Aux XVIe et XVIIe siècles, en Europe, la bourgeoisie et la haute aristocratie se jettent avec frénésie dans le luxe et la consommation de produits rares, en particulier des épices, du thé et des cotonnades. Ils y ont pris goût suite à l'arrivée de Vasco de Gama à Calicut, en Inde du sud, dans un univers déjà très ouvert au commerce international, où se côtoient commerçants arabes, indiens, mongols, indonésiens et autres...
La mondialisation, déjà
En échange des produits de luxe asiatiques, les Européens n'ont rien à offrir de significatif. Ils se lancent donc dans la conquête de l'or et de l'argent du Nouveau Monde. Au XVIe siècle, les piastres espagnoles, frappées à partir de l'argent extrait des mines de la Nouvelle-Espagne (Mexique) et du Pérou, vont ainsi servir à l'achat de ces produits après avoir traversé l'Atlantique jusqu'à Cadix ou plus directement le Pacifique sur le fameux galion de Manille. C'est ainsi que prend forme la deuxième « mondialisation » de l'Histoire (la première, limitée à l'Eurasie, est née de l'unification des steppes asiatiques par Gengis Khan, au coeur du Moyen Âge).
Au XVIIe siècle, les Anglais et plus encore les Hollandais en arrivent à dominer le commerce international. Pour amortir les risques financiers des navigations au long cours, qui peuvent durer plusieurs mois et sont pleines d'aléas, leur gouvernements mettent en place des compagnies de commerce à monopole. Ils accordent des exemptions fiscales conséquentes aux marchands et armateurs qui voudront bien investir dans le commerce des épices comme dans la colonisation du Nouveau Monde... et la traite des esclaves. En d'autres termes, ils subventionnent avec l'argent public un commerce destiné à satisfaire les goûts de luxe de l'oligarchie.
Sur le modèle de l'East India Company anglaise, fondée en 1600, les Hollandais fondent la VOC (Verenigde Oost Indische Compagnie) en 1602. Mais il faut attendre un demi-siècle pour que les Français s'engagent à leur tour dans cette entreprise. Le 27 août 1664, le ministre Colbert convainc le roi Louis XIV de fonder à son tour une Compagnie française pour le commerce des Indes orientales [les Indes orientales désignent l'Asie des moussons]. Elle a pour but de « procurer au royaume l'utilité du commerce [d'Asie] et d'empêcher que les Anglais et les Hollandais n'en profitassent seuls comme ils l'avaient fait jusqu'alors. »
La déclaration royale du 27 août 1664 énonce : « Appartiendra à ladite Compagnie à perpétuité, en toute propriété, Justice & Seigneuries, toutes les Terres, Places et Isles qu'elle pourra conquérir sur nos ennemis, ou qu'elle pourra occuper, soit qu'elles soient abandonnées, désertes ou occupées par les Barbares, avec tous droits de Seigneurie sur les mines, minières d'or & d'argent, cuivre & plomb, & tous autres minéraux, même le droit d'esclavage, & autres droits utiles qui pourraient nous appartenir à cause de la Souveraineté esdits Pays. » [article XXVII].
Autant dire que la Compagnie bénéficie de tous les privilèges d'un souverain : monopole du commerce avec l'Orient, droit de propriété des terres occupées, droit de justice souveraine, droit de battre monnaie, d'établir des garnisons, d'armer des navires de guerre et de commerce, jusqu'au droit d'esclavage. Son champ d'action s'étend des côtes d'Afrique au Japon, en incluant Madagascar et les Mascareignes, les côtes de la mer Rouge, de Malabar et de Coromandel, le Bengale, la Chine.
La Compagnie des Indes orientales a son siège à Paris mais pour les commodités de ses armateurs, elle lance la construction d'un port et d'un chantier naval au sud de la Bretagne, dans une crique protégée des tempêtes par l'île de Groix. La nouvelle ville est qui plus est protégée des ennemis éventuels par une ancienne citadelle espagnole, Port-Louis. Elle va prendre le nom de... Lorient pour bien afficher sa vocation commerçante. À l'aube de la Révolution française, elle aura déjà 20 000 habitants.
Le premier vaisseau français dont on sache de façon certaine qu’il fit le voyage de la Chine est l’Amphitrite, un bâtiment de 500 tonneaux. Parti de La Rochelle le 6 mars 1698, sous le commandement du chevalier de La Roque, il mouille dans la rivière de Canton le 2 novembre 1698, en repart le 26 janvier 1700 et rentre à Lorient le 3 août 1700. Dans ses cales, il ramène des porcelaines ainsi que des meubles laqués. Dénommés « vernis de la Chine », ces meubles vont ravir l'aristocratie française.
Au mitan du siècle, à Lorient, c'est un total de 200 000 à 300 000 pièces de porcelaine (assiettes, tasses, compotiers...) qui sont vendues chaque année par lots aux marchands et grossistes. Les statuettes de porcelaine, également très prisées et à l'origine de collections importantes, pénètrent le marché français par d'autres biais :
• Le fret privé, par lequel la Compagnie prend directement des commandes auprès des « personnes de condition ».
• Le « petit port-permis » autorise les marins et officiers de la Compagnie à acheter des pièces en Chine et à les revendre pour leur propre compte. Le montant de ces transactions fait l'objet de limitations proportionnées au rang hiérarchique de chacun. Dans les faits, marins et officiers enfreignent allègrement ces limitations. Leur commerce illicite, très fructueux, prend le nom de « pacotille », d'après le mot espagnol qui désigne un ballot (dico).
La folie des cotonnades
L'aventure politique, financière et maritime de la Compagnie des Indes est soutenue par la passion des aristocrates et des riches bourgeois des deux sexes pour les cotonnades indiennes et également les porcelaines chinoises, ainsi que pour le thé et le café.
L'Inde des Grands Moghols se signale par un extraordinaire savoir-faire dans les textiles et en premier lieu les cotonnades que l'on n'appelle plus autrement qu'indiennes. Ils savent tisser des toiles entièrement en coton (fil de chaîne et fil de trame). Ils maîtrisent également à la perfection les coloris.
Dès le XVe siècle, les teinturiers indiens ont ainsi mis au point deux techniques dont ils préservent le secret :
• Le mordançage consiste à fixer sur le coton des colorants végétaux comme la garance grâce à des sels minéraux (fer, alun) que l'on nomme mordants ; les couleurs ainsi fixées résistent tant au lavage qu'à la lumière,
• La réserve permet de teindre à l'indigo un tissu en bleu tout en protégeant le motif destiné à paraître en blanc par une application de cire dite en réserve.
Trois grandes régions concentrent la production de cotonnades : le Gujarat au nord-ouest (capitale : Ahmedabad), le Bengale au nord-est, spécialisé dans les mousselines (leur nom vient de Mossoul), la côte de Coromandel, au sud-est (capitale : Madras), où se peignent les plus belles toiles.
Les tisserands européens qui ne traitent que le lin, le chanvre, la laine et la soie, sont débordés par le succès des cotonnades, aussi appelées indiennes (légèreté, coloris, confort...). Ils protestent contre la concurrence asiatique qui bénéficie - un comble - de subventions gouvernementales par le biais de la compagnie importatrice. Ils essaient aussi de reproduire les techniques indiennes d'impression sur calicot. C'est ainsi qu'à Marseille, en 1672, deux artisans locaux s'associent à deux professionnels arméniens pour ouvrir un atelier de « peinture sur calicot comme au Levant et en Perse ».
La « controverse du calicot » (de Calicut, ville du Kerala) aboutit dès 1682 à l'interdiction d'importer des cotonnades de couleur. La Compagnie des Indes est seulement autorisée à commercialiser des toiles blanches en vue d'une finition sur le sol national. Les élégantes et les élégants tentés de contournés cette prohibition se voient très sévèrement sanctionnés (amendes démesurées et peines de prison).
À la fin de l'Ancien Régime, le souci du confort finit par l'emporter. Les élégantes délaissent les robes en soie, avec corsets, baleines et paniers, au profit de robes-chemises en mousseline blanche, une cotonnade indienne souple et très fine. Leur prix peut atteindre 900 livres (quand un capitaine de la Compagnie des Indes en gagne 200 par mois et un simple marin 15 à 20).
La reine Marie-Antoinette est l'une des premières dames de la cour de Versailles à porter ces robes proprement révolutionnaires, qui libèrent le corps, le font paraître nu et pour ces raisons font scandale. La robe-chemise, adoptée sous le Directoire par la reine de la mode Juliette Récamier, sera abandonnée à la Restauration. Les élégantes retrouveront alors les robes à corsets et à baleines. Fin d'une époque.
Le commerce avec la Chine, très prisé, a bénéficié de l'ouverture des ports aux Européens par l'empereur Kangxi en 1684. Au siècle suivant, instruit par les déboires de l'Inde dont les princes ont été conduits les uns après les autres à faire allégeance aux Compagnies de commerce européennes après la mort de l'empereur Aurengzeb (1707), l'empereur Qianlong impose aux navires européens de ne plus accoster ailleurs qu'à Canton, au sud de l'empire.
Les Français se limitent à un ou deux bâteaux par an vers la Chine ; beaucoup plus en ce qui concerne les Anglais... ce qui fait que ces derniers ont pris goût au thé, qui était à l'origine une exclusivité chinoise, tandis que les Français et autres continentaux sont restés fidèles au café.
On ramène aussi de Chine des porcelaines fines et, bientôt, les artisans chinois se voient passer des commandes avec des motifs non plus dans la tradition chinoise mais dans le goût européen. Le monopole chinois sur les porcelaines n'est brisé qu'au milieu du XVIIIe siècle par les artisans de Saxe.
Les avatars de la Compagnie des Indes
La Compagnie française des Indes connaît des débuts difficiles dûs au manque structurel de capitaux et aux nombreux conflits européens qui nuisent son développement. La mort de Colbert, en 1683, n'arrange rien. En difficulté, elle cède en 1706 l'exclusivité du commerce avec la Chine à un consortium malouin, les « Messieurs de Saint-Malo ». Elle retrouvera cette activité au début du XVIIIe siècle après qu'elle aura été régénérée sous l'auspice du financier John Law.
Le 17 septembre 1720, cette deuxième Compagnie des Indes, rebaptisée Compagnie perpétuelle des Indes, reçoit aussi le monopole de la traite sur la côte africaine, essentiellement en Sénégambie, la région des fleuves Sénégal et Gambie. Mais elle doit en partager les bénéfices avec les autres ports négriers français, Bordeaux et Nantes. Notons que les armateurs ne sont pas plus spécialisés dans ce commerce douteux que dans un autre. Selon la demande du moment, ils vont embarquer des esclaves, du sucre, du café, de la gomme arabique ou autre chose.
De 1719 à 1770, la Compagnie va ainsi armer 190 expéditions de traite dont 152 en partance de Lorient. On estime à 56700 le nombre d'esclaves qui ont été ainsi transportés vers Saint-Domingue, la Louisiane et aussi les Mascareignes.
Le surintendant général des finances John Law ne se contente pas de régénérer la Compagnie des Indes orientales. Il projette aussi de développer le commerce avec les Indes occidentales, autrement dit les Amériques et plus précisément le bassin du Mississippi.
L'aristocratie investit les yeux fermés dans cette nouvelle entreprise, qui se solde par la création de La Nouvelle Orléans (en l'honneur du Régent, le duc d'Orléans). Mais le commerce, limité au tabac et aux peaux de castor, ne donne pas les résultats attendus.
La faillite de Law ruine de nombreux épargnants français et étrangers. Tels ces Hollandais qui, furieux, font imprimer en Chine des assiettes en porcelaine avec des inscriptions vengeresses (« actions de m..., commerce de vent »...).
Après cela, la Compagnie française des Indes orientales connaît un nouveau passage à vide avant d'être redressée par le contrôleur général des finances de Louis XV, Philibert Orry, aux affaires jusqu'en 1745. Ce financier consciencieux la réoriente vers le commerce avec les Indes, à raison d'une dizaine d'expéditions par an vers les comptoirs de Pondichéry, Chandernagor, Mahé... Au total environ 1250 armements concernant près de 540 navires.
Les expéditions sont soumises au calendrier des vents et en particulier de la mousson. Les navires quittent la France entre mi-octobre et mi-avril. Ils transportent généralement plus d'une centaine de personnes, officiers, marins et passagers, dans des conditions de promiscuité éprouvantes, avec une mortalité de l'ordre de 14% ! Ils doublent le cap de Bonne Espérance et font relâche ensuite aux Mascareignes (les Anglais préfèrent quant à eux le « passage intérieur » par le canal de Mozambique). Les retours s'effectuent entre décembre et mars.
Sur place, en Inde, Joseph Dupleix tente de bâtir rien moins qu'un empire colonial. Mais son entreprise, prématurée et mal comprise par les successeurs d'Orry, aboutit à un cinglant échec avec le traité de Paris de 1763.
La Compagnie elle-même est suspendue en 1769 et le commerce avec les Indes. Des financiers tenteront de la faire revivre en 1785 sous le nom de Compagnie française des Indes orientales et de la Chine mais la Révolution et les guerres avec l'Angleterre mettront un terme définitif à l'entreprise en 1795.
Capitaine d’infanterie au service de la Compagnie des Indes, Antoine Duliron de Montivers passe huit années (1741-1749) dans les comptoirs de la Compagnie des Indes au Sénégal et en Gambie. Ces comptoirs, très rustiques, comptent en tout et pour tout environ trois cents agents européens ainsi que des Africains libres, des métis et des esclaves. Dans une grande insalubrité, ils doivent gérer le négoce de l'or, la gomme arabique, l'ivoire et les esclaves.
Duliron de Montivers séjourne dans des régions isolées et pour certaines inexplorées des Européens. Il est le premier Occidental à reconnaître la rivière Falémé. Il assiste à la folle expédition de David vers l’or des mines du Bambouck. En 1752, il embarque à destination de Pondichéry où il séjourne jusqu’en 1767.
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Jégouzo (02-04-2017 16:31:51)
une des rues de Lorient, qui descend vers le port le long de l'Hotel Gabriel (ancien siège de la Compagnie des Indes) porte le nom du ministre de Louis XV: rue de la cale Orry.