8 janvier 1324

Mort et apothéose de Marco Polo

Portrait imaginaire de Marco Polo (1867, mosaïque du palais municipal de Gênes, Palazzo Grimaldi Doria-Tursi)Le 8 janvier 1324 meurt Marco Polo. Ce riche marchand, né à Venise 70 ans plus tôt, s'est acquis en Europe une immense célébrité en raison de ses récits de voyage à la cour de l'empereur de Chine, sous le titre Le Devisement du monde, aussi appelé Le Livre des merveilles.

Quelques précurseurs l'ont précédé, comme Jean du Plan de Carpin qui a parcouru l'Asie Centrale du 16 avril 1245 au 9 juin 1247 et Guillaume de Rubruk qui en a fait autant du 7 mai 1253 au 6 juin 1255, mais aucun n'a atteint sa notoriété. C'est que leurs récits de voyage, austères et ennuyeux, n'avaient pas la qualité romanesque du sien.

Marco Polo a révélé la Chine aux Européens et son livre va les faire rêver pendant deux siècles jusqu'à ce que certains de ses lecteurs, tel Christophe Colomb, plongent eux-même dans le rêve et lui donnent réalité...

Camille Vignolle

Le Devisement du monde a donné lieu à de nombreux manuscrits. En 1410-1412, près d'un siècle après la mort de Marco Polo, le très riche duc de Bourgogne Jean sans Peur commande pour lui-même une version richement enluminée de l'ouvrage. Ce manuscrit témoigne de la perfection atteinte par l'art de l'enluminure au XVe siècle, à la veille de l'apparition de l'imprimerie. Ses illustrations n'ont rien pour autant de réalistes, les peintres ayant le plus grand mal à se représenter les descriptions de Marco Polo : l'empereur Kubilaï et ses compagnons ont l'apparence de grands seigneurs italiens ; les paysages et les villes ne se distinguent pas des villes médiévales ; quant à la faune, elle mêle des éléphants et des lions plutôt réalistes à des licones et des dragons... Cela n'enlève rien à l'intérêt du récit de Marco Polo, qui mêle des témoignages personnels véridiques et des on-dit souvent fantaisistes.

Une merveilleuse aventure

Marco a 15 ans lorsque son père Niccolo et son oncle Matteo reviennent en 1269 d'un long voyage aux confins de la Chine. Les deux marchands ont pu traverser la Russie méridionale et l'Asie continentale dans une relative sécurité, toutes ces contrées ayant été conquises et unifiées quelques décennies plus tôt par Gengis Khan et ses terribles guerriers mongols.

Voilà comment Marco Polo décrira le conquérant dans Le Devisement du monde (folio 25v) : « C'était un homme de grande valeur, de grand sens et de grande prouesse ; (...) quand il fut élu roi, il gouverna avec tant de modération et justice qu'il fut aimé et révéré de tous, non comme un seigneur, mais presque ainsi qu'un dieu... Tous les Tartares du monde répandus en ces étranges contrées s'en vinrent à lui et le tinrent pour leur seigneur. »

L'empire chinois - du moins sa partie septentrionale - obéit lui-même à un petit-fils du conquérant mongol, Kubilaï Khan (on écrit aussi Koubilaï ou Qoubilaï). Celui-ci a chargé les deux marchands vénitiens de lui ramener des missionnaires chrétiens.

Le pape étant mort avant qu'ils puissent lui transmettre la demande de l'empereur, les frères Polo ont attendu à Venise l'intronisation de son successeur Grégoire X. Celui-ci leur confie lettres et présents et leur adjoint deux dominicains, les frères Niccolo de Vicence et Guillaume de Tripoli. Ils repartent donc en 1271 pour la Chine et emmènent avec eux le jeune Marco... Quant aux missionnaires dominicains, ils n'auront pas le courage de dépasser la Méditerranée.

Les voyageurs font escale à Acre, en Syrie, puis se dirigent vers l'Arménie, s'arrêtent à Mossoul, Bagdad et Ormuz, en se livrant au commerce des étoffes, des pierres précieuses et des perles.

L'île d'Ormuz aujourd'hui, sous souveraineté de l'Iran, à l'entrée du golfe PersiqueNotons la description que fait Marco de la ville de Curmos, sur l'île d'Ormuz, à l'entrée du golfe Persique (folio 14v) : « On trouve la mer Océane, et sur la rive une cité appelée Curmos, laquelle a très bon port. Et je vous dis que les marchands y viennent de l'Inde avec leurs nefs, y apportent épiceries de toutes sortes, pierres précieuses, perles et draps de soie et d'or et d'autres différentes couleurs, dents d'éléphants et autres marchandises. Et en cette cité les vendent aux autres hommes, qui ensuite les apportent dans le monde entier, les vendant aux autres gens. »

Cette ville a aujourd'hui disparu et l'île est revenue au désert.

Les Polo passent ensuite par Nichapour, traversent la Perse et le Badachkan, réputé pour ses rubis (folio 18v), franchissent les hauts plateaux du Pamir (Afghanistan) et, après la traversée du désert de Gobi, arrivent enfin en Chine du nord (Catai).

Voyages de Niccolo, Matteo et Marco Polo ; carte dressée par Gabriel Marcel (1843-1909), BNF, Paris

Les trois voyageurs sont reçus avec les honneurs par Kubilai Khan, dans la ville frontière de Ganzhou, à l'ouest de la Grande Muraille. Marco Polo a alors 20 ans, un don pour les langues et un abord des plus agréables. Il séjourne ensuite dans la capitale de l'empire, Khanbalik (ou Cambaluc), plus connue aujourd'hui sous le nom de Pékin (ou Beijing). Marco évoque la ville dans Le Devisement du monde « Sachez très véritablement que dans la maîtresse ville du Catai [Chine du nord], qui est appelée Cambaluc, le Grand Khan demeure trois mois de l'année, décembre, janvier et février. En cette ville, il a, près de la partie nouvelle, du côté du midi, son grand palais. » Il décrit là-dessus le palais qui sera remplacé par la Cité interdite sous la dynastie suivante (folio 37), avec son plan carré et ses huit enceintes  : « Les murs des salles des chambres sont tout couverts à l'intérieur d'argent et d'or et sont représentés en ciselure très fine des lions [tigres] et des dragons, des bêtes et des oiseaux... »

Tandis que son père et son oncle font du commerce et s'enrichissent tant et plus, Marco devient un familier de l'empereur dont il parle la langue, le mongol, en plus du mandarin et du persan, la langue du commerce en Asie au XIIIe siècle.

En homme averti, il décrit le système monétaire en vigueur dans l'empire mongol et souligne l'usage du papier-monnaie, une innovation que l'Occident ne découvrira qu'un demi-millénaire plus tard. Ce papier est fabriqué à partir du mûrier. « Ils prennent la peau mince qui est entre l'épaisse écorce extérieure et le bois, et qui est blanche ; de cette peau mince, il [Kubilaï] leur fait faire des feuilles semblables à celles du papier-coton, et elles sont toutes noires, » raconte Marco (folio 45). « Toutes ces feuilles reçoivent le sceau du Grand Sire, faute de quoi elles ne vaudraient rien. Elles sont fabriquées avec autant de garanties et de formalités que si c'était or pur ou argent. »

En tant que fidèle du khan, Marco accomplit pour lui diverses missions, ce qui l'amène à se déplacer avec les insignes du palais central, un laissez-passer délivré par l’empereur gravé sur une plaque en or et une escorte militaire. Il va ainsi explorer l'empire dans tous ses recoins. Cela lui donne l'occasion d'apprécier l'efficacité de la messagerie impériale, avec ses relais de poste bien pourvus en chevaux  (folio 42v) et la qualité du réseau routier (folio 47v) :  « Or sachez très véritablement que le Grand Sire a fait une autre chose utile et belle ; par toutes les principales routes qui traversent la province du Catai [Chine du nord] et les voisines, et par lesquelles passent les messagers, marchands et autres gens, il a fait planter des arbres des deux côtés, à deux ou trois pas l'un de l'autre, et qui sont d'une espèce qui devient grande et forte. »

Marco Polo obtient aussi pendant trois ans le gouvernement d'une ville qui lui rappelle Venise. Il s'agit de Qinsay, l'actuelle Hangzhou, capitale du Zhejiang, en Chine méridionale. Il en apprécie tout particulièrement les courtisanes comme il le rapporte dans Le Devisement du monde : « Les étrangers qui se sont divertis une fois en leur compagnie en restent comme hors d’eux-mêmes, conquis par leur douceur et leurs enchantements au point de ne jamais pouvoir les oublier, raconte-t-il. Si bien qu’une fois rentrés chez eux, ils disent qu’ils sont allés à Qinsay, la “Cité du ciel”, et ne pensent qu’à une chose : y retourner. »

Marco Polo effectue par ailleurs maints voyages au Yun-nan, aux confins du Tibet en Cochinchine ou encore en Birmanie, qui lui permettent d'apprécier les richesses de l'Extrême-Orient et l'art de gouverner des Mongols. Ses souvenirs font état d'un monde merveilleux où abondent les pierreries, les épices et les soieries mais aussi les belles dames, les palais rutilants et les bêtes monstrueuses. À propos du Tibet (folio 52v), il rapporte une coutume singulière qui voudrait que les mères et les pères proposent leurs filles aux étrangers de passage : « Et quand les hommes ont fait leurs quatre volontés avec elles et qu'ils veulent reprendre leur chemin, il est coutumier qu'ils donnent quelque petite chose, un bijou, un anneau, une médaille quelconque, aux filles avec lesquelles ils ont eu jeu ; car ainsi, quand elles viendront à se marier, elles pourront présenter la preuve qu'elles ont été aimées et qu'elles ont eu des amants. » L'aimable Marco ne nous dit pas s'il a personnellement éprouvé cette coutume...

Récolte du poivre au Kerala, aujourd'huiIl raconte avec moult détails la récolte des épices et notamment du poivre dans le royaume de Coilum (Quilon), au Kerala (Inde), sur la mer d'Oman (folio 84) : « Or sachez qu'il y pousse le brésil coilomin, qui est très bon, et le gingembre coilomin ; le poivre aussi vient en grande abondance dans toute la campagne ; il se cueille aux mois de mai, juin et juillet. »

Marco Polo dévoile des informations sur des contrées inconnues des Européens de son temps, comme Cipango, d'où dérive le mot... Japon. Il découvre aussi les pâtes de blé dur qui seront adoptées avec ferveur par ses compatriotes. Il leur révèle également l'extrême beauté de la porcelaine (dico), qu'il baptise ainsi par analogie avec un coquillage aussi blanc et brillant qu'elle, la porcellana.

En 1291, au bout de douze ans, les Polo, craignant une disgrâce si l'empereur venait à mourir, lui demandent la permission de rentrer. L'empereur les y autorise quoiqu'avec réticence. Ils le quittent avec quantité de cadeaux et s'embarquent à Tchouan-Tchéou (Canton), pour Ormuz. Ils emmènent avec eux une princesse mongole destinée à épouser un roitelet perse, Arghoun. En chemin, ils apprennent le décès du Grand Khan Kubilai, celui que Marco Polo appelle dans son récit le Grand Sire.

Après une absence de 24 ans, ils retrouvent enfin Venise en 1295, riches et couverts d'objets précieux dont l'inventaire après la mort de Marco Polo attestera l'existence.

Marco Polo et les Grandes Découvertes

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Les Grandes Découvertes
Cette carte montre les voyages de Marco Polo et de ses lointains héritiers, les grands navigateurs de la Renaissance.
La plupart d'entre eux, Christophe Colomb le premier, connaissaient les exploits du marchand vénitien et rêvaient de les égaler...

Un emprisonnement bénéfique

Redevenu Vénitien, Marco Polo arme à ses frais une galère et participe le 8 septembre 1298 à la bataille navale de la baie de Curzola, qui voit la défaite du doge Dandolo face aux Génois.

Marco Polo est conduit à Gênes avec 7 000 prisonniers et enfermé dans la prison de la Malpaga (ainsi nommée parce qu'elle était auparavant réservée aux mauvais payeurs !).

Il dicte alors ses souvenirs à son compagnon de cellule qui a été, lui, capturé à La Meloria. Ce Rustichello de Pise en perçoit de suite l'intérêt littéraire et médiatique en sa qualité d'auteur de romans de chevalerie.

Sous le titre Le Devisement du monde, l'ouvrage est publié en français (la langue la plus accessible aux élites européennes de l'époque, à défaut du latin). Mêlant le merveilleux et l'inhabituel (comme ci-dessous l'exploitation des rubis balais et des lapis lazuli en Afghanistan), ce manuscrit sera copié en de nombreux exemplaires et traduit en toscan, vénitien et latin. Aussi appelé dans ses différentes variantes Le Livre du Grand Khan et des merveilles qui sont de par le monde ou plus simplement Le Livre des merveilles, il va faire rêver les Européens du Moyen Âge.

Le roi Charles V, très cultivé, en possède cinq dans sa bibliothèque. Son frère le duc de Berry en possédait lui-même trois dont un exemplaire célèbre entre tous qui lui avait été offert par son neveu le duc de Bourgogne Jean sans Peur en 1413 et d'où sont issues les miniatures de cet article. Ce manuscrit avait été réalisé pour le duc dans l'atelier du Maître de Boucicaut en 1410-1412 (le folio 42v ayant été réalisé un demi-siècle plus tard par l'enlumineur Évrard d'Espingues). Le manuscrit est aujourd'hui à la Bibliothèque Nationale.

Son ouvrage vaut aussi à Marco Polo le surnom de « Messer Millione » en raison de ses exagérations. Mais le voyageur n'en a cure. Libéré en 1299 par les Génois, il épouse Donada Badoer dont il aura trois filles et finit sa vie à Venise, dans une somptueuse résidence, la Casa Polo, à l'emplacement de l'actuel théâtre Malibran. Il repose depuis lors dans l'église San Lorenzo.

Marco Polo a-t-il menti ?

À la suite de quelques autres, un auteur anglo-saxon, Frances Wood, a réuni les motifs de douter du voyage de Marco Polo dans un ouvrage publié en 1995 sous le titre : Did Marco Polo go to China ? (Marco Polo est-il allé en Chine ?, Secker & Warburg, London, 1995). Il note qu'il ne reste aucune archive, ni à Venise, ni en Chine, attestant du voyage. Il note également de nombreuses omissions dans le texte de Rustichello de Pise. Ainsi n'y est-il fait nulle part référence à l'écriture chinoise, aux pieds bandés des femmes, à la Grande Muraille...
Mais il est vraisemblable que Rustichello de Pise a arrangé les souvenirs de Marco Polo avec la complicité de ce dernier. Il est aussi compréhensible qu'il ait négligé certains traits de la Chine aujourd'hui devenus des lieux communs. Enfin, avant de rejeter le récit de « Messer Millione », il faut considérer les multiples observations qui attestent de la véracité du voyage (par exemple les références à la monnaie papier, aux pates, à l'archipel nippon et à ses tentatives d'invasion par Kubilaï, attestées par l'Histoire, etc).

Il faudra attendre plus d'un siècle avant que d'autres voyageurs ne se lancent sur les traces des Vénitiens. Mais ces nouveaux aventuriers, comme Vasco de Gama et Christophe Colomb, préféreront la voie maritime à la voie terrestre.

C'est qu'entre-temps, l'irruption des Turcs et la chute de l'empire byzantin auront rendu très difficile aux chrétiens de suivre l'antique « route de la Soie », de Constantinople à Pékin via l'actuel Turkestan.

Bibliographie

Cet article et ses illustrations sont inspirés par l'excellent ouvrage de Marie-Thérèse Gousset, Le Livre des Merveilles du Monde, Marco Polo (Bibliothèque de l'Image, 2002).

Publié ou mis à jour le : 2024-04-29 16:17:14

Voir les 5 commentaires sur cet article

JRB (15-01-2024 13:32:38)

Excellent article qui se doit d’être complété par l’exposition (conseillée par la lectrice qui précède ma réponse) sur Gengis Khan au sein du Château d’Anne de Bretagne. Compter 2 heures... Lire la suite

Hélène Porcher (07-01-2024 09:19:50)

Je suis allée voir une remarquable exposition au château de Nantes "Gengis Khan - Comment les mongols ont changé le monde". Ce fut pour moi une découverte que celle de cette civilisation mongole a... Lire la suite

Bartolucci Lidia (05-08-2015 06:43:26)

Concernant le séjour de Marco Polo en Chine, il n’y a aucune archive à Beijing attestant du voyage, et pourtant tout était consigné à la cour de l’Empereur (dixit mon professeur d’histoire... Lire la suite

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