudre et ses lourds vêtements qui l'enveloppent tout entier. Lui-même attibue sa chance aux reliques de la Vraie Croix qu'il porte dans sa croix pectorale.

Le 1er novembre 1720, défiant les autorités civiles, il consacre la ville au Sacré-Coeur de Jésus et pour cela traverse Marseille pieds nus, sans mitre et la corde au cou, pour signifier qu'il prend tous les péchés de la ville à sa charge, dans une démarche qui rejoint celle de saint Charles Borromée, archevêque de Milan au XVIe siècle.

Né dans la religion réformée et converti au catholicisme à 16 ans, Monseigneur Belsunce refusera plus tard le titre de pair de France et des évêchés plus prestigieux. Il préfèrera demeurer évêque de Marseille jusqu'à sa mort en 1755, après 45 ans à la tête du diocèse. 

Le cours Belsunce et le lycée du même nom rappellent son héroïsme.

Un autre personnage, le chevalier Nicolas Roze, se détache des secouristes. Cet échevin offre la liberté à des galériens en échange de leur assistance. Sous sa conduite, les bagnards et 40 soldats volontaires, qualifiés de « corbeaux », s'entourent le visage de masques en tissu et enlèvent, puis incinèrent, les 8 000 cadavres qui pourrissent sur la place de la Tourette et alentour.

Tâche indispensable et ô combien dangereuse ! Sur 200 bagnards libérés le 1er septembre, 12 sont encore en vie le... 6 septembre. Le chevalier Roze, renouvelant ses effectifs, poursuit inlassablement sa tâche. Lui-même est atteint par la peste mais il en réchappe par miracle (les chances de survie ne dépassent pas 1 pour mille).


 

Riposte, confinement et rémission

Le parlement de Provence décide le 31 juillet 1720 d'isoler Marseille du reste du pays. Le « terroir » de la cité phocéenne fait l'objet d'un blocus militaire avec 89 postes de garde. Monsieur de Langeron, chef de l'escadron des galères, est nommé commandant de la ville et, avec six compagnies de soldats, fait rapidement fermer les lieux de rassemblement (églises, tripots....) et arrêter les pilleurs. La mortalité dans la ville commence à baisser en décembre avec seulement un ou deux morts par jour. Enfin, le 29 septembre 1721, après 40 jours sans nouvelle victime, la population rend grâce à Dieu pour l'avoir enfin délivrée du fléau.

Mais on s'est décidé trop tard à boucler Marseille et le bacille a pu se répandre dans l'intérieur des terres.

Attestation datée du 4 novembre 1720 utilisée pour le déplacement lors de l'épidémie de peste à Marseille en 1720.Ni une, ni deux, sur ordre du gouvernement, on ceinture la région avec un mur, « le mur de la peste » de 36 km. Gardé par des soldats ayant reçu l’ordre de tirer à vue sur tous ceux qui tentaient de le franchir, dans un sens ou dans l’autre, il isole la Provence du reste du royaume.

Pas moins du quart des troupes royales sont mobilisées pour ce confinement autoritaire, façon Wuhan ! En dépit de cette mesure radicale mais efficace, il faudra encore deux années de luttes pour éradiquer la peste du Languedoc et de la Provence.

Pour avoir le droit de se déplacer, la population, confinée, doit se munir d'un certificat aussi appelé « billette ». Ce sera aussi le cas dans cette région lors de l'épidémie de choléra de 1832.

Le Grand-Saint-Antoine a été remorqué sur l'île Jarre, en face des calanques, et brûlé le 26 septembre 1720 sur ordre du Régent Philippe d'Orléans (on peut encore voir ses restes). Quant au capitaine Chataud, il a été emprisonné sur l'île d'If. Après cet épisode dramatique, on n'entendra plus jamais reparler de la peste en Europe... mais les sociétés prospères du continent auront hélas d'autres occasions de découvrir que l'on n'est jamais à l'abri d'une épidémie, de la grippe espagnole au coronavirus.

Publié ou mis à jour le : 2020-05-21 19:00:50

Voir les 10 commentaires sur cet article

ROLANDO (03-11-2021 18:57:57)

C'est Daniel Mouyssinat qui a trouvé les restes du Grand Saint-Antoine à Jarre sauf erreur. Son livre "la mort est venue de la mer" (ou approchant) doit pouvoir encore se trouver... On dit que la ba... Lire la suite

Françoise (25-05-2020 15:27:52)

On peut voir l'ancre du Grand Saint Antoine au musée d'histoire de Marseille

Jullien (24-05-2020 17:19:24)

Je signale « La santé à Marseille » ouvrage grand format, 290 pages, richement illustré, 20€, Publié par le Comité du Vieux Marseille. 16 pages pestilentielles... Voir aussi les registres... Lire la suite

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