Le 8 août 1444, sur une plage proche de Lagos, à l'extrémité méridionale du Portugal, une demi-douzaine de caravelles s'apprêtent à débarquer leur cargaison. Celle-ci n'a rien d'ordinaire. Elle consiste en 235 esclaves de tous âges. Fait inhabituel, ils n'ont pas été achetés sur les marchés orientaux mais capturés par les marins portugais sur leur terre natale, quelque part entre le Maroc et le Sénégal.
C'est la première fois, donc, que des Européens vont chercher des esclaves à la source, pour notamment combler les besoins de main-d'oeuvre des plantations sucrières du sud de la péninsule ibérique. Cette pratique va beaucoup se développer au siècle suivant, quand Portugais et Espagnols étendront au Nouveau Monde le système de plantations sucrières esclavagistes dont ils ont découvert les principes dans l'Orient musulman.
Le débarquement des captifs africains à Lagos n'était pas passé inaperçu. L'Infant Henri le Navigateur avait lui-même assisté à l'opération sur son cheval et il avait reçu 46 esclaves au titre de l'impôt, le « cinquième royal ». Quel sentiment en avait-il gardé ? Nul ne le sait. Peut-être fut-il partagé entre la satisfaction que toutes ces âmes pussent être baptisées et la pitié à l'égard de la détresse très humaine de cette multitude ? C'est en tout cas ce dernier sentiment qu'exprime son courtisan Gomes Eannes de Zurara, dans le précieux compte-rendu qu'il nous a laissé de cette opération :
Ils offraient, écrit-il, « un spectacle merveilleux car parmi eux, il y en avait d'assez blancs, d'assez beaux, et bien proportionnés ; d'autres étaient moins blancs, comme des mulâtres ; d'autres encore étaient aussi noirs que des Éthiopiens. (...)
Quel coeur serait assez dur pour n'être pas transpercé de pitié en voyant cette compagnie ? Car certains gardaient la tête baissée, et leurs visages baignés de larmes, en se regardant. D'autres debout gémissaient avec grande douleur, en regardant le ciel, fixement, en criant de toutes leurs forces, comme s'ils demandaient de l'aide au Père de la Nature ; d'autres se frappaient le visage de la paume, se jetaient de tout leur long sur le sol ; tandis que d'autres encore se lamentaient dans un chant funèbre, selon la coutume de leur pays. (...)
Mais pour augmenter encore leurs souffrances, arrivèrent ceux qui étaient chargés de la séparation des prisonniers et (...) il fallut alors séparer pères et fils, maris et femmes, frères et frères. On ne montra aucun égard pour les amis ou les parents, mais chacun échoua où son sort l'emporta. »
Une tolérance nouvelle pour l'esclavage
Dans la chrétienté occidentale, dès l'An Mil, il n'était plus rien resté de l'esclavage antique, autrement dit du droit de faire commerce d'êtres humains, une pratique demeurée très courante dans le reste du monde et en particulier le monde islamique.
Une exception concerne toutefois les régions méditerranéennes et en particulier la péninsule ibérique. Plusieurs siècles de guerres entre chrétiens et musulmans avaient conduit les uns et les autres à asservir et faire travailler les prisonniers qu'ils faisaient dans l'autre camp à défaut de pouvoir les convertir. Les classes dirigeantes espagnoles et portugaises s'étaient ainsi accoutumées à disposer de serviteurs musulmans, esclaves de fait. En Provence et en Italie, de la même façon, les contacts fréquents avec le monde islamique avaient conduit à une certaine forme d'accoutumance avec l'esclavage.
De là à acheter des esclaves de l'autre côté de la Méditerranée, le pas ne fut pas très difficile à franchir. Il le fut à la fin du Moyen Âge, aux XIVe et XVe siècles, quand les marchands et navigateurs européens prirent l'habitude de fréquenter les marchés d'Afrique du nord. Il l leur arriva alors d'acheter des esclaves pour leur convenance personnelle ou pour les revendre à domicile à de riches propriétaires. Ainsi s'émoussèrent lescrupules à l'égard de l'esclavage.
Mais jamais encore, avant le débarquement de 1444, les Portugais ne s'étaient hasardés à capturer eux-mêmes des esclaves. Cette capture fut le fait d'une expédition conduite par un certain Lançarote de Freitas. Fonctionnaire chargé de la collecte des impôts, proche de l'Infant Henri, il devint capitaine d'une compagnie basée à Lagos et destinée à faire commerce avec l'Afrique.
Le voilà donc qui longe la côté marocaine avec ses caravelles puis arrive dans une région inconnue. Faute d'y trouver de l'or ou d'autres minerais précieux, le capitaine se rabat sur les êtres humains ! C'est ainsi que les Portugais attaquent un village côtier et enlèvent tout ce qu'ils peuvent.
Par un curieux paradoxe que relève l'historien Hugh Thomas, peut-être plusieurs des êtres humains capturés et débarqués à Lagos en 1444 étaient-ils les lointains descendants des Almoravides qui avaient submergé le Maroc et l'Espagne trois siècles plus tôt... et les lointains cousins de ceux qui les avaient enchaînés.
Cela dit, dans les années suivantes, les Portugais ne vont plus se soucier de razzier eux-mêmes les esclaves. Ils vont tout simplement nouer des contrats commerciaux avec les chefs africains du littoral. Ainsi se mettront en place les grands principes de la traite atlantique qui va atteindre son maximum d'intensité entre la fin du XVIIe siècle et le début du XIXe.
Bibliographie
Ce récit est tiré de la passionnante - et volumineuse (1000 pages) - somme de l'historien anglais Hugh Thomas sur La Traite des Noirs (1440-1870) (Bouquins, 2006).
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Aucune réaction disponible