Aussi appelée « guerre des rustauds », la guerre des paysans allemands (Deutscher Bauernkrieg en allemand) survient alors que le Saint-Empire romain germanique est secoué par la Réforme religieuse lancée quelques années plus tôt par Martin Luther.
Elle commence par une série de jacqueries ordinaires mais très vite prend une dimension mystique sous l’influence de prédicateurs luthériens. Elle devient un soulèvement révolutionnaire au grand dam de Luther lui-même qui, contraint de choisir, va prendre le parti des seigneurs contre les insurgés.
Après près d’un an de combats et la mort d’un tiers des 300 000 paysans entrés en révolte, la guerre se conclut par un ultime massacre le 15 mai 1525.
Des paysans plutôt aisés mais trop souvent humiliés
Le Saint-Empire de Charles Quint était composé d’une multitude de seigneuries féodales, particulièrement nombreuses en Allemagne du Sud et de l’Ouest, et surtout en Souabe.
Plusieurs de ces seigneuries, notamment dans l’actuelle Alsace, ont vu émerger à partir de 1493 des mouvements insurrectionnels qui s’opposaient au régime seigneurial. Il s’agit de conspirations de paysans qui adoptent le symbole du « soulier à lacets » (Bundschuhe) en opposition à la botte à éperons seigneuriale. Au début, les complots sont réprimés assez rapidement mais par la suite ils se multiplient et prennent de plus en plus d’ampleur sur les deux rives du Rhin.
Après la longue gestation des Bundschuhe, la guerre des paysans éclate dans toute sa brutalité en juin 1524 dans le sud du Pays de Bade lorsque des paysans refusent de faire des corvées considérées comme abusives (quelques seigneurs leur auraient demandé de ramasser les coquilles d’escargots !). Durant l’hiver, de manière assez soudaine, le mouvement atteint la Souabe, la Franconie, l’Alsace et les Alpes autrichiennes.
Les paysans se plaignent de leurs conditions de vie. Ils sont écrasés par les dettes, les redevances et les corvées. Leurs terres communales sont spoliées par les seigneurs et la pression démographique n’arrange rien.
Cependant il ne faut pas voir dans ces soulèvements une simple rébellion de miséreux. Outre-Rhin, on parle davantage de « Soulèvement de l’homme ordinaire » (Erhebung des gemeinen Mannes), ou encore de « Révolution de l’homme du commun » (Révolution des gemeinen Mannes). De plus, le sort des paysans n’est pas uniforme : il y a des laboureurs pauvres et des laboureurs riches. Ces revendications et ces révoltes sont soutenues par des chefs de villages fortunés, des artisans, des membres de la petite bourgeoisie citadine et surtout par des curés ralliés à la Réforme de Luther. Sans eux, de simples rébellions ou pillages de la part de paysans isolés auraient été matés rapidement.
L’espoir trahi des Douze Articles
Le 31 octobre 1517, Martin Luther a placardé ses 95 thèses sur la porte de l’église de la Toussaint, au château de Wittemberg, pour protester contre les dérives du clergé (débauche, népotisme, clientélisme et corruption), et surtout contre le trafic des indulgences (en remettant les péchés contre espèces sonnantes et trébuchantes, l’Église finançait la reconstruction de la basilique Saint-Pierre de Rome).
Si ces nouveaux principes ébranlent la légitimité du clergé et la toute-puissance de l’Église romaine, ils impactent également le rapport entre paysans et nobles. Dans son écrit sur la liberté d’un chrétien (1520), Luther ajoute : « Un chrétien est le maître de toutes choses et n’est le sujet de personne ».
Cette argumentation laisse à penser aux populations des villages qu’ils peuvent mettre en cause les prétentions du clergé et de la noblesse jusque-là justifiées par « la volonté de Dieu ». Les insurgés avaient d’ailleurs adopté un dicton : « Als Adam grub und Eva spann, wo war den da der Edelmann ? » (« Quand Adam bêchait et Eve filait, où donc était le seigneur ? »).
Cette double volonté de changer à la fois leur condition sociale et de remettre en cause la légitimité du clergé est formulée pour la première fois de manière uniforme et mise à l’écrit dans Les Douze articles, le 20 mars 1525. Le texte est adopté par les dirigeants des trois bandes de Haute-Souabe dans la ville impériale libre de Memmingen. C’est à la fois une charte, un programme de réforme et un manifeste politique, dans lequel sont formulées les revendications paysannes, appuyées par des arguments tirés de la Bible.
Le premier article, le plus important, revendique le droit pour chaque commune rurale, d’élire son pasteur ou son curé et de le destituer s’il ne prêche pas selon les paroles de l’Évangile.
Les autres articles concernent plus spécifiquement la vie économique et agraire, ils demandent à ce que la petite dîme sur le bétail soit supprimée et que la grande dîme sur les grains soit entièrement consacrée à l'entretien du curé ; que le servage soit aboli ; que le droit de chasse et de pêche soit reconnu à tous et que l'attribution du bois des forêts relève désormais des communes ; qu’il n’y ait plus d'augmentation des corvées et que les redevances soient diminuées ; qu’on mette fin à l'arbitraire en matière de justice, notamment pour le taux des amendes ; que les communaux usurpés par le seigneur soient rendus et qu’enfin les droits de succession soient abolis.
Les Douze articles sont adoptés par toutes les bandes paysannes révoltées du Saint-Empire, qui doivent désormais se porter garantes les unes des autres, au contraire des soulèvements précédents. La guerre des Paysans, n’est donc pas une jacquerie de plus mais bien un mouvement fondamental et voué à perdurer. L’alliance, loin d’être réservée aux paysans, est ouverte à toutes les corporations, aux religieux et aux laïcs.
Pas de quartier !
Pendant les premières semaines du soulèvement, aucune résistance sérieuse n’est mise en place, les petits seigneurs se retranchent dans leurs châteaux et temporisent. Pendant ce temps-là, les villages se soulèvent et les bandes paysannes deviennent maîtresses des campagnes.
Ces bandes composées de plusieurs milliers de combattants se réunissent autour de meneurs qui sont parfois des prédicateurs. C’est le cas du pasteur Thomas Müntzer qui dirige une troupe de tendance anabaptiste en Thuringe où la révolte est particulièrement violente. Il faut également citer Jäcklein Rohrbach qui agit dans le Bade-Wurtemberg, ou encore Érasme Gerber en Basse-Alsace.
Le plus souvent ces bandes pillent les monastères et les couvents, et confisquent leurs biens mobiliers. À l’aide d’une artillerie souvent très bien maîtrisée, certaines villes sont prises comme à Ulm, Erfurt ou encore la ville épiscopale de Saverne ; quelques châteaux sont aussi incendiés. Cependant la plupart du temps, les bourgeois des villes, même lorsqu’ils sont convertis au protestantisme, refusent d’ouvrir les portes aux insurgés de peur des représailles du seigneur.
Finalement, pour riposter contre ces armées de paysans, l’empereur et les nobles décident de faire appel à la Ligue de Souabe. Créée en 1488 à l’initiative de l’empereur Frédéric III, cette Ligue rassemblait les princes laïcs et ecclésiastiques de la petite et grande aristocratie ainsi que les villes libres de l’Empire. L’armée de la Ligue de Souabe marche sur les villes rebelles, massacre les bandes de paysans pillards et réprime les soulèvements entre Rhin et Main, en Allemagne centrale.
À la mi-avril 1525, l’Alsace est touchée par la révolte et rapidement contrôlée par les insurgés. Dans le duché voisin de Lorraine, le baillage d’Allemagne est déjà presque entièrement en rébellion et menace le baillage de langue romane. Dans la vallée de la Sarre, l’insurrection est générale.
Le tournant a lieu le 16 avril 1525. Des insurgés rassemblés autour de Jäcklein Rohrbach et formant la « bande de la vallée du Neckar » prennent d’assaut le château et la ville de Weinsberg. Suite à cela, devant les portes de la cité, le comte Ludwig de Helfenstein ainsi que d’autres nobles, subissent un châtiment corporel militaire déshonorant consistant à passer au milieu d’une allée de lansquenets et à en subir les coups de bâtons jusqu’à la mort. Ce châtiment, surnommé « courir le gant » (Spießrutenlaufen), perdurera en Allemagne jusqu’au XIXe siècle !
Le meurtre sanglant de Weinsberg et ses compagnons marquent à jamais l’image des insurgés, tueurs et pilleurs et provoquent un choc ainsi qu’une véritable panique chez les nobles qui s’opposent définitivement à la cause paysanne.
Luther choisit son camp
Martin Luther lui-même se désolidarise du mouvement. Alors qu’au début, il était considéré par les autorités comme responsable de la guerre, il prend clairement ses distances, surtout lorsqu’il voit la révolte paysanne se retourner contre ses appuis seigneuriaux. En janvier 1525 dans son libelle Contre les prophètes célestes, il écrit : « à nouveau, les hordes de paysans, en train de tuer et de piller, [...] il faut les pulvériser, les étrangler, les saigner, en secret et en public, dès qu’on le peut, comme on doit le faire avec des chiens fous ».
Dès lors, le luthérianisme va se défaire de tout esprit révolutionnaire et renforcer les situations sociales dominantes suivant le dogme : « Soumettez-vous aux autorités ». De leur côté, les bandes paysannes, combattues par les seigneurs et l’Église, désapprouvées par les villes, voient disparaître peu à peu leurs chances de succès.
C’est le temps de la répression. L’un de ses principaux acteurs est le duc Antoine de Lorraine. Non seulement, celui-ci craint la contagion des révoltes dans son duché, mais en tant que fervent catholique, il s’oppose fermement à la propagation des nouvelles idées issues de la Réforme.
À la mi-mai, il monte une armée de 12000 à 15000 hommes, composée de troupes lorraines et étrangères, pour mater l’insurrection dans une expédition qu’il conçoit comme une véritable croisade. La campagne est rapide et sanglante contre les « séduits et abusés luthériens » qui sont obligés de fuir le duché et de rejoindre leurs alliés alsaciens.
Le duc de Lorraine les poursuit et doit faire face à une coalition qui réunit toutes les bandes insurgées des environs, dirigée par Erasmus Gerber de Molsheim. Les 16 et 17 mai, les troupes ducales attaquent Lupstein, Saverne et Neuwiller. 20000 insurgés y perdent la vie. Trois jours plus tard, à la bataille de Scherwiller, l’armée est définitivement victorieuse. Ces batailles violentes marquent profondément les esprits et la culture populaire de l’époque.
Pendant ce temps-là, au cœur du Saint-Empire, a lieu la plus significative des batailles, considérée comme la conclusion de la guerre des Paysans. Le 15 mai 1525, à Frankenhausen, les insurgés de Thuringe, dirigés par Thomas Müntzer, sont complétement défaits par l’armée du landgrave Philippe Ier de Hesse. Ce prince a d’ailleurs été envoyé par Luther qui voulait supprimer Müntzer qu’il qualifiait de « faux prophète ».
La bataille fait entre 4000 et 6000 morts. Quant à Müntzer, ce prédicateur qui avait pris position pour la libération violente des paysans, il est fait prisonnier, puis torturé et décapité. Il restera dans l’Histoire comme une figure importante de la Réforme radicale et l’archétype du dirigeant révolutionnaire. En 1850, Friedrich Engels dans son ouvrage la Guerre des paysans en Allemagne en fait même « le héros d'un communisme primitif précurseur du communisme scientifique… ».
Tous les meneurs sont condamnés à mort tandis que les autres insurgés sont mis au ban de l’Empire ; les communes qui les ont soutenus sont privées de leurs droits. Cependant dans certaines régions, les répercussions sont positives et la situation des paysans s’améliore comme à Kempten, en Haute-Souabe, ainsi qu’en Autriche où les nobles abolissent quelques-unes des injustices à l'origine du soulèvement. Mais en définitive, les paysans du Saint-Empire n'obtiennent que de rares accords avec les autorités seigneuriales et ecclésiastiques. Il n’y aura quasiment aucune révolte paysanne durant les trois siècles suivants et c’est seulement avec la révolution de mars 1848-1849 que pourront s’imposer les objectifs formulés en 1525 dans les Douze articles.
Vos réactions à cet article
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Domon Christian (16-10-2022 06:35:46)
Dès lors, le luthérianisme va se défaire de tout esprit révolutionnaire et renforcer les situations sociales dominantes suivant le dogme : « Soumettez-vous aux autorités ». Il n'y a pas de ... Lire la suite
Jacqueline Meilhac (28-08-2006 20:35:09)
Bravo pour vos précieuses documentations !