Le 4 août 1701, le gouverneur de la Nouvelle-France Louis-Hector de Callière conclut la paix avec les 39 « nations » de la région du Saint-Laurent et des Grands Lacs. Il n'a pas craint d'inviter pour cela 1300 Indiens dans la ville de Montréal, à peine peuplée de 1200 colons français !
Le rapprochement avec les Indiens, auparavant proches des Anglais, rivaux des Français, avait été amorcé deux ou trois ans plus tôt par le prédécesseur de Callière, le gouverneur de Frontenac. À Montréal, grâce à l'éloquence du chef huron Kondiaronk, il allait se concrétiser par des échanges de cadeaux, le partage du calumet de la paix et des signatures en bonne et due forme au bas d'un texte.
La Grande Paix allait perdurer pendant un demi-siècle, jusqu'à la guerre de Sept Ans. À ce moment-là, les Iroquois, prenant acte de la supériorité démographique des Anglais, allaient rentrer peu à peu dans leur orbite...
Les réseaux d’alliances dans le nord-est américain
Au début du XVIIème siècle, la Nouvelle-France n’est qu’une petite colonie française établie dans le nord-est américain. Après la fondation de Québec en 1608 par Samuel de Champlain sur le fleuve Saint-Laurent, cette petite colonie se développe vers l’ouest dans une expansion motivée avant tout par le commerce des fourrures.
L’activité des explorateurs, des coureurs de bois, des missionnaires et autres agents de la Nouvelle-France vers les Grands Lacs et le Mississippi, finissent par lui donner, aux alentours de 1700, de fragiles allures d’« empire » d’ailleurs d’essence commerciale bien plus que politique.
La traite des fourrures est donc au cœur de l’économie de la Nouvelle-France mais elle représente aussi une activité économique majeure pour les nations amérindiennes. Alors qu’il y a en Europe une grande demande de chapeaux de feutre et notamment de feutre de castor, les Amérindiens, eux, en échange des fourrures, obtiennent des objets de fer, de l’alcool, des produits textiles, mais surtout des armes à feu, de la poudre et des munitions.
Très vite, ce commerce donne naissance à des alliances - certes économiques mais également militaires - entre colons et autochtones. D’ailleurs les Français ne sont pas les seuls Européens présents dans la région : la Nouvelle York, une des colonies anglaises installées sur le littoral atlantique nord-américain depuis le XVIIème siècle, commerce également avec les nations amérindiennes.
Elles comprennent quels avantages elles peuvent tirer de ce commerce et y voient un moyen d’accroître leurs intérêts. Le contact direct avec une puissance européenne leur confère notamment un rôle d’intermédiaire très profitable.
Les Européens, tant Français qu’Anglais, sont encore en très petit nombre sur le continent nord-américain et doivent ménager leurs relations avec les Amérindiens, d’autant qu’ils se font eux-mêmes la guerre chaque fois que l’occasion leur en est donnée.
Deux grands réseaux d’alliances se mettent ainsi en place et structurent la scène géopolitique du nord-est américain. Ces réseaux fondés sur le commerce créent des liens d’interdépendances entre les Européens, d’un côté les Français, de l’autre les Anglais, et leurs alliés amérindiens.
Le premier sur lequel vient se greffer la Nouvelle-France est centré autour des Wyandots (Hurons-Pétuns) et des Outaouais, et regroupe la plupart des nations des Grands Lacs. Ces nations des Grands Lacs constituent pour la Nouvelle-France une force d’appoint indispensable dans le contexte des XVIIème et XVIIIème siècles, par leur « multitude » et leur capacité à mener la guerre dans les bois. C’est grâce à elles que les armées françaises parviennent à mater la confédération iroquoise, alliée des Anglais.
Le deuxième réseau d’alliance, appelé la Chaîne du Covenant, est quant à lui organisé autour de la confédération iroquoise des Cinq Nations et de la colonie de New York. Il est scellé en 1677 à Albany, centre des affaires amérindiennes, où le gouverneur anglais organise des rencontres diplomatiques avec les Iroquois ou autres nations autochtones.
Avec les Amérindiens de la vallée de l’Hudson – Mohicans en premier lieu – les Iroquois constituent d’importants alliés militaires pour la Nouvelle York, notamment au cours de la guerre dite « de la Ligue d’Augsbourg » (1688-1697) qui oppose les colonies anglaises et françaises en Amérique du Nord.
L’origine de la confédération iroquoise (aussi appelée Cinq Nations) remonte probablement au XVème siècle. Elle est composée des Onneiouts, des Onontagués, des Goyogouins, des Tsonnontouans et des Agniers, ces derniers étant les plus proches alliés de la Nouvelle York. Les Iroquois jouent au XVIIème un rôle déterminant sur la scène du Nord-Est américain. Leur situation géographique, au sud et à l’est du lac Ontario, de la rivière Genesee au lac Champlain, leur confère une position centrale et donc stratégique dans les réseaux diplomatiques et commerciaux.
Le contexte diplomatique de la fin du XVIIème siècle en Amérique du nord
La Grande Paix de Montréal de 1701 est un événement important sur la scène diplomatique et militaire de l’Amérique du Nord « coloniale » car il met fin notamment aux guerres dites « iroquoises », qui avaient duré près d’un siècle.
Ces guerres débutent vers la fin des années 1630. Elles opposent entre eux les Amérindiens mais impliquent aussi à plusieurs reprises les colonies européennes, que ce soit la Nouvelle-France ou la Nouvelle-Hollande (devenue Nouvelle-York). En effet, les Britanniques, qui ont l’avantage d’être plus nombreux que les colons français, font en sorte que les Iroquois combattent la Nouvelle-France et empêchent le moindre rapprochement entre les Français et les Cinq Nations.
De leur côté les Français doivent briser tous les efforts anglais ou iroquois en vue d’accaparer le commerce de l’Ouest. Leur politique impériale consiste donc à alimenter des guerres entre les nations alliées des Grands-Lacs et les Iroquois. Mais pour ce faire, la Nouvelle-France doit parallèlement œuvrer à la pacification des conflits déchirant ses alliés, afin de favoriser le bon fonctionnement du commerce dans l’Ouest.
Néanmoins, si les Français ont intérêt à affaiblir les Iroquois, ils ne doivent pas le faire au point de les détruire. Callière, alors gouverneur général de la Nouvelle-France, explique au ministre de la Marine en 1694 qu’il est nécessaire de laisser les Iroquois « assez forts pour que la crainte que nos outaouais puissent avoir d’eux leurs servent tousjours de barrière pour empescher qu’ils n’aillent chez les anglois chercher le bon marché de leurs marchandises. » Car aux environs de 1700, la Nouvelle-France vit dans la crainte permanente de voir ses alliés des « Pays d’En Haut » (c’est-à-dire des Grands Lacs) aller commercer avec les Anglais.
Les nations de l’Ouest sont attirées par le marché anglais d’Albany, où il leur est possible d’obtenir plus de marchandise qu’à Montréal pour autant de pelleteries, attrait qui s’exacerbe lorsque les Français se montrent incapables d’absorber la production de fourrures de leurs alliés. Or, la perte de ces associés économiques signifierait en même temps la désagrégation de l’alliance politique et militaire et donc la fin de la survie de la Nouvelle-France en Amérique du Nord. L’enjeu d’une telle politique devait éclater lors des grands arrangements de 1701.
Mais en 1684, les Iroquois sont mis en échec devant le fort Saint Louis par leurs ennemis français et illinois, marquant ainsi la fin de leur espoir d’hégémonie vis-à-vis des nations de l’Ouest. Les Cinq Nations, pressées par les désastres de la guerre, sont alors enclines à suivre une voie indépendante de la Nouvelle York.
Elles prennent la résolution, en 1700, de relancer les pourparlers avec la Nouvelle-France. Acculés au mur, contraints d’accepter les termes de paix dictés par les Français et leurs alliés, les Iroquois n’en réussirent pas moins, dans ces négociations, à faire prévaloir leurs intérêts propres, qui devaient se cristalliser dans les accords de Montréal de 1701.
La Grande Paix de Montréal
La Grande Paix de Montréal est un événement qui s’étale sur plusieurs jours, du 21 juillet au 7 août 1701, durant lequel se succèdent et s’entremêlent des rituels protocolaires, des audiences officielles, des échanges commerciaux, des festivités et, encore, des discours.
Cependant, c’est le traité de paix signé le 4 août par les représentants de la Nouvelle-France, des nations des Grands Lacs, et des Cinq Nations, qui représente l’aboutissement de cet événement singulier et spectaculaire.
Les intérêts des Français sont représentés par le gouverneur général de la Nouvelle-France, Louis Hector de Callière qui agit alors au nom du roi Louis XIV. Callière est secondé par l’intendant Bochart de Champigny et par le gouverneur de la ville de Montréal, Philippe de Rigaud de Vaudreuil. Il est également épaulé par les diplomates les plus habiles, les plus chevronnés de la colonie, véritables préposés aux affaires amérindiennes : Nicolas Perrot, mais aussi Chabert de Joncaire, Le Moyne de Maricourt, et les pères jésuites Vincent Bigot, Jacques Bruyas, Jean Enjalran et Julien Garnier.
Les représentants amérindiens des Grands Lacs sont au nombre de sept cents à huit cents ambassadeurs et commerçants qui représentent, semble-t-il, une trentaine de nations distinctes, toutes alliées aux Français. Formant une flottille de près de deux cents canots, ils arrivent à Montréal le 22 juillet. Parmi eux, le chef wyandot (huron) Kondiaronk, chef d’une faction plutôt favorable aux Français, reste aujourd’hui le plus connu. Doué d’un haut génie politique, son rôle pour convaincre les nations d’En Haut du bon sens de cette paix fut central et décisif dans la construction de 1701.
Enfin, les délégués français envoyés par le gouverneur Callière à Onontagué en juin 1701 reviennent à Montréal le 21 juillet en compagnie de deux cents Iroquois. Les Agniers, quant à eux, n’arrivent à Montréal que le 8 août, au lendemain des audiences de congé, et ratifient alors le traité.
Ainsi, en 1701, ce ne sont pas moins de mille trois cents délégués amérindiens qui se trouvent réunis, en provenance des Pays d’En Haut, de l’Iroquoisie et de la colonie. Estimation d’autant plus intéressante que la population française de l’île n’était alors que de deux cents mille six cents habitants environ, celle de la ville même de Montréal n’en comptant qu’à peine mille deux cents.
En l’espace de quelques jours, Montréal se transforme en un véritable théâtre de la paix où la diplomatie s’affiche au plus grand nombre. Des échanges de fourrures et de marchandises européennes sont prévus ainsi que des échanges de prisonniers. D’ailleurs, pour prévenir tout débordement et toute violence, le gouverneur et l’intendant édictent une ordonnance qui interdit la vente d’alcool le temps de la conférence.
Ainsi la traite se déroule sans heurts mais l’échange de prisonniers pose quelques difficultés. En effet, si les représentants des Grands Lacs amènent à Montréal plus d’une trentaine de prisonniers iroquois, les leaders des Cinq Nations ne se montrent pas aussi scrupuleux et attentionnés. Quoiqu’ayant avec eux douze captifs français, ils n’amènent aucun de leurs prisonniers amérindiens, sinon un Mohican et un Algonquin.
Le rôle de Kondiaronk est alors une fois de plus capital dans la construction de cette paix. C’est lui qui obtient l’engagement solennel des Iroquois de retourner sous peu tous les prisonniers « détenus » dans les villages des Cinq Nations et qui de cette façon convainc les ambassadeurs de l’Ouest de rendre leurs captifs et de signer la paix, au grand soulagement de Callière.
Ces journées de Montréal sont assombries par une épidémie qui terrasse plusieurs députés amérindiens dont le chef huron Kondiaronk. L’incident incite Callière à accélérer les débats, car il n’est pas sans générer quelque tension entre les Français et leurs alliés.
Kondiaronk tombe malade le 1er août, frappé d’une violente fièvre, lors d’un conseil tenu entre les Français et les Wyandots. Or, le gouverneur général fondait sur lui sa principale espérance pour le succès de son grand ouvrage : la paix générale. On le transporte dans un fauteuil à l’hôpital, où son état se dégrade encore. Il meurt le lendemain à deux heures du matin.
Callière décide donc d’organiser des funérailles grandioses d’autant plus qu’il souhaite respecter un rite diplomatique cher aux Amérindiens. En effet, un conseil des condoléances, consacré au deuil des chefs décédés, devait être tenu avant que soient entamées les discussions. Soucieux de bien conclure leurs affaires avec les autochtones, les Européens s’adaptent à ce rite ancré au plus profond des traditions amérindiennes.
Une fois les condoléances effectuées, les principaux leaders fument tour à tour le calumet, afin d’apaiser les esprits de chacun et de créer des sentiments favorables à la paix. Puis les chefs procèdent à l’échange des colliers de wampum.
Pour les Amérindiens, ces colliers, faits de perles fabriquées à partir de coquillages marins, ont une valeur symbolique lors des négociations. Ils véhiculent la voix et la parole, et ont pour but d’affirmer et de valider de manière ritualisée le message transmis. Enfin le recours au chant, à la danse et même à la pantomime n’était pas rare, pourvu que l’éloquence triomphe car l’ambassadeur amérindien est choisi avant tout pour ses talents d’orateur.
La paix est ratifiée, malgré tout, le 4 août, à l’occasion d’une immense assemblée organisée en grande pompe par les autorités françaises. Une vaste arène rectangulaire, longue de quarante-trois mètres et large de vingt-quatre, est aménagée dans une grande plaine entre la cité et le fleuve. On estime entre deux mille et quatre mille le nombre de personnes rassemblées.
Parmi elles d’abord, tous les représentants amérindiens (environ 1300), disposés par nation, la plupart à même le sol. En face se trouvent les plénipotentiaires de France, Callière, Champigny, Vaudreuil et autres officiers de l’état-major, ainsi que les scribes et interprètes (5 dont 4 jésuites). La société montréalaise est aussi représentée par des membres de l’élite citadine, des gens du peuple ainsi que par divers ecclésiastiques.
Toutes les nations s’exprimèrent les unes après les autres par le biais d’un orateur. Puis le gouverneur apporta le traité de paix, que les différents chefs signèrent en y apposant leurs marques distinctives, et il organisa l’indispensable distribution des présents. Ensuite tour à tour, Callière, Champigny, Vaudreuil et tous les députés amérindiens fumèrent longuement le grand calumet de paix, dans un climat de fête, de danses et de chants rituels. Enfin, le soir au bruit de la mousqueterie et de l’artillerie, tout le monde se rendit à un feu de joie qui marqua la fin des festivités de la longue journée.
La Grande Paix de Montréal cristallisa à la fois la fin des guerres franco-iroquoises mais aussi l’achèvement des conflits entre Iroquois et nations des Pays d’En Haut. Ainsi pour les Cinq-Nations, il s’agit bien d’une défaite, car elles doivent reconnaître leur incapacité à contrer la supériorité militaire du réseau politique franco-amérindien.
Succès politique pour la Nouvelle-France, le traité nie toute souveraineté anglaise sur l’Iroquoisie et transforme celle-ci en une précieuse zone-tampon. La Nouvelle York se retrouve privée d’un allié militaire qui, au cours de la guerre passée, lui avait été plus que précieux. Le traité annihilait à court terme les espoirs anglais d’une expansion vers les Grands Lacs laissant ainsi le champ libre aux Français.
Ces résultats furent hautement appréciés à Versailles, à un moment où Louis XIV donnait une impulsion nouvelle à la politique impériale française en Amérique du Nord, décidant, par la fondation de Détroit, et surtout celle de la Louisiane (par Pierre le Moyne d’Iberville), de consolider son « emprise » à l’ouest des Appalaches, de la région des Grands Lacs au golfe du Mexique.
Dans la Nouvelle France, les Amérindiens étaient considérés comme alliés et non comme sujets même si le projet colonial à terme était bien de les « franciser » et de les assimiler. Les instructions publiées par Louis XIV en 1665, qui restèrent en vigueur jusqu’au transfert des territoires à la Grande-Bretagne en 1763, exigeaient « qu’on n’usurpe point les terres sur lesquelles ils sont habituez soubs prétexte qu’elles sont meilleures ou plus convenables aux François ».
De fait, les interactions entre les colons français et les autochtones, dans ce qui allait devenir le Canada, restèrent avant tout basées sur le commerce. Les mariages mixtes étaient aussi très fréquents car ils étaient considérés, avec l’évangélisation, comme des vecteurs d’assimilation. En effet, les Amérindiens se sont parfois convertis au christianisme dans une volonté de faire « un seul peuple » avec les Français. Ils ont également participé politiquement à la gouvernance de la Nouvelle-France.
Les relations diplomatiques entre la colonie et les nations amérindiennes cessèrent bien entendu en 1763, avec le transfert de la Nouvelle-France à la Grande-Bretagne suite à la guerre de Sept Ans. Mais les interactions sociales entre les colons francophones et les communautés autochtones perdurèrent à l’intérieur de la Nouvelle-France, sous la forme de mariages et de partenariats économiques.
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alain (28-09-2022 15:53:42)
excellent et si utile de rappeler ces pages d'histoire.