LES RACINES DU MOUVEMENT PATRIOTES
LE CONTEXTE DE SON DÉVELOPPEMENT
BOULEVERSEMENT DU MONDE OCCIDENTAL – BASCULEMENT DANS UNE NOUVELLE ÈRE
La pensée Canadienne – Patriote s’est développée sur une période de 75 ans en particulier de 1763 (Traité de Paris) à 1837-1838.
La Révolte des Patriotes de 1737-1738 n’est pas un mouvement spontané né instantanément en 1837 et parti de nulle part. Ce n’est pas non plus une révolte dont l’origine serait à chercher dans une lutte menée par les francophones contre les anglophones, une confrontation entre deux cultures, un clivage abyssal entre deux communautés linguistiques.
Cette Révolte violente trouve son origine dans plusieurs bouleversements sociaux, technologiques et scientifiques, philosophiques et politiques qui ont transformé radicalement l’Europe occidentale à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle et ont essaimé jusqu’en Australie et en Amérique du Nord. Pour appréhender les tenants de ces développements au Bas-Canada, il faut aussi prendre en considération le développement des évènements qui marquent l’Europe et en particulier la France ainsi que les grands évènements géopolitiques. Enfin, pour bien comprendre le mouvement Patriote, il faut aussi connaître l’histoire du développement de la démocratie anglaise.
LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE A SES DÉBUTS
C’est le tout début de l’ère industrielle qui va transformer l’économie et donc les rapports sociaux. Même à son début et même si son apogée ne débute que dans la moitié du XIXe siècle et bien sûr au XXe siècle, le phénomène de l’industrialisation commence à modifier les équilibres sociaux, économiques et politiques dès le premier quart des années 1800. La maîtrise de l’énergie et la capacité à la transformer en force motrice vont en particulier transformer le système de déplacement (bateau à vapeur, chemin de fer…). La capacité d’influencer les pouvoirs va passer des propriétaires agraires aux industriels et aux grands commerçants. L’occupation du territoire évolue. La répartition géographique de l’habitat va tendre vers une plus grande concentration de la population dans les villes et les campagnes vont représenter une plus faible proportion de la population.
En 1809, le premier bateau à vapeur circule entre Québec et Montréal. Dès 1817, des navires à vapeur sillonnent les Grands lacs transportant des passagers. Début 1820 voit les premières liaisons transatlantiques être effectuées par des bateaux à vapeur.
L’ANGLETERRE, UNE DES PLUS ANCIENNES DÉMOCRATIES AU MONDE[1]
En 1215, le Roi Jean Sans Terre plie devant les barons et notables anglais et signe un texte de 63 articles qui sera connu sous le nom de « La Grande Charte ». Ce texte limite les pouvoirs du roi particulièrement au sujet de la levée des taxes et institue ce qui va devenir l’Habeas Corpus. C’est un premier dispositif qui limite les pouvoirs arbitraires de la royauté en instituant un pouvoir de contrôle important remis entre les mains du Grand Conseil du Roi composé de barons et d’ecclésiastiques. C’est un premier pas important vers l’instauration d’une monarchie parlementaire. Ce Grand Conseil va devenir une assemblée délibérative. Au fur et à mesure du temps et en fonction des événements, des représentants du peuple seront appelés à se joindre aux délibérations et cette institution devient vers 1295 un « Parlement » puis est désignée comme étant la « Chambre des Communes ». Au XIVe siècle ce Parlement se divise de fait en deux Chambres : celle des Lords et celle des Communes.
Après la prise du pouvoir en 1649 par Olivier Cromwell et sa brève République, la royauté est restaurée En 1679, l’Habeas Corpus est instauré par le Parlement. Ce texte qui protège quiconque contre les arrestations arbitraires, un des éléments fondamentaux d’une démocratie.
Le 13 février 1689, Mary Stuart et son mari Guillaume d’Orange, les souverains d’Angleterre promulguent le « Bill of Rights », un texte qui limite très sévèrement le pouvoir du roi au profit du Parlement.
C’est la dernière touche à la mise en place d’une monarchie parlementaire qui encore aujourd’hui gouverne l’Angleterre.
Les philosophes John Locke (1623-1704) en Angleterre (« Traité de Gouvernement ») et Charles-Louis de Montesquieu (1689-1755) en France (« L’esprit des lois ») élaboreront des théories philosophique et politique sur le thème de la démocratie qui auront beaucoup d’influence.
L’aboutissement de cette longue marche vers la démocratie est connu au Bas-Canada ; et les Patriotes ne rejetteront pas la souveraineté anglaise, ils demanderont que la Démocratie soit instituée au Bas-Canada à l’image du système politique prévalant en Angleterre.
LE SYSTÈME COLONIAL ANGLAIS :
Le système colonial appliqué par la Grande-Bretagne repose généralement sur les institutions du pays colonisé, sa culture, son mode de vie, ses religions. À l’opposé, le système colonial français est caractérisé en général par le remplacement des institutions locales par des institutions de type français, l’imposition de la culture française par un enseignement scolaire diffusé jusque dans les villages, et par un arsenal législatif inspiré par les législations en vigueur en France.
Le cas de la colonisation du Canada par l’Angleterre est différent aux autres prises de contrôle d’un territoire ailleurs dans le monde par cet État colonialiste. De fait, l’Angleterre, en prenant le contrôle de la Nouvelle-France se substituait à une autre puissance coloniale qui avait depuis déjà près d’une centaine d’années asservie et repoussé les populations locales autochtones et implanté son organisation administrative, ses lois, son Église, sa culture, ses coutumes… Il ne s’agissait donc pas pour l’Angleterre de soumettre seulement la tête du pouvoir local pour faire du commerce et exploiter les richesses naturelles comme par exemple aux Indes. Il lui fallait asservir une population originaire d’un pays « ennemi » : la France, et donc prendre le contrôle de toute l’organisation politique et sociale locale.
Cette relation particulière entre l’Angleterre et sa colonie du Bas-Canada plaçait d’une certaine manière les citoyens du Bas Canada à un niveau d’égalité avec tous les autres sujets du Royaume d’Angleterre. Ainsi, accordant la possibilité d’instituer une Chambre d’assemblée devenue un Parlement au Bas Canada, la relation entre Londres et Québec permettait aux populations issues de la Nouvelle-France d’exiger de Londres les mêmes privilèges que ceux accordés à tous les sujets de Sa Majesté en Angleterre. Ceci est l’argument sur lequel se fondent les réclamations des Patriotes.
L’ÈRE DES LUMIÈRES, LA RÉVOLUTION FRANÇAISE, LES GUERRES NAPOLÉONIENNES
À travers le monde et l’Amérique du Nord, la Révolution française et le bouillonnement des idées de ce « Siècle des Lumières » créent de profonds changements dans l’aspiration politique des populations et dans la pensée des élites.
L’Angleterre assiste à la Révolution française de 1789, au renversement du régime monarchique de Droit Divin et à toute l’instabilité sociale qui s’ensuit. La « Terreur » (septembre 1793 à juillet 1794) qui succède à la Révolution de 89 a certainement un impact sur les esprits à Londres par conséquent le pouvoir anglais civil et militaire au Bas-Canada. Ce n’est que 25 à 30 ans plus tôt (10 février 163) que l’Angleterre détient le pouvoir sur la Nouvelle-France qu’elle désignera comme le Canada.
Les guerres napoléoniennes qui opposent la France à l’Angleterre, plus particulièrement les guerres Napoléonienne :
- La déclaration de guerre par l’Angleterre en 1803 et la 3e Coalition de 1805,
- Le Blocus continental décrété le 21 novembre 1806 (Décret de Berlin) par Napoléon contre l’Angleterre.
- la 6e Coalition 1813-1814 et le Premier Traité de Paris du 30 mai 1814,
- la 7e Coalition de 1815 et le Deuxième Traité de Paris du 20 novembre 1815,
sont autant de marques événementielles qui incitent l’Angleterre à se méfier des mouvements sociaux et politiques au Bas-Canada, alimentant à Londres comme au sein des dirigeants civils et militaires anglais en postes au Bas-Canada la peur d’actions inspirées par une éventuelle loyauté de la population du Bas-Canada issus de la population de la Nouvelle-France vis-à-vis de leur ancienne patrie française.
L’instabilité politique et la succession de système politique en France (monarchie, Empire, république) suivant l’Empire Napoléonien ont certainement ajouté beaucoup de méfiance à Londres vis-à-vis de la population du Bas-Canada issu de la Nouvelle-France.
LA GUERRE D’INDÉPENDANCE AMÉRICAINE ET SA TENTATIVE DE PRENDRE LE CONTRÔLE DU CANADA
Par sa victoire sur la France à l’issue de la Guerre de Sept Ans (1756-1763) l’Angleterre s’enrichit en mettant la main sur la Nouvelle-France qui devient sa colonie. Mais cette guerre épuise les belligérants, Anglais comme Français dont les coffres de l’État sont dangereusement vides. Aussi, l’Angleterre, lourdement endettée, décide de lever des taxes sur les habitants des Treize Colonies d’Amérique. Mais la population de ces colonies n’accepte pas d’être imposée financièrement et proclame « No taxation without représentantion ».
Le 17 avril 1775, un détachement de l’armée anglaise tombe dans une embuscade à Lexington (Massachussets), 200 soldats anglais sont tués. Ce fait d’armes par les ‘Insurgents » (ou « Patriots ») marque le début de la Guerre d’Indépendance menée par Georges Washington. Cette guerre prend fin le 19 octobre 1781 à la bataille de Yorktown.
Les négociations de paix entre l’Angleterre et les Américains se tiennent à Versailles (et en parallèle à Londres avec Benjamin Franklin à la tête des négociateurs) et se concluent le 3 septembre 1783 par la reconnaissance de l’indépendance des treize colonies qui acquièrent la totale souveraineté sur leur territoire et l’indépendance de l’Angleterre. Le 17 septembre 1787 la Convention de cette nouvelle Confédération vote la « Constitution » et le 15 décembre 1791 elle vote le « Bill of Rights » (Déclaration des Droits).
Les Français (La Fayette) et la France ont soutenu ouvertement l’armée de Gorges Washington et ont fortement contribué à la victoire américaine. L’Angleterre ne peut que le constater.
Les guerres qui se déroulent en Europe au début des années 1800 contrarient le commerce américain (Blé…). En 1810, Napoléon garantit aux Américains que la flotte impériale respectera la neutralité des États-Unis et laissera le libre passage aux navires américains sur les océans. Ce n’est pas le cas des Anglais. Or le 18 juin 1812, le Congrès des États-Unis vote une déclaration de guerre contre l’Angleterre. Cette « Seconde guerre d’indépendance » (1812-1814). Le Canada à ce moment n’est plus une colonie française depuis une cinquantaine d’années, mais une colonie anglaise. Pour affaiblir l’Angleterre et sa flotte militaire, les États-Unis attaquent l’armée anglaise au Canada dans une volonté d’annexer le territoire canadien aux États-Unis. Cette partie de la guerre sur le territoire canadien échoue rapidement.
L’HÉRITAGE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET DES ANTAGONISMES FRANCE – ANGLETERRE – ÉTATS-UNIS
Au tournant du XVIIIe siècle et au début des années 1800, l’esprit des gouvernants anglais à Londres et de leur administration civile et militaire en place au Bas-Canada est sans aucun doute marqué par ces évènements : la Révolution française et la Terreur, la philosophie développée essentiellement par l’élite intellectuelle française, les guerres napoléoniennes, le soutien de la France à la Guerre d’Indépendance américaine….
Or, sa colonie du Bas-Canada est peuplée en majorité de francophones descendants de Français ou de nouveaux immigrants français. L’Angleterre et son administration déléguée pour gouverner sa colonie canadienne ne peuvent que s’inquiéter de tous mouvements sociaux et de récriminations exprimées localement outre-mer.
Au cours de cette même période, l’Angleterre va devoir affronter les demandes de la population d’Irlande et l’insurrection déclenchée par les « Irlandais-Unis » (« La Grande Rébellion » mai-juin 1798).
Sur place, au Haut-Canada comme au Bas-Canada, les commerçants anglais (commerce du bois…) sont favorisés en particulier grâce au blocus napoléonien qui force l’Angleterre à s’approvisionner outre-atlantique et fait perdre des débouchés aux commerçants qui faisaient affaire avec le France et ses alliées. L’Angleterre va aussi accorder en plus aux compagnies d’Angleterre des privilèges au Canada (octroi de terres…).
Cette période est aussi celle qui voit la naissance de la « Révolution Industrielle » et de la mécanisation des travaux rendue possible grâce à la maîtrise de la force motrice mue par la vapeur. L’introduction de la machine dans l’agriculture, la production de tissus et autres biens va bouleverser la répartition de l’accumulation des richesses, l’influence des propriétaires terriens et des commerçants étant concurrencée par celle des industriels et par l’apparition d’une bourgeoisie intellectuelle.
C’est au milieu de cette tourmente qui assaille l’Angleterre de tous bords que Londres doit réaliser une gestion à distance de sa colonie du Canada. Elle le fait par l’intermédiaire de Gouverneurs successifs et d’officiers militaires supérieurs délégués outre-atlantique.
Souvent Londres appliquera une politique modérée vis-à-vis de la communauté canadienne française et des revendications de ses élites politiques. Mais généralement sans succès pour tout un tas de raison (politique de Londres et du Gouverneur contrariée par le lobby de la « Clique du Château », par les administrateurs civils ou militaires, par l’évolution de la situation économique ou sanitaire, par les ambitions politiques de certains membres du Parti Canadien…).
Le Mouvement Canadien, mouvement qui deviendra le « Parti Patriote », mené par Bédard puis Papineau ont des visées politiques qui soutiennent leurs demandes à Londres. Mais les aspirations démocratiques du peuple canadien qu’ils représentent, sont pendant deux ou trois décennies bien loin de correspondre à la cause indépendantiste contemporaine même si les contemporains adeptes des mouvements indépendantistes peuvent légitimement y trouver inspiration :
- Il ne s’agit pas au départ (et pendant longtemps) d’une demande de scission ou d’indépendance mais de l’instauration d’un vrai système parlementaire démocratiquement élu par la population et devant lequel soient responsables : le Gouvernement (Conseil exécutif du Bas‐Canada) et le Gouverneur.
- Par ailleurs, ce mouvement veut dénoncer à Londres et la mauvaise gestion, et les abus… dont sont coupables les fonctionnaires et bureaucrates et les graves inégalités sociales.
Bien sûr, du côté des élites, bourgeois et fonctionnaires visés, il y a une majorité d’anglophones et du côté du mouvement mené par Bédard, Papineau, Viger… il y a une majorité de francophones, mais la ligne de partage entre ces mouvements politiques et sociaux n’est pas linguistique ; c’est plus :
- conservateurs protégeant leurs privilèges et institutions traditionnelles,
- contre libéraux et démocrates‐sociaux adeptes des idées que l’on qualifierait aujourd’hui de socialistes (modérées).
• Enfin, et c’est notable, même si les Patriotes ont participé en particulier à la défense de Montréal contre les Américains pendant la « Seconde guerre d’Indépendance », ils ont tenté de faire alliance avec les Insurgents et les mouvements libéraux américains pour défendre leur cause après la défaite d’Odelltown, alliance que les indépendantistes d’aujourd’hui probablement renieraient.
YVES BLANC- Canada - 2023
[1] Voir en particulier : Herodote.net, le média de l’histoire – André Larané article publié le 26 fevrier 2020; 1215-1689 Brève Histoire de la démocratie anglaise
https://www.herodote.net/Breve_Histoire_de_la_democratie_anglaise-synthese-237.php